Chapitre 9
L'église était magnifique. Sa haute façade décorée de vitraux, les voutes de pierre complexes ornant ses murs, ses larges fenêtres inondant l'habitacle de lumière... tout cela était somptueux. Pourtant, malgré la beauté du bâtiment, le nœud de mon estomac ne parvenait à se dénouer.
Les soldats qui m'accompagnaient me poussèrent et j'avançai sans protester. Je pénétrai sous l'arche en pierres voûtées et l'un des deux gardes ouvrit la lourde porte en bois. L'intérieur de la bâtisse, déjà d'une taille conséquente à l'origine, paraissait immense grâce au flot de lumière qui s'engouffrait par les vitraux et le haut plafond décoré de fresques.
Au fond de la pièce, devant une imposante statue, étaient alignés quelques bancs bien remplis. Toutes les têtes se tournèrent vers nous au bruit de notre arrivée. Je me crispai.
Un vieil homme, encadré de deux soldats, se tenait droit et fier devant la statue. Certainement le prêtre. Une nouvelle fois, les soldats m'incitèrent à avancer et j'obéis à contre cœur. Je rejoignis le religieux en essayant d'oublier ces regards posés sur moi. J'avais l'impression de m'être transformée en bête de foire. Et la corde rêche qui m'irritait les poignets me confortait dans cette impression de n'être plus qu'un vulgaire animal.
Je ne comprenais pas pourquoi ils m'avaient attachée. Je leur avais bien fait comprendre que je ne résisterai pas, et pourtant, les gardes avaient jugé cela nécessaire. On aurait dit qu'ils s'attendaient à ce que je leur saute à la gorge à tout instant. Pourtant, ce n'était pas comme si j'avais commis un meurtre. Et puis, qu'est-ce qu'une adolescente de quinze ans pourrait faire à deux hommes du double de son âge, en armures qui plus est ?
Je déglutis et me concentrai sur la statue devant moi pour oublier toute cette attention qui m'était portée. Elle représentait une femme, les traits figés dans le marbre. Nous surplombant de toute sa hauteur, la tête légèrement inclinée vers le bas, elle tenait dans le creux de ses mains une sphère sans défauts qu'elle contemplait avec bienveillance. Mais même avec ce regard doux dont le sculpteur l'avait pourvu, elle dégageait une aura intimidante qui nous affirmait qu'elle nous était bien supérieure.
Et cela ne fit qu'attiser mon inconfort.
Lorsque nous arrivâmes à la hauteur du prêtre, les soldats s'arrêtèrent brusquement. Le garde lâcha la corde qui nous reliait et son collègue et lui passèrent devant moi pour s'incliner brièvement devant le religieux. Après cette courte révérence, ils prirent place sur les bancs, me laissant seule face à l'homme qui me fit signe d'approcher.
« Quel est ton nom, mon enfant ? » demanda le religieux d'une voix forte.
Je grimaçai. Sa façon de parler me rappeler désagréablement celle du loup du Petit Chaperon Rouge.
« Aria Anderson.
-Sais-tu ce qui t'a conduite ici ? »
Je hochai silencieusement la tête.
« Dans ce cas, quel est ton crime ? »
Je pinçai les lèvres. Je l'ignorai, voilà ce que j'aurais aimé répondre. A part avoir eu une malchance hors du commun, je n'avais rien fait de mal. Mais, sachant d'ores et déjà que cette réponse ne leur conviendrait pas, je me contentai de souffler :
« Je suis entrée dans Draecaror »
Une série de hoquet offusqués s'éleva dans mon dos, tellement exagérés qu'ils en étaient risibles.
« Regrette-tu ta faute ? » s'enquit le prêtre, indifférent aux réactions des spectateurs.
Je trouvais ça absurde. Ce soi-disant procès... j'avais l'impression que ce n'était qu'une mauvaise farce que l'on me jouait. C'était tellement ridicule que sans tous ces regards graves rivés sur mon dos, j'aurais été incapable de prendre cette mise en scène au sérieux. Je n'avais qu'une envie : m'enfuir loin d'ici et oublier toute cette histoire. Pour la première fois, je souhaitais être dans un énième cauchemar et me réveiller sous peu dans mon lit. Je voulais oublier toute cette histoire, faire comme si elle n'avait jamais existé.
« Oui » répondis-je malgré tout, les poings serrés à m'enfoncer les ongles dans la peau.
Le religieux hocha solennellement la tête et s'approcha de moi, l'aube dont il était vêtu trainant sur le sol carrelé. Une fois à ma hauteur, il abattit ses larges paumes fripées sur mes épaules. À son contact, je me crispai mais fus trop surprise pour esquisser le moindre geste de recul.
« La Déesse t'a bien entendue, mon enfant, tonna-t-il en ancrant son regard bleu placide dans le mien. Je vais, de ce pas, prendre connaissance de sa réponse. »
Lentement, il ferma les yeux et son souffle se fit de plus en plus lent et régulier. Interdite, je le dévisageai et voulus reculer, mais le prêtre me retint, ses mains clouées à mes épaules. Mon estomac se noua.
Qu'était-il en train de faire ?
***
Il ne fallut que quelques secondes au Père Rysath pour arriver dans cet espace sombre qui lui était à présent familier. Au creux de sa main, il fit apparaître une boule de lumière qui irradia de sa faible lueur son visage sillonné de rides. Presque aussitôt, il entreprit d'explorer ce lieu obscur.
Il était entré plus facilement que d'habitude dans ce que la plupart des gens appelaient « transe ». Mais « transe » n'était pas le mot que le prêtre aurait employé pour décrire son état actuel. En réalité, il ne cherchait pas à communiquer avec la Déesse, comme le croyaient la plupart des personnes présentes dans l'église. Non, il se contentait de sonder la jeune fille pour estimer si elle était apte à se faire pardonner. Inutile de déranger une divinité pour un choix qu'il pouvait lui-même accomplir.
Le Père Rysath avançait donc à la recherche de « lueurs ». Il n'entendait pas par-là une source de lumière mais plutôt les points essentiels qui constituaient la personnalité de la jeune fille jugée. Ces dernières étaient généralement auréolées d'une lumière bleutée, d'où leur surnom. Comme avec la totalité des pêcheurs qu'il avait rencontrés, le prêtre jugerait, en se fiant à la nature de ces lueurs, si l'essence de la jeune fille était bonne ou mauvaise et déterminerait sa culpabilité ou son innocence en fonction de cette dernière.
Alors qu'il progressait dans l'obscurité, il aperçut le premier scintillement bleuté à une dizaine de mètres de là. Tranquillement, le prêtre le rejoignit et l'effleura du bout des doigts. La discrétion. Ce n'était rien de bien néfaste, cela signifiait juste que la jeune fille n'aimait pas se faire remarquer. Néanmoins, pas besoin de la sonder pour deviner ce trait de personnalité : il lui avait suffi de la voir rentrer sa tête dans ses épaules lorsqu'elle avait senti les regards se braquer sur elle. Le Père Rysath s'enfonça un peu plus loin, espérant trouver une lueur plus consistante. La seconde fut un peu plus intéressante : l'observation. Mais cela ne l'aidant toujours pas à définir la nature de la jeune fille, le religieux décida d'aller chercher un peu plus loin.
Alors qu'il s'apprêtait à effleurer une troisième lueur, une soudaine lumière l'éblouit. Surpris, le vieil homme se tourna vers cette dernière, une main en visière devant les yeux.
D'ordinaire, l'intensité d'une lueur dépendait de son importance. Plus elle était ancrée profondément dans le caractère d'une personne, plus elle était lumineuse. Il en avait vu des dizaines et des dizaines, chacune éclairant plus que les autres mais jamais il n'en avait observé d'aussi forte. Intrigué, le Père Rysath se dirigea vers l'étrange lumière, délaissant la lueur (qui brillait bien faiblement en comparaison) qu'il s'apprêtait à sonder.
Plus il s'approchait, plus elle l'éblouissait. L'obscurité qui l'accompagnait jusqu'à présent avait été totalement chassée, ne laissant derrière elle que cette clarté éclatante. La lueur brillait si fort qu'il ne parvenait pas à distinguer sa forme dans ce puit de lumière. Bien vite, le religieux fit disparaître la boule lumineuse au creux de sa main, devenue inutile, pour tendre cette dernière devant lui. S'il ne parvenait pas à la distinguer, il la trouverait à tâtons. Les yeux presque clos, le vieil homme avança palpant l'air de ses vieux doigts.
Soudain, il frôla quelque chose. Le Père Rysath comprit immédiatement de quoi il s'agissait et fit un brusque pas en avant pour enfoncer l'entièreté de sa main dans la lueur. Mais contrairement à d'habitude, au lieu de lui révéler la nature du trait de caractère qu'elle dissimulait, la boule se résorba, emportant toute sa clarté avec elle. Stupéfait, le prêtre observa, interdit, la source lumineuse briller faiblement dans l'obscurité qui avait repris son droit.
Au lieu de l'habituelle sphère qui aurait dû se dessiner devant lui, il y avait un feu. Un petit feu qui semblait flotter dans la pénombre qui l'entourait, léchant la noirceur de ses flammes tremblantes. Hésitant, le Père Rysath fit un pas en avant. L'inquiétude naquit au creux de son ventre, mais le vieil homme la chassa rapidement. Il se trouvait dans un espace immatériel, régit par la force de la pensée. Ce n'était pas son vrai corps qui se trouvait là, mais une sorte de représentation spirituelle qu'en avait fait son esprit. Il ne craignait absolument rien.
D'un pas un peu plus assuré, il franchit la courte distance qui le séparait du feu. Tout en le caressant du bout des doigts, il se demanda bien ce qu'il pouvait lui cacher. C'est alors que la nature de la lueur se révéla à lui, aussi brutale que la foudre venant frapper la terre de toute sa puissance. Immédiatement, le prêtre voulut retirer sa main, une soudaine crainte lui compressant la poitrine. Mais les flammes ne lui en laissèrent pas l'occasion. Sauvagement, elles refermèrent leur emprise sur son poignet, emprisonnant ses doigts en leur sein, et remontèrent avidement le long de son bras.
La douleur fut vive et intense. Le vieil homme voulut hurler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il voulut bouger, mais ses jambes restèrent paralysée par la terreur et la souffrance. Il voulut rompre le contact, mais ses mains refusèrent de quitter les épaules de la jeune fille. Il fut condamné à assister impuissant à l'appétit des flammes qui se régalaient de son bras. Condamné à voir ce dernier se réduire en cendre.
Mais alors qu'il pensait avoir atteint le paroxysme de sa souffrance, la lueur lui prouva le contraire. Deux braises s'échappèrent des flammes et vinrent se loger dans ses yeux. Le prêtre bascula brutalement la tête en arrière, la bouche grande ouverte mais toujours incapable de produire le moindre cri. Avec horreur, il sentit le feu remplacer ses pupilles et les flammes consumer ses globes oculaires pour ne laisser que des cendres brulantes derrière elles. Rien ne pouvait arrêter ce braisier, pas même les larmes de douleur et de terreur qui coulaient en abondance le long de ses joues.
Et alors que ces jambes cédèrent sous son poids, ce hurlement, emplit de crainte, d'horreur et de souffrance, parvint enfin à s'échapper de ses lèvres pour résonner encore et encore dans cette espace sombre et infini qui semblait être indifférent à sa douleur.
***
Cela faisait cinq bonnes minutes que le prêtre restait là sans bouger, son visage ridé beaucoup trop proche du mien à mon goût. Je n'aimais pas cette proximité. J'aurais voulu m'écarter, mais les mains de l'homme restaient inlassablement vissées à mes épaules et j'avais abandonné l'idée de me soustraire à sa poigne. Alors, comme la plupart des personnes présentes dans l'église, j'attendais dans un silence complet et pesant.
Soudain, le religieux bougea. Un léger tressaillement accompagné d'un froncement de sourcil tout au plus, mais cela n'empêcha pas mon cœur de battre un peu plus vite. Une certitude m'envahit : cette énorme blague allait bientôt arriver à son terme. Le souffle un peu plus court, je détaillai le visage du vieil homme, attendant qu'il ouvre enfin les yeux.
Mais il ne le fit pas. A la place, ses mains se resserrèrent sur mes épaules et ses ongles court s'enfoncèrent dans ma peau. Je poussai un grognement de surprise et dévisageai le prêtre. Que se passait-il ?
Soudain, ses yeux roulèrent furieusement sous ses paupières. Je voulus alors reculer une nouvelle fois, mais le religieux me retint encore. Une vive chaleur se dégagea de sa main droite, me brulant presque l'épaule. Je tournai la tête en geignant mais me figeai aussitôt.
La vieille main fripée du prêtre fumait.
Je contemplai avec horreur des cloques se former pour éclater aussitôt, déversant leur liquide transparent, alors que la peau du religieux noircissait à vue d'œil. Ma poitrine se gonfla d'effroi et mon cœur entama une course effrénée. Une odeur de bacon grillé s'échappa alors de l'épiderme calciné et m'arracha un haut le cœur. Je tentai désespérément d'échapper à la poigne du vieil homme, mais rien n'y faisait : sa main, où la peau noircie commençait à se craqueler, restée fermement agrippée à mon épaule.
Mon souffle se fit de plus en plus court et je lançai un regard désespéré au prêtre. C'est alors que ses paupières se mirent elles aussi à fumer dans un grésillement. Je dus plaquer ma main devant ma bouche pour m'empêcher de rendre mon dernier repas tandis que les effluves de chair carbonisée se faisaient plus intenses. Brutalement, le religieux bascula sa tête en arrière et après quelques spasmes incontrôlés, laissa échapper un hurlement qui m'horrifia tout autant que le spectacle qui se déroulait sous mes yeux.
Les soldats se jetèrent alors sur nous, essayant de rompre le contact. Ils me tirèrent sans ménagement, me donnèrent même des coups, mais cela m'importait peu : je ne voulais qu'une seule chose, m'éloigner le plus possible du prêtre. Finalement, à force d'effort, ils parvinrent à nous séparer. Presque immédiatement, le Père Rysath s'écroula en poussant des râles de douleur. Je titubai en reculant, les jambes tremblantes. Je regardai, interdite, le vieil homme se convulser à terre, bientôt entouré d'une dizaine de personnes.
« Emmenez-la, s'égosilla le prêtre, des sanglots dans la voix. Éloignez-la de moi ! Enfermez-la, tuez-la ou n'importe quoi d'autre, mais faîtes quelque chose ! »
Il parlait de moi. Et abasourdie, je saisis l'ampleur de ces paroles. C'était moi qui avais fait ça. Médusée, je croisai des dizaines de regards horrifiés. Mes deux gardiens s'approchèrent de moi, le bruit de leur pas et le brouhaha environnent se faisant lointain. Les deux hommes enserrèrent fermement mes bras de leur poigne et saisirent brusquement la corde qui me retenait. Mais c'est à peine si j'en avais conscience. Mon regard restait rivé sur le prêtre, sur sa main calcinée, sur ses yeux brulés... C'était moi qui avais fait ça.
J'avais recommencé.
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