Chapitre 6




Assise contre un tronc, les fesses dans la boue, j'eus la vague réflexion que s'abriter sous un arbre par temps d'orage n'était pas la meilleure des idées. Mais mes jambes épuisées et la pluie glaciale qui tombait sans discontinuer me dissuadèrent de bouger.
Il y avait tellement d'arbres dans cette forêt, quelles étaient les chances que la foudre s'abatte sur celui-là ?

Grelotante, je ramenai mes genoux contre ma poitrine. J'avais l'impression que je ne parviendrais jamais à sortir d'ici. J'avais beau avancer, en ligne droite, sur plusieurs kilomètres, ces immenses arbres continuaient inlassablement d'apparaître devant moi. Sur combien d'hectares s'étendaient-ils ?
J'allais rester coincée dans ce bois encore un bon bout de temps, c'était une évidence. Peut-être devrais-je même y passer la nuit.

Mais ce n'était pas ce qui m'inquiétait le plus. Cela faisait un moment que je marchais et je n'avais croisé personne. Pas un promeneur à l'horizon. Peut-être était-ce dû au mauvais temps, mais je n'avais pas non plus vu la moindre trace d'activité humaine. Aucun déchet éparpillé au sol, aucun tronc balisé, aucun chemin tracé...

Et si, après ces arbres, il n'y avait rien ? S'il n'y avait qu'un lieu désertique sans nulle âme qui vive ? Et si j'étais encore plus seule et perdue que je ne le croyais ?

Mon ventre gargouilla bruyamment. Je me relevai et époussetai mon pantalon pour y enlever les feuilles qui s'y étaient collées. Peut-être trouverai-je des baies ou autres plantes comestibles sur la route. Enfin, faudrait-il que je les reconnaisse.
Je me remis en marche, un peu plus lente qu'auparavant. Je ne parvenais pas à m'extraire de la tête l'idée que je faisais peut-être tout ça en vain.

C'est alors qu'un nouvel éclair illumina le ciel et je me crispai en attendant le coup de tonnerre qui suivrait.
Mais un autre son fit bondir mon cœur dans ma poitrine.

Un cri. Un cri roque et humain.

Mon ventre se serra, si bien que j'en oubliai le grondement assourdissant qui retentit enfin. Je me précipitai à la poursuite des bruits, tellement soulagée que leur étrangeté ne m'alarma pas un seul instant.

« Il y a quelqu'un ? » demandai-je.

Je grimaçai en entendant ma voix tremblante et faiblarde. Et puis je les vis. Un garçon d'à peu près mon âge et une jeune femme en armure. Lui tenait un couteau et elle une épée. Une épée à la pointe ensanglantée. A la vue du sang, mon cœur se figea.

Je me sentis alors stupide d'avoir foncé tête baissée.

***

Reina – ou plutôt celle que John appelait l'Autre- suspendit son geste. Elle dévisagea le visage blême et effaré de la nouvelle venue.

Quel étrange sentiment.

L'odeur que dégageait cette fille était différente de toutes celles qu'elle avait pu sentir. Son essence était similaire à la sienne, mais autre chose, quelque chose de sombre et menaçant, la recouvrait pour la dominer complètement. L'enfant n'était pas très imposante mais l'Autre savait qu'il valait mieux se fier à son instinct plutôt qu'aux apparences.
Et ce dernier lui murmurait de se méfier.

Sans plus se soucier du voleur, l'Autre se mut lentement et approcha pas à pas de son nouveau centre d'intérêt. La fille se figea en la voyant arriver et fixa la pointe de son épée. L'Autre la détailla de haut en bas.
Elle n'était pas d'ici, ses étranges vêtements en attestaient. Elle provenait certainement d'une contrée éloignée et peu connue. Elle ne semblait pas porter d'armes mais qui savait ce qu'elle pouvait dissimuler dans ce haut singulier dont elle était vêtue ?

L'Autre remarqua alors la poche cousue à l'avant du vêtement de l'étrangère. Aussitôt, elle lâcha son épée et réduisit d'un bond l'écart qui la séparait de la fille. Cette dernière n'eut pas le temps de réagir que la soldate la faisait déjà basculer en arrière.

L'adolescente poussa un cri de surprise tandis que l'Autre lui plaquait fermement les bras au sol. De sa main libre, elle fouilla la poche et en sortit un objet rectangulaire, pourvu de quelques boutons et d'une sorte de vitre noire ainsi qu'un bout de papier jauni. L'Autre délaissa ce dernier pour se concentrer sur le bibelot inconnu.

Ça ne ressemblait pas à une arme.

Prudemment, l'Autre renifla l'objet, mais contrairement à sa propriétaire, il ne dégageait aucune odeur menaçante. Elle reporta son regard sur l'étrangère qui, enfin sorti de sa torpeur, se débattait pour essayer d'échapper à sa prise.

« Qu'est-ce que vous faîtes ? s'exclama-t-elle. Lâchez-moi, vous me faîtes mal !

- Qu'est-ce que c'est ? demanda simplement l'Autre en secouant l'objet inconnu sous le nez de la jeune fille, insensible à ses jérémiades. Une nouvelle sorte d'arme ? »

L'étrangère se figea.

« Une arme ? » répéta-t-elle abasourdie.

L'Autre raffermit sa poigne et l'adolescente lâcha un petit glapissement.

« Qu'est-ce que c'est ?

- Juste mon téléphone ! s'écria l'étrangère en se débattant de plus belle. Maintenant, lâchez-moi ! »

L'Autre fronça les sourcils. Un téléphone ? Ce mot ne lui évoquait absolument rien. Alors qu'elle s'apprêtait à demander de plus amples explications, ses oreilles frémirent.

Sur le qui-vive, l'Autre observa les sous-bois, ses pupilles se rétrécissant encore d'avantage, prêtes à détecter le moindre mouvement suspect. Ses sourcils s'haussèrent quand le soldat de tout à l'heure, John, resté a l'orée de la forêt un peu plus tôt, apparut à travers l'ombre des arbres.

« Reina ? » l'appela-t-il stupéfait par la scène qui se déroulait devant ses yeux.

En l'entendant prononcer ce nom, son cœur s'emballa légèrement et un étrange fourmillement vint naître au creux de sa poitrine. Avec un frisson de dégoût, l'Autre repoussa ces sensations étranges qui ne lui appartenaient pas.

« Il y quelqu'un ? S'il vous plaît, aidez-moi ! » appela l'étrangère en se débattant.

Le soldat sursauta et, perplexe, contourna l'Autre. Son visage se décomposa lorsqu'il croisa le regard de l'étrangère, mais bien vite, ses traits se crispèrent.

« Reina, qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il sèchement.

-J'attrape les criminels »

Sous elle, elle sentit l'étrangère remuer, prête à protester, mais l'Autre lui lança un regard qui la fit taire.

« Ce n'est pas notre voleuse, objecta John.

- Non, elle est bien plus dangereuse. »

L'étrangère se figea et blêmit davantage. John, quant à lui, observa longuement la mine sérieuse de l'Autre avant de dévisager l'adolescente.

« Ne dis pas n'importe quoi, s'énerva-t-il. Qu'est-ce qu'elle a fait de mal pour que tu la traite comme ça ?

-Rien pour l'instant mais...

-Alors laisse-la partir, tu en a déjà assez fait comme ça. »

L'Autre se releva et remit l'adolescente sur ses pieds, la maintenant fermement par le bras, cet étrange objet nommé « téléphone » et le papier dans l'autre main.

« Je refuse, déclara-t-elle en plantant son regard dans les yeux marrons du soldat. Il faut l'enfermer.

- Et sous quel motif ? rétorqua John. Elle n'a commis aucun délit.

- Pénétrer dans la forêt de Draecaror n'en est pas un ? »

L'étrangère sursauta et protesta aussitôt :

« Je me suis juste perdue... Je ne savais pas que cette forêt était interdite d'accès ! »

L'Autre raffermit sa poigne sur son poignet et la jeune fille glapit.

« Reina, arrêta ça ! ordonna John qui perdait de plus en plus son sang-froid. Si tu veux l'enfermer pour avoir brisé l'interdit, alors on doit aussi être punis en conséquence.

- Sauf si on avait une bonne raison de faire ça. »

John perdit alors toute once de calme et s'approcha à grand pas de l'Autre. Il planta fermement sa main sur son épaule et la fusilla du regard.

« Ça suffit maintenant, laisse-la partir » exigea le soldat.

L'Autre poussa un soupir. Il n'en démordrait pas. Il ne lui laissait plus le choix.

Lâchant soudainement le téléphone et le papier qui allèrent s'écraser sur le sol mouillé, elle agrippa fermement la main de John. Elle le fit basculer en avant et d'une puissante balayette, lui fit perdre l'équilibre. Le soldat chuta sans pouvoir se rattraper. Et avant qu'il n'ait pu esquisser le moindre geste, elle lui asséna un coup sec et rapide dans la tempe, l'assommant malgré le heaume qui lui protégeait la tête.

L'étrangère se figea et regarda le soldat inconscient avec de grands yeux. L'attaque de l'Autre avait été si soudaine et rapide qu'il n'avait rien pu faire. Et elle avait réussi à le maîtriser sans relâcher un seul instant la pression sur son bras.

L'Autre se baissa, entraînant du même coup l'étrangère qui dut suivre le mouvement, et ramassa le soldat en le faisant basculer sur son épaule.
Il allait sûrement en vouloir à Reina après ça. Et Reina allait sûrement lui en vouloir à elle. Mais l'Autre avait des préoccupations plus importantes que leurs petites querelles.

Elle remarqua alors l'absence du voleur. Il avait dû s'enfuir lorsqu'elle ne regardait pas. Qu'importe.

L'Autre récupéra les biens de l'étrangère non loin de là et remarqua que la vitre noire du téléphone était fissurée. Elle attendit quelques instants, les muscles tendus, mais lorsqu'elle constata, quelques minutes plus tard, que l'engin n'avait toujours pas explosé, elle se détendit.

Apparemment, il ne s'agissait pas d'une bombe.

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