Chapitre 4





Ils étaient derrière lui. Daemon bifurqua dans une ruelle adjacente et accélérera. Comment pouvaient-ils être aussi rapides avec une telle armure sur le dos ? Lui, qui ne portait que son sac en bandoulière, peinait à garder son allure.

Un regard par-dessus son épaule lui apprit que les deux soldats se rapprochaient. Le voleur s'étonnait qu'ils l'aient rattrapé aussi rapidement, sachant qu'il était parti une bonne dizaine de minutes avant leur arrivée. Pire, comment l'avaient-ils retrouvé dans la masse de villageois qui affluait vers la place ? Certes, il n'y avait pas grand nombre d'individus qui courait à contre-sens, mais tout de même...

Son pied buta sur un pavé délogé et il partit brusquement vers l'avant. Il parvint à se rattraper in-extrémis, puis dérapa sur le sol rendu glissant par la pluie, avant de finalement retrouver son équilibre en exerçant de grands moulinets avec ses bras.

Son cœur tambourinait dans sa poitrine tant il s'était fait peur mais cette presque chute eut le mérite de lui rappeler une chose : ce n'était pas le moment de s'attarder à ce genre de réflexion.

Un éclair zébra le ciel et le tonnerre gronda au loin tandis que Daemon reprenait sa course. A toute allure, il remonta les longues allées luisantes de pluie pour atteindre les quartiers bourgeois. Il s'engagea dans une ruelle isolée avant de s'engouffrer dans un recoin sombre, coincé entre deux bâtiments. Il se plaqua contre un des murs en pierre, retenant du mieux qu'il pouvait son souffle haletant, et écouta les bruits des pas métalliques qui se rapprochaient.

De là où il se trouvait, il vit une première silhouette s'arrêter brusquement alors qu'elle constatait son absence. Elle fouilla la rue du regard, à sa recherche, et le cœur du voleur se figea lorsque le soldat tourna la tête dans sa direction. Mais Daemon comprit vite qu'il n'avait pas été repéré et son pouls reprit un rythme normal (enfin, aussi normal qu'il puisse l'être dans une telle situation). Son poursuivant fut vite rejoint par son comparse qui, levant le ton pour se faire entendre malgré l'orage, demanda :

« Où est-il passé ? »

Le premier soldat ne répondit rien et continua de scruter les façades trempées des bâtiments.

« Revenons sur nos pas, suggéra le second. Il a peut-être tourné plus tôt sans qu'on le remarque... »

Son camarade l'interrompit en levant l'index puis retira son casque qu'il laissa tomber au sol dans un fracas métallique, libérant ainsi une cascade de longues boucles rousses et dévoilant des traits fins.

La jeune femme (car il ne s'agissait vraisemblablement pas d'un homme comme l'avait d'abord cru Daemon) leva le nez vers le ciel et les yeux fermés renifla bruyamment. Une fois, deux, trois... puis plus rien.

Daemon retint son souffle, sentant une soudaine tension flotter dans l'air. Un étrange pressentiment, une voix enfouie tout au fond de lui, lui murmura qu'il ferait mieux de partir avant qu'il ne soit trop tard. Mais avant qu'il n'ait pu esquisser le moindre geste, les yeux de la soldate se braquèrent sur lui et Daemon eut la certitude que cette fois, il avait été découvert. Il se remit à courir.

Une Pisteuse.

Cavalant à s'en arracher les jambes, il sprinta pour remonter la rue. Les soldats restèrent un moment stupéfaits, ne s'attendant visiblement pas à ce qu'il ait encore assez de ressources pour s'enfuir aussi rapidement. Mais ils se reprirent bien vite et le talonnèrent de nouveau, lui ordonnant de s'arrêter tandis qu'ils comblaient peu à peu la distance qui les séparait. Daemon les ignora et, puisant dans ses dernières réserves, passa en trombe devant l'école militaire.

Il vira à gauche, dérapant dans un crissement sur les pavés. Il fonça ensuite vers les champs et sauta d'un bond par-dessus la barricade en bois. Son pied s'enlisa dans la boue à l'atterrissage, le freinant dans son élan, mais le voleur parvint à le dégager d'un geste brusque au moment où les soldats apparaissaient dans l'angle de la rue. Le second rata d'ailleurs son virage et chuta vers le sol dans un cri rauque de surprise. Daemon ne s'attarda pas pour voir la fin de l'action (bien qu'il l'aurait appréciée) et reprit sa course, souriant néanmoins au fracas assourdissant du métal lorsqu'il rencontra la pierre.

Devant lui se profila la silhouette de la forêt Draecaror, sombre et menaçante, comme à son habitude. Mais loin de lui aspirer de la terreur, elle le réjouit. Il n'avait plus que quelques mètres à parcourir, plus que quelques secondes à tenir...

Il poussa ses jambes douloureuses jusqu'à leurs limites et, le souffle court, fonça vers l'orée du bois, se moquant de piétiner au passage les cultures qui poussaient sur ces terres. Le cœur battant à en fracasser sa poitrine, il s'engouffra entre les premiers arbres en se retenant de pousser un cri de joie.

Il était chez lui. Il avait réussi.

Ralentissant progressivement, il parcourut encore quelques mètres avant de s'arrêter pour faire face à ses poursuivants. Ils étaient encore dans les champs, l'un d'eux -la soldate- fonçait dans sa direction sans prendre garde aux plantations pendant que l'autre (qui s'était rapidement remis de sa chute) avançait en prenant soins de ne pas les écraser. Ils arrivèrent peu de temps après à la lisière de la forêt, avant de s'immobiliser à leur tour.

Daemon savait qu'ils ne pénétreraient pas dans Draecaror. Ils n'oseraient pas. Les Élus étaient bien trop superstitieux, bien trop croyants pour faire cela.

Malgré la distance qui les séparait, Daemon pu voir la haine luire dans le regard de la soldate. Mais ce n'était pas la première fois qu'on lui adressait ce genre de sentiments et le jeune homme s'y était habitué. Esquissant un sourire malicieux, il leur adressa un signe de la main avant de rabattre sa capuche et de s'avancer plus profondément dans la forêt. Il n'avait plus qu'à rentrer au temple.

Mais alors qu'il n'avait pas fait dix pas, un cliquetis métallique le fit frémir. Il tenta d'ignorer ce pressentiment qui s'insinuait en lui, de passer outre cette voix qui lui chuchotait à l'oreille qu'il ferait mieux de recommencer à courir. Mais lorsque le bruit de ferraille se réitéra une seconde, puis une troisième fois, il dut se rendre à l'évidence.

Il se retourna lentement, niant jusqu'au bout ce qu'il savait être la réalité. Seulement, quand il vit de ses yeux la soldate avancer pas à pas vers lui, il n'eut plus le luxe de douter : l'Élue l'avait suivi dans Draecaror.

Il allait se faire arrêter. Comme ça, pour une chose aussi stupide qu'une alliance. Il allait croupir en prison jusqu'à la fin de ses jours pour une seule erreur idiote.

Non, il s'y refusait. Il devait faire quelque chose. S'il avait été question d'un soldat ordinaire, Daemon aurait bien tenté de se battre. Mais il avait entendu dire que les Pisteurs avaient des capacités physiques plus élevées que la normale. La seule option qui lui restait était de courir.

Peut-être qu'au milieu de tous ces arbres, il arriverait à semer la Pisteuse. Et qu'à cause de la senteur de la forêt, elle ne parviendrait pas à retrouver sa trace.

Même à ses oreilles cela sonnait faux.

Il fallait qu'il trouve autre chose. C'est alors que, doucement, son corps se remit en marche, grinçant comme un vieux mécanisme rouillé, et que ses jambes s'activèrent indépendamment de sa volonté. Bien plus lent qu'auparavant, le voleur relança une course qu'il savait perdu d'avance.

***

John resta pétrifié, figé sur place. Sans pouvoir esquisser le moindre geste, prononcer la moindre parole, il vit, impuissant, Reina pénétrer dans la forêt à la suite du voleur.

Le soldat savait que sa camarade pouvait accomplir des gestes insensés sous le feu de l'action, mais là, cela dépassait l'entendement. Il savait parfaitement que la jeune femme connaissait l'histoire de Draecaror – comme tous les habitants du duché d'Yraön.

Tous avaient entendu l'histoire de ce bois condamné par les dieux, il y a de cela des milliers d'années. Personne ne savait exactement pourquoi, les récits anciens ayant disparus des siècles auparavant, emportés par les affres du temps, et cela avait donné naissance à de nombreuses rumeurs.

Certaines murmuraient qu'un acte blasphématoire avait été commis en ce lieu et qu'en conséquence, les dieux courroucés l'avaient renié. D'autres au contraire, affirmaient qu'il s'agissait d'un endroit béni que nul être ne pouvait souiller de sa présence.

Néanmoins, malgré ces divergences, toutes s'accordaient sur un point : nul ne devait pénétrer au sein de la forêt, sous peine de subir la colère des dieux.

Or, Reina venait de briser cet interdit.

Même le fugitif n'en revenait pas, John le comprenait à sa mine décomposée, visible même à cette distance. Lentement, il se détourna et s'enfuit une nouvelle fois. Mais à son pas légèrement plus trainant, John sut que lui aussi avait saisi l'évidence de la situation : il n'avait aucune chance d'échapper à Reina.

Cette dernière se mit d'ailleurs en mouvement, prête à se remettre en chasse, et cela eut pour effet de sortir le soldat de sa torpeur.

« Reina, attends ! » l'appela-t-il alors que sa langue se déliait.

Sa camarade se figea avant de se tourner vers lui. Mais lorsqu'il croisa ses yeux verts, luisant légèrement dans la pénombre, la peur lui noua l'estomac.

Ses pupilles, non plus rondes mais fines comme deux fentes obscures qui le toisaient, ses traits fermés qui n'exprimaient plus que la concentration, sa chevelure rousse et frisée qui lui encadrait la tête comme une crinière et sa posture légèrement avachie sans néanmoins lui enlever de sa prestance...

Tout son être exultait cette aura dangereuse qu'il ne connaissait que trop bien.

Il ne faisait plus face à cette jeune femme légèrement impulsive qu'il côtoyait depuis trois longues années, mais à un prédateur, un rapace prêt à fondre sur sa proie .

Avec amertume, John comprit alors que ce n'était plus Reina qui se tenait devant lui mais l'Autre, cette présence enfouie au fond de la soldate qui prenait parfois le dessus lorsque cette dernière utilisait son Don.

Sans plus accorder d'importance à cet être insignifiant qui la détournait de sa chasse, Reina bondit à la suite de celui qui était devenu sa proie. John resta un moment les yeux dans le vague, fixant désespérément l'endroit où se tenait sa camarade quelques instants plus tôt.

Que devait-il faire ? Il ne pouvait pas abandonner Reina ici, surtout dans cet état. Quand l'Autre prenait le dessus, elle était incontrôlable. Qui sait ce qu'elle pourrait faire à ce voleur, ou pire, à elle-même ? John savait parfaitement qu'elle était capable d'utiliser son pouvoir jusqu'à sa dernière goutte. Et que fera-t-elle quand elle s'écroulera d'épuisement, seule dans cette forêt ? Elle finirait sûrement par mourir de froid ou de faim. Mais entrer dans Draecaror...

Il fut pris de tremblements. Sa conscience et son instinct de survie se défiaient en duel et John ignorait lequel des deux en sortirait vainqueur. Il détestait sentir ce sentiment d'impuissance prendre le dessus. Mais n'ayant aucune prise sur lui, il dut se contenter de le laisser faire. Que pouvait-il faire d'autre de toute façon ?

Rien, et c'était bien le problème.

Soudain, il commença à suffoquer sous son casque et ne put s'empêcher de le retirer. Les yeux clos, il leva la tête vers le ciel gris en savourant le contact froid des gouttes de pluie qui s'écrasaient sur son visage, espérant secrètement qu'elles lui rafraîchissent les idées. Et curieusement, cela sembla fonctionner.

Petit à petit son cœur affolé se calma pour retrouver une cadence à peu près normale. Il inspira et expira profondément, l'air chargé d'humidité emplissant ses poumons avant de les quitter, emportant avec lui ce poids qui pesait sur sa poitrine.

A présent, il savait ce qu'il devait faire. Vissant de nouveau son heaume sur sa tête brune trempée, il s'avança dans Draecaror, peu confiant, mais certain que son choix était le bon. Il ramènerait Reina, même si pour cela il devait désobéir aux dieux.

Jamais plus il n'abandonnerait qui que ce soit.

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