Chapitre 24




C'était impossible. Tout bonnement impossible.

« Qu'est-ce que tu viens de dire ? »

Elle savait. Elle avait deviné. Sans plus réfléchir, Daemon bondit du banc et vint agripper le col du haut étrange de la prisonnière.

« Comment ? Même les autres soldats n'y étaient pas arrivés ! Alors comment une gamine comme toi peut-elle l'avoir remarqué ? »

La gamine en question se recroquevilla sur elle-même face à la lueur de colère qui brillait dans ses yeux. Sa réaction ramena Daemon à la réalité qui, effaré, réalisa ce qu'il venait de faire.
Il s'était compromis.
Plutôt que de nier, il avait confirmé ses dires. Il n'était pas parvenu à garder son sang-froid et avait laissé l'impulsivité guider ses gestes.

Une nouvelle fois.

Il eut envie de se frapper. Comment avait-il pu être si stupide ?

Il s'efforça de se calmer. Inspirant et expirant, il chassa cette panique qui lui était étrangère. Tout n'était pas perdu. Seule la prisonnière était au courant et justement, elle était ce qu'elle était : une criminelle que personne ne prendrait la peine d'écouter. Seulement, même si les soldats faisaient la sourde oreille, le doute s'insinuerait. Et vil parasite qu'il était, il les rongerait, centimètres par centimètres, jusqu'à faire ployer leur conviction. Et ils découvriraient à leur tour la supercherie.

Il devait empêcher cela.
Son regard dur transperça la prisonnière.

Il devait l'empêcher de parler.

D'un geste sec, il tira l'épée à sa ceinture. Les yeux de la jeune fille s'écarquillèrent au contact de la lame contre la peau nue de son cou.

« Écoute moi très attentivement, menaça Daemon en appuyant un peu plus fort. Tu ne parleras de ça à personne, tu m'entends ? Si qui-que-ce-soit est mis au courant, je n'hésiterai pas à te trancher la gorge. Je ne ferai pas preuve de la moindre pitié, c'est compris ? »

L'adolescente, à présent aussi blanche qu'un linge, déglutit et hocha la tête. Daemon maintint son épée contre son cou, ses yeux sombres, durs et froids, la sondant de toutes parts, avant de finalement rengainer son arme. Un mince filet de sang roula le long de sa gorge mais le voleur ne s'en préoccupa pas. Il se rassit, tendu, sans lâcher la prisonnière du regard.

Une bonne partie du trajet s'écoula ainsi. Daemon, s'imaginant déjà découvert, tentait tant bien que mal de trouver un moyen de se sortir de cette situation délicate. De son côté, la prisonnière se faisait la plus petite possible et n'ouvrit plus la bouche du trajet. Finalement, le roulis de la charrette s'arrêta, tirant Daemon de ses pensées. Lorsqu'au bout de plusieurs minutes, elle ne repartit toujours pas, le voleur souleva la toile.

« Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il à Elvire qui surveillait leurs arrières.

-Le contrôle du Barrage, répondit-elle nonchalamment. On repart dans quelques instants, le temps que les gardes vérifient l'authenticité du décret. »

Le cœur de Daemon bondit dans sa poitrine mais il n'en laissa rien paraître. Après un bref hochement de tête, il retourna s'assoir. Il sentit la tension qui crispait jusque-là ses épaules se dissiper peu à peu. Il observa la prisonnière qui évitait son regard. Malgré les imprévus, il parviendrait à sortir du duché. Qu'importe s'il se faisait découvrir par la suite, l'important était là : il était enfin sorti de sa cage.

Comme promis, la charrette se remit en mouvement quelques minutes plus tard et Daemon put apercevoir par l'interstice de la toile le haut mur de pierre qu'il avait toujours connu s'éloigner peu à peu. Daemon ferma les yeux et se laissa tomber contre le dossier du banc. Il avait réussi.

J'y suis presque, Imo.

***

Je tremblais. J'avais beau essayé, je n'arrivais  pas à maitriser les spasmes qui s'emparaient de mes mains. Je déglutis. Le fantôme de la lame m'oppressait toujours la gorge et un filet chaud et humide se faufila jusqu'à ma clavicule.
Du sang.

Je n'osais pas lever les yeux. Je n'osais pas croiser de nouveau ce regard gris qui sonnait faux. Ce n'était pas le même soldat qui se tenait devant moi, je doutais même que cette personne en soit un. Leurs traits, leur voix restaient les mêmes mais ils étaient différents. Je ne saurais dire en quoi, peut-être leur présence, leur comportement. Mais une chose n'était pas la même, un détail qui semblait si insignifiant, et qui pourtant, semblait si flagrant.

L'homme ne grinçait plus des dents.

Quel était son but ? Pourquoi se faisait-il passer pour quelqu'un d'autre ? Tant de questions qui me taraudaient, éclipsant même celles qui m'accompagnaient pourtant depuis mon arrivée dans les Lymbes. Tant de questions que je me retenais de poser. Mieux valait se faire discrète, ne pas le contrarier. Obéir sans discuter, en espérant ne pas finir égorgée.

Même si à la fin de ce voyage, je risquais sans nul doute d'être exécutée.

***

La nuit était sur le point de tomber lorsque la charrette s'arrêta une nouvelle fois. Presque aussitôt, Lyam souleva la toile.

« On va s'arrêter là pour la nuit » l'informa-t-il.

Daemon hocha la tête, ne se préoccupant guère du ton froid de son interlocuteur, et agrippa la corde qui retenait la prisonnière. D'un geste sec, il la tira à sa suite hors de la charrette. Elle le suivit sans protester, ayant sans doute compris que ce ne serait pas dans son intérêt. Dehors, le reste des soldats s'attelaient déjà à monter le camp. Il proposa son aide mais on lui affirma que c'était inutile et qu'il valait mieux qu'il surveille la prisonnière.

C'est ainsi que quelques instants plus tard, il se trouva assis près du feu, attendant qu'Éléna finisse de préparer le repas. Lorsque se fut fait, il se leva pour rejoindre la soldate.

« Laisse, je vais servir, fit-il en récupérant la louche.

-Mais...

- Tu peux aller vérifier les nœuds pendant ce temps ? » demanda-t-il en désignant la prisonnière attachée à la charrette d'un signe de tête.

La soldate acquiesça et s'exécuta sans plus de protestation. Daemon regarda autour de lui. William était occupé à aiguiser leurs épées. Lyam et l'un des deux soldats dont il ne connaissait toujours pas le nom discutaient tranquillement un peu plus loin. Enfin, Elvire et l'autre inconnu montaient la garde tandis qu'Éléna, comme il le lui avait demandé, se chargeait de la prisonnière.

Il tira la petite fiole rattachée à un fil autour de son cou. Le liquide bleu luit faiblement dans l'obscurité et avant que quiconque le remarque, Daemon le versa dans la marmite en cuivre. Il mélangea le tout et, après être certain qu'aucun éclat bleuté ne persistait, servit sept grands bols qu'il déposa devant chacun des soldats sans oublier la prisonnière. 

Puis il attendit.

~~~

Ils tombèrent comme des mouches.

Une trentaine de minutes seulement, et les soldats étaient tous entrés dans un sommeil comateux et artificiel.

Daemon repoussa son bol encore plein et se leva. Il se dirigea vers la charrette et récupéra son sac qu'il avait caché sous les bancs. Après avoir troqué cette armure beaucoup trop lourde contre sa tunique et son pantalon, il revint à pas de loup vers le camp. Il devait certainement y avoir des choses intéressantes par là. Et il avait encore du temps avant que les gardes ne se réveillent.

Il s'agenouilla devant le garde-manger et fureta à l'intérieur. Il n'entendit pas les cliquetis de métal. Tout comme il ne sentit pas la présence dans son dos avant qu'une main s'abatte fermement sur son épaule. Il se mordit la langue dans son sursaut avant de se retourner brutalement et de dégainer sa dague. Et alors qu'il croisait le regard méfiant et inquisiteur de Lyam, il sentit l'incompréhension le gagner.

Pourquoi le somnifère n'avait-il pas marché ?

« Adam, qu'est-ce que tu fais ? »

Daemon ne répondit pas : il saisit le poignet du soldat et le tira brusquement vers l'avant. Son coude s'écrasa dans un craquement sonore sur le nez du garde qui cria de douleur. Daemon se releva et recula.
Les autres soldats dormaient, c'était déjà ça.

Lyam se releva, pinçant son nez dégoulinant de sang. Il lui adressa un regard mauvais avant dégainer son épée qu'il avait visiblement récupéré avant de venir le surprendre. Daemon eu comme une étrange impression de déjà-vu. Il se revit dans cette forêt, le cœur battant la chamade et l'adrénaline parcourant ses veines. Mais cette fois-ci son adversaire n'était pas un pisteur, il avait toutes ses chances. Du moins, c'est ce qu'il croyait.

Il avait oublié que le soldat restait un Élu.

Son sang se figea lorsque, après qu'une lueur orangée se soit allumée dans le regard de son adversaire, une dizaine de cailloux se souleva dans les airs. Sa respiration s'arrêta lorsqu'ils foncèrent sur lui a une vitesse ahurissante. Il ne dut sa survie qu'à l'obscurité et ses réflexes. Il plongea sur le sol et entendit le sifflement des pierres fusant au-dessus de sa tête. Il déglutit et se releva. Lyam était un Forgeur de Pensée.

Un être capable de contrôler la matière par la force de sa volonté.

Une nouvelle salve de pierre l'assaillit, accompagnée cette fois ci par des ustensiles de cuisine. Daemon les esquiva tant bien que mal mais la louche ricocha contre son mauvais mollet, lui arrachant un grognement. Ignorant la douleur, il fonça sur Lyam avant que ce dernier n'ait le temps de réitérer son attaque. Esquivant la lame qui trancha l'air devant lui, il élança sa dague vers la gorge découverte du soldat. Celui-ci lui agrippa le poignet, bloquant son mouvement, mais Daemon riposta en fracassant son poing sur le nez meurtri du garde. Lyam se plia en deux et hurla une nouvelle fois de douleur tandis que le voleur lui assena un puissant coup dans la mâchoire. Le soldat tituba quelques instants avant de s'écrouler.

Secouant son poing douloureux, Daemon observa le camp. Les autres soldats ne s'étaient pas réveillés. Seul Lyam avait résisté au somnifère. L'apothicaire l'avait averti qu'il pouvait être sans effet sur certaines personnes mais avait assuré que cela restait très rare. Daemon ne s'était pas imaginé si malchanceux.

Il récupéra son sac abandonné près du garde-manger, grimaçant lorsqu'une onde de douleur s'échappa de son mollet. Il espérait que les points n'avaient pas sautés. Il n'essaya pas de voler autre chose : il ne devait pas s'attarder, sous peine que Lyam ne se réveille. Il se dirigea vers les chevaux, attachés au tronc d'un arbre non loin du camp et entreprit dans détacher un. Il irait beaucoup plus vite comme ça.

« Attention ! »

Daemon se retourna juste à temps pour voir la marmite foncer vers lui. Il se baissa alors que le récipient percuta l'arbre derrière lui. Un craquement sonore retentit alors que le métal pliait sous l'impact. Daemon regarda, interdit, la casserole cabossée à ses pieds.

Si elle l'avait touché, elle lui aurait explosé la tête.

Le hennissement d'un cheval le sortit de sa torpeur et il bondit juste avant qu'un sabot ne vienne balayer l'endroit où il se tenait quelques secondes auparavant. Il n'eut pas le temps de souffler que déjà, Lyam se relevait, le visage ensanglanté. Ses yeux sombres luisaient de colère.

« De toutes façons, j'ai jamais pu te saquer » cracha-t-il.

Et cette fois-ci, ce ne fut pas des cailloux, ce ne fut pas une marmite qui fonça sur lui. Sept épées se soulevèrent, pointe vers l'avant, prêtes à l'embrocher.

Son cœur rata un battement, puis deux alors qu'il réalisait qu'il ne pourrait pas esquiver. Il se voyait déjà sans vie, inerte sur le sol, baignant dans son propre sang; plus proche de son rêve qu'il ne l'avait jamais été mais condamné à être un cadavre anonyme sans avenir.
Non, il ne pouvait pas mourir. Pas maintenant.

Pourtant, les lames fonçaient inexorablement vers lui, ne lui laissant aucune échappatoire.

C'est alors que, soudain, Lyam poussa une exclamation de douleur. La trajectoire des armes vira brutalement vers la droite. Daemon bondit sur le côté. Du sang gicla, mais ce ne fut pas le siens. Le cheval hennit une dernière fois avant de s'écrouler sur le sol, transpercé de toutes parts. Comme un coussin à épingle, songea distraitement Daemon alors qu'il réalisait avec peine que son cœur battait toujours dans sa poitrine.

« Espèce de... » commença Lyam en se retournant.

Daemon ne lui laissa pas terminer sa phrase : il fut sur lui en un instant et abattit violement le pommeau de sa dague à l'arrière de son crâne. Le soldat s'écroula après un jappement, bel et bien inconscient cette fois.

Essoufflé, Daemon leva les yeux, vers la chose - ou visiblement la personne- à laquelle s'adressait Lyam avant qu'il ne le coupe. Il se figea lorsque son regard accrocha une paire d'yeux noisette.

« Toi ? » souffla-t-il.

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