Chapitre 17




Il était déjà midi passé et le Duc Lucius n'avait pas achevé la moitié du monticule de travail qui l'attendait. Il allait sans doute devoir encore veiller tard cette nuit. Alors qu'il mangeait distraitement son rôti d'agneau, il méditait sur ces nouveaux dossiers qu'il devait traiter. Une nouvelle exécution publique devait avoir lieu dans deux jours. Le coupable était un Maudit, semble-t-il, qui avait assassiné plusieurs soldats pour il ne savait quelle obscure raison. Après avoir était incarcéré depuis plusieurs mois déjà, il allait être pendu le surlendemain sur la place publique.

Mais le duc ne parvenait pas à en être soulagé. Depuis la visite du Père Rysath, une semaine auparavant, un mauvais pressentiment le suivait comme son ombre. Cela faisait à présent plusieurs jours que Lucius avait envoyé un messager à Célapole, la capitale de Raev, et ce dernier n'était toujours pas revenu. Bien entendu, cela l'étonnerait fortement de recevoir une réponse, qui plus est, dans un délai aussi court. Mais cette situation tendue l'inquiétait. Il aurait aimé pouvoir se débarrasser rapidement de cette étrange prisonnière.

C'est à ce moment qu'Arthur toqua à la porte et entra après que le duc l'y ait invité. Après une courte révérence, le majordome présenta à son maître un parchemin scellé d'un sceau rouge que Lucius reconnut immédiatement.

« Ne me dis pas que... commença-t-il, stupéfait.

-Oui, Monsieur, il s'agit bien là de la réponse du Grand Prêtre.

-Aussi rapidement ?

-Oui, un Voyageur de la capitale vient d'apporter la missive à l'instant même. »

Ils avaient vraiment répondu. Et ils avaient dépêtré un Voyageur pour leur faire parvenir le message au plus tôt. Hâtivement, le duc s'empressa de récupérer le précieux courrier des mains de son serviteur et revint s'assoir à son bureau. Il contempla longuement le sceau orné d'un soleil au cœur du symbole de l'infini, toujours aussi incrédule.

Le tampon du Grand Prêtre. Il ne parvenait pas à y croire.

Sortant difficilement de sa torpeur, le duc brisa le sceau et déroula fébrilement le parchemin orné d'une écriture cursive et soignée. Au fur et à mesure qu'il lisait la missive, Arthur vit l'expression de son maître se fermer peu à peu, ce qui éveilla une curiosité dont il ne laissa absolument rien paraître. Au bout de longues minutes d'attentes, Lucius posa finalement le courriel et se tourna vers son majordome, les sourcils froncés.

« Fait parvenir un avis à la population, ordonna-t-il gravement. Dans deux jours, je veux que tous les citoyens restent confinés chez eux durant une journée entière. Dîtes leur que nous devons transporter une cargaison dangereuse à la capitale et que chaque passant aperçu sera arrêté.

-Mais l'exécution d'un prisonnier est prévue ce même jour... lui rappela Arthur.

-Je le sais bien. Elle sera reportée.

-Comme il vous plaira, Monsieur »

***

« Cinquante raevs le lapin ? s'indigna Daemon. Mais c'est de l'escroquerie !

-Voyons, monsieur, tenta de le raisonner le commerçant, mal à l'aise. Vous savez combien il est dur de mettre la main sur de la viande ces temps-ci. Nos chasseurs doivent s'aventurer de plus en plus loin à l'extérieur du duché pour trouver du gibier.

-Et alors ? En quoi cela me concerne ? J'ai travaillé comme un forcené à l'atelier pour pouvoir payer un bon repas à ma femme. Nous venons d'apprendre qu'elle est enceinte et nous voulions fêter ça comme il se doit. Je comptais lui offrir un cadeau, mais à cause de vos prix exorbitants, j'aurais tout juste de quoi payer le dîner ! »

Des chuchotements parcoururent la petite foule en train de se former autour de l'échoppe.

Cela faisait à présent une semaine que Daemon logeait chez Ezra. Depuis, l'état de sa jambe s'était amélioré, et bien qu'il boitille encore, il arrivait désormais à marcher sans trop souffrir. Heureux de son rétablissement, le forgeron l'avait envoyé faire les courses pour le dîner, prétextant qu'il n'avait rien de mieux à faire. Ce que, bien entendu, Daemon avait réfuté avec ardeur. Mais Ezra n'avait rien voulu entendre et Daemon avait dû ployer face à son entêtement.

« Je vous demande juste de me faire une réduction, supplia maintenant le voleur. Louise attend avec impatience cette soirée et je ne veux pas qu'elle soit déçue. »

De nouveaux chuchotements, et maintenant, le regard attentif des passant rivé sur le marchand. Il était cuit et il le savait.

« Si je vous le fais à quarante raevs, ça vous va ? proposa-t-il en jetant des coups d'œil gênés aux alentours.

-Quoi ? Vous ne pouvez pas faire un effort ? Je vous en prie, c'est encore bien au-dessus de mes moyens. »

De petites approbations se firent entendre et certains passants protestèrent même contre le manque de volonté de l'homme. Le marchand les regarda tour à tour, désemparé, avant de ramener ses yeux sur Daemon.

« Et pour vingt-cinq raevs ? » lança-t-il à contrecœur.

Daemon afficha un grand sourire reconnaissant et s'empressa d'hocher la tête. Une fois la transaction effectuée et le lapin emballé dans du papier en main, il s'adressa une dernière fois au marchand :

« Merci infiniment, monsieur. Je vous revaudrai ça, je vous le promets. »

L'homme lui fit signe que ce n'était rien et lui assura qu'il pourrait revenir quand il le souhaitait.

Ce qui était sans doute un très gros mensonge.

D'un pas enjoué il traversa la place lorsqu'un attroupement près d'un large panneau de bois attira son attention. Il fourra le lapin dans son sac avec le reste des courses avant de s'approcher, intrigué. Tant bien que mal, il se fraya un chemin à travers la foule, percevant parfois des bribes de conversations.

« Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? s'indigna une femme à sa droite.

-Et qui s'occupera des champs ? » renchérit un autre homme, un peu plus loin derrière.

Que se passait-il ? Daemon arriva enfin devant le panneau et vit, sidéré, la cause de tout ce remue-ménage. A plusieurs endroits sur la palissade de bois étaient accrochées des feuilles virevoltant légèrement au grès du vent.

Avis à la population

En raison d'un déplacement de cargaison potentiellement dangereuse vers la capitale, les populations des villages concernés seront priées de rester un jour durant confinées chez eux le 30e jour de ce mois.

A cette occasion, l'exécution programmée du criminel n°141 sera reportée à une date encore indéterminée.

Aucun écart ne sera toléré et quiconque s'aventurerait dehors malgré les directives sera immédiatement appréhendé et mis en état d'arrestation. De plus, une amende de 250 raevs sera à débourser.

Merci de votre compréhension.

Villages concernés par l'avis : Craön -Yrel
Cet avis a été mandaté par le Duc d'Yrraön.

Daemon resta un moment stupéfait face à cette annonce. Quel genre de cargaison pouvait bien exiger ce genre de procédure ? Puis, il vit cet avis sous un nouvel angle. Les rues seront désertes. Seule la cargaison et son escorte (car une marchandise, semble-t-il, si importante aura bien droit à une escorte d'au moins trois ou quatre soldats) seront autorisées à circuler. Et les contrôles au Barrage s'en retrouveront certainement amoindris, ce déplacement étant planifié par le duc lui-même...

C'était le moment ou jamais.

Le 30e jour du mois... Sois dans deux jours. Une esquisse de plan commençant à se former dans son esprit, Daemon s'empressa de rebrousser chemin et de remonter chez Ezra. Il aurait nombre de choses à accomplir en seulement quarante-huit heures. Il n'avait pas une seconde à perdre.

~~~

Daemon s'empressa de monter à l'étage et rassembla ses affaires. Faute de place, il avait passé cette semaine à dormir dans la chambre d'Ezra, sur un vieux matelas défoncé que le forgeron avait trouvé au fond de son cabanon. Bien que ça n'ait pas été de tout confort, Daemon avait préféré cette option à celle d'occuper son ancienne chambre en dessous de la mezzanine. Trop de souvenirs étaient encore enfermés là-bas et il n'était pas prêt à y faire face. Et puis, un matelas, même en très mauvais état, valait toujours mieux que la couverture miteuse à laquelle il était habitué.

Peu de temps après, Ezra rentra enfin de la forge, couvert de suie et de sueur. Il monta l'escalier de son pas lourd en grognant légèrement mais s'arrêta net lorsqu'il vit Daemon agenouillé au-dessus de son sac.

« Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il bien qu'il connaisse déjà la réponse.

-Je me prépare, répondit Daemon sans lever la tête. Je pars ce soir pour Ir.

-Et qu'est-ce que tu vas faire là-bas ? »

Daemon croisa le regard d'Ezra mais ne répondit pas. De nouveau, ce poids commença à se former au creux de sa poitrine.

« Tu as eu l'information ? s'enquit-il à la place. A propos du confinement.

-Oui, les gars à la forge n'ont fait que parler de ça cet après-midi.  Mais quel est le rapport avec ton voyage soudain ? »

Daemon détourna le regard un instant. Cette semaine, il avait essayé à maintes reprises d'expliquer au forgeron ses plans pour la suite. Mais l'occasion ne s'était jamais présentée et il avait reporté cette tâche à plus tard. De toute manière, il ne pensait pas avoir l'opportunité de partir avant un bon moment. Seulement, ce confinement soudain en avait décidé autrement.

« Ezra... commença-t-il, ne sachant pas comment aborder le sujet.

-Tu pars, n'est-ce pas ? Définitivement, cette fois. »

Le voleur leva les yeux vers le forgeron et hocha silencieusement la tête. Il aurait aimé lui annoncer autrement.

« Où ça ? s'enquit Ezra, bien qu'il connaisse déjà la réponse.

-À Elris.

-Rejoindre la Résistance. »

Daemon acquiesça une nouvelle fois. Il préparait ce voyage depuis qu'il était tout petit et même après ce jour son envie de se rendre à la Cité Maudite ne s'était pas tarie. Au contraire, il avait été plus déterminé que jamais. Ces cinq dernières années, il les avait passées à amasser des raevs pour prévoir ce voyage. Et rien ne l'empêcherait de saisir cette occasion, pas même la culpabilité qui le rongeait.

« Pourquoi maintenant ?

-Ce confinement, c'est ma seule opportunité de passer le Barrage. 

-Et si tu te fais prendre ? Tu sais ce qui t'attend si tu te fais attraper.

-C'est pour ça que je vais à Ir. »

Daemon se releva et épousseta son pantalon. Puis il planta son regard sombre dans les yeux clairs du forgeron.

« Et puis, reprit-il, je me ferais prendre quoi qu'il en soit quand j'arriverai au Barrage. Je ne parviendrai jamais à trouver un plan assez ingénieux pour tromper les gardes. Ma seule chance de réussite est cette cargaison, alors, autant tenter le tout pour le tout.

-Tu peux aussi rester ici. »

Daemon dévisagea le forgeron, surpris. 

« Tu n'es pas obligé de partir pour Elris, poursuivit Ezra. Je sais que c'était votre rêve, mais maintenant, est-ce qu'il a toujours un sens ? Ce ne serait pas mieux pour toi de rester ici ?

-Rester ici ? Et pour faire quoi ? Continuer de voler jusqu'à me faire prendre et croupir en prison pour le restant de mes jours ?

-Tu n'es pas obligé de voler » le contredit Ezra.

Daemon claqua la langue contre son palais.

« Ah oui ? dit-il légèrement agacé. Et alors je fais quoi ? Je me laisse crever de faim dans la rue ?

-Je n'ai pas dit ça non plus ! s'emporta Ezra. Tu pourrais vivre ici, comme à l'époque, et même te trouver un travail honnête.

-Et qui embaucherait un Maudit, hein ? rétorqua Daemon en haussant le ton.

-Je pourrais te prendre comme assistant à la forge ! Ou bien, si ça ne te convient pas, j'ai un ami apothicaire. Lui aussi, c'est un Maudit. Il acceptera certainement de t'embaucher. Il y a plein de solutions, tu ne veux tout simplement pas les chercher ! »

S'ensuivit un silence ou chacun affronta l'autre dans un duel de regard. Puis finalement, Daemon soupira et recula de quelques pas.

« Tu me vois vraiment faire ça ? demanda-t-il, plus bas. Tu me vois vraiment passer ma vie à faire un travail honnête, cloitré dans ce duché ? Parce que moi non. Après tout ce qui est arrivé, après tout ce que nous on fait subir les gens d'ici, je ne me vois pas passer le restant de mes jours enfermé dans cet endroit. »

Il se rapprocha du forgeron et remarqua réellement pour la première fois qu'ils faisaient la même taille. Cela le fit réaliser à quel point le temps avez passé depuis qu'il était gosse et qu'il devait lever la tête pour croiser les yeux d'Ezra. A cette époque, le forgeron lui semblait être un véritable géant.

« Ne t'en fais pas, le rassura-t-il. Je ne vais pas entreprendre ce voyage pour des fantômes, contrairement à ce que tu crois. Je ne suis pas aussi stupide. Si je pars, c'est pour moi. J'en ai assez, de cet endroit, de ces gens, de cette vie. Mais plus que tout, j'en ai assez de rester là à observer passivement les Élus persécuter les Maudits juste par ce qu'ils en ont le pouvoir. Je veux faire quelque chose, je dois faire quelque chose. »

Daemon se tut et observa Ezra, le souffle court.

« Je suis désolé Ezra. Moi aussi j'aurai aimé rester ici, comme avant. Mais il faut... il faut que j'y aille. »

L'expression du forgeron était étrange, on aurait dit un mélange de peine, de déception et de...fierté ?

« Je ne te ferais pas changer d'avis n'est-ce pas ? »

Daemon secoua la tête. Ezra soupira et après avoir passé une main dans ses cheveux courts, il demanda :

« Tu restes au moins pour le dîner ?

-Bien évidement. Je n'ai pas passé une heure à faire tes courses pour m'en priver. »

Ezra leva les yeux aux ciels.

« D'ailleurs, où est ma monnaie ? s'enquit le forgeron en se dirigeant vers son armoire.

-Il n'y en pas. »

Ezra se figea et se tourna lentement vers lui.

« Tu as dépensé les cent raevs que je t'avais donné ? lâcha le forgeron. Qu'est-ce que tu as bien pu acheter ?

-Exactement ce que tu m'avais demandé, répliqua calmement Daemon. Mais le lapin coûtait une fortune ; pas moins de soixante raevs, tu te rends compte ?

-Mais c'est de l'escroquerie !

-C'est exactement ce que j'ai dit ! Mais le marchand n'a rien voulu entendre. Et puis tu sais, les chasseurs doivent s'aventurer de plus en plus loin en dehors du duché pour trouver du gibier, alors les tarifs de la viande augmentent. J'ai bien essayé de négocier, mais l'homme s'est mis à crier et les soldats se sont rameutés. Et comme je ne voulais pas avoir d'ennuis, je n'ai pas eu d'autres choix que d'acheter son lapin à plein tarif ! »

Un petit mensonge qu'Ezra lui pardonnerait bien. S'il s'en rendait compte (et il était tellement naïf que ça pourrait ne pas arriver). Daemon lui avait fait le coup de nombreuses fois gamin, et jamais l'homme ne s'en était aperçu.

« Bon, dans ce cas, je ne peux rien te dire, soupira Ezra. J'espère au moins qu'il est dépecé... Laisse-moi me changer et je commence à cuisiner. Et va essuyer cette suie sur ton visage »

Daemon hocha la tête et récupéra son sac avant de descendre.

« Ne t'en fais pas Ezra. Tes raevs vont bien me servir, tu ne te seras pas fait arnaquer pour rien, songea-t-il, le sourire aux lèvres. Prend ça comme un cadeau de départ ! »

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