Chapitre 13




Seul le silence flottait entre eux. Un silence pesant, complet, assourdissant. En somme, un silence gênant.

John se frotta la nuque, grimaçant quelque peu lorsqu'il tira sur ses muscles douloureux. Il n'avait pas apprécié le réveil aux aurores, pas plus que « l'entraînement intensif » du caporal. Lorsqu'il fermait les yeux, il revoyait cette nuée de coups fondre sur lui dans une masse indistincte, sans la moindre forme de pitié. Le soldat en était même à se demander si cet exercice de combat rapproché n'était pas qu'une mascarade pour leur infliger la correction que le caporal rêvait tant de leur donner.

Le regard de John dériva vers Reina, à quelques mètres devant lui. Elle ne lui avait pas adressé la parole une seule fois depuis ce matin. De son côté, John n'avait pas non plus fait d'effort pour engager la conversation. Malgré les dires d'Harry qui s'avéraient être fondés -John savait parfaitement que ce n'était pas réellement Reina qui avait agi la veille -, le soldat avait du mal à digérer les actes de sa camarade. Il l'avait averti plus d'une fois quant à l'utilisation de son Don, lui conseillant à de nombreuses reprises de ne l'utiliser qu'en cas de nécessité, mais Reina n'avait, une nouvelle fois, strictement rien écouté. Et voilà où ça les avait menés.

John évita une flaque d'eau, résidu de l'orage de la veille, et s'excusa au près d'une passante qu'il avait failli bousculer. Devant lui s'élevait par-dessus les toits des maisons le clocher de l'église qui semblait les attendre. Il espérait que leur audience avec le Père Rysath ne s'éterniserait pas ; il comptait profiter des maigres heures entre le déjeuner (qu'ils allaient sans doute louper) et l'entraînement de l'après-midi pour récupérer ses heures de sommeil perdues.

Ils arrivèrent devant l'église une vingtaine de minutes plus tard, soit aux alentours de midi, et John sentit la faim creuser le vide dans son estomac. Il regrettait déjà la soupe de pommes de terre – fade mais nourrissante – et le pain – dur mais nutritif – que devaient certainement savourer leurs camarades durant leur absence. Peut-être Harry penserait à lui mettre une portion de côté... Enfin, mieux valait ne pas espérer.

Alors qu'ils s'approchèrent de la porte en bois massif, une Sœur les interpella :

« Excusez-moi, mais vous ne pouvez pas entrer.

-Hein ? Mais nous avons rendez-vous av... »

Il s'interrompit en croisant les yeux bleus et brillants de la religieuse qui arrivait à leur hauteur. Le vide remplaça ses pensées, lui faisant au passage oublier ce qu'il racontait, pour ne laisser que cette magnifique couleur bleue parsemée d'éclats dorés flotter dans le néant. La jeune femme s'arrêta devant eux, ne remarquant pas le regard insistant du soldat, des draps sales dans les bras.

« Je suis confuse, s'excusa-t-elle en repoussant d'un souffle une mèche blonde qui lui tombait sur le front, mais les messes et audience de la journée ont été annulées.

-A-ah oui ? Pourquoi ça ? » demanda John une fois qu'il eut réussi à s'échapper du vortex de son regard.

Il voulut arrêter de la fixer de la sorte, mais quoi qu'il fasse, son attention se reportait inlassablement sur ses yeux. Il était hypnotisé, et ce fut sans doute pour cette raison qu'il ne sentit pas le regard de Reina posé sur lui. La Sœur fronça les sourcils et un voile sombre couvrit son visage.

« Il y a eu... un incident, les informa-t-elle en baissant les yeux, libérant enfin John de leur magnétisme envoûtant.

-Quel sorte d'incident ? »

La voix de Reina le fit presque sursauter. C'était la première fois qu'elle parlait de la journée – car en plus de lui, elle n'avait adressé la parole ni à Harry, ni au reste de leurs camarades et pas même au caporal. John en avait presque oublié sa présence.

« Je ne sais pas si je suis autorisée à en parler, confessa la religieuse.

-Est-ce que ça aurait un quelconque rapport avec le sang sur ces draps ? » insista Reina.

John remarqua alors les traces brunâtres sur le linge blanc et fronça les sourcils. Il les aurait sûrement aperçu avant s'il n'avait pas été si... distrait. À leur évocation, la religieuse s'empressa de les dissimuler et se replia sur elle-même.

« Ne vous en faîtes pas, la rassura immédiatement John. Nous sommes soldats, nous ne vous ferons pas le moindre mal. »

Il avait cru bon de le préciser car leurs tenus de civil – qui se composait d'une tunique beige ainsi qu'un veston en lin pour lui et d'un chemisier gris avec un tricot blanc pour Reina – ne montraient guère leur fonction. Il ne s'imagina pas un seul instant qu'évoquer leur statut pourrait, au lieu de l'apaiser, inquiéter la jeune femme qui se baladait avec des draps couverts de sang pour une raison obscure.

Reina, elle, le nota et salua la remarque aussi stupide qu'inutile de son camarade d'un mouvement de tête exaspéré. Elle ne voyait pas en quoi être soldat était une garantie qu'ils ne feraient pas de mal à la religieuse. Et surtout, elle ne comprenait pas en quoi ne pas en être un pouvait signifier le contraire.

Reina connaissait John. Elle savait à quel point faire parti de l'armée était pour lui une fierté. Elle comprit donc, dès que les premiers mots eurent franchi le seuil de ses lèvres, que John ne révélait pas leur statut uniquement pour rassurer la religieuse, comme il le prétendait, mais également pour se vanter de manière détournée.
Et le pire, songea-t-elle, c'est qu'il ne s'en rend surement pas compte. C'était effrayant à quel point de beaux yeux pouvaient retourner le cerveau d'un homme.

Mais surtout, c'était effrayant de sentir son cœur se serrer en constatant qu'ils avaient tant d'effet sur John.

« Alors, que s'est-il passé ? » relança-t-elle pour chasser ce pincement.

La Sœur la dévisagea un moment, fronça les sourcils dans une mine soucieuse, avant de finalement souffler :

« Le Père Rysath a été blessé. Ce matin, pendant une audience.

-Comment est-ce possible ? s'étonna John. Est-ce qu'il va bien ?

-Il est inconscient pour le moment. Mais ses blessures ne guérissent pas, malgré l'intervention des Guérisseurs. »

Les deux jeunes gens restèrent bouche bée. Des blessures que même le Don ne pouvait soigner ? Reina fronça les sourcils. Si elle se souvenait bien, ce matin devait avoir lieu l'audience de...

« Qui était le prisonnier ? demanda-t-elle brusquement.

-Reina je ne pense pas qu... commença John (et la soldate ne manqua pas de remarquer que c'était la première fois qu'il lui adressait la parole de la journée)

-Qui ? »

La Sœur la dévisagea un instant, confuse, avant de fouiller dans ses souvenirs.

« Une jeune fille, il me semble. Je crois qu'elle était entrée en Draecaror sans permission... »

Les regards de Reina et de John se croisèrent et tous les deux, stupéfaits, reconnurent la description de la prisonnière. L'adolescente qu'ils avaient arrêté la veille. Les mots de l'Autre résonnèrent - clair pour John, un peu moins pour Reina qui n'avait que de très vagues souvenirs de ce qu'il s'était passé - : « Elle est bien plus dangereuse. » Un sentiment de malaise vint se lover au creux de leur estomac.

« Vous ferez mieux de partir, déclara la Sœur en les sortant de leur torpeur. Le Père Rysath ne pourra certainement pas vous recevoir avant quelques jours. Excusez-moi, je dois vous laisser. »

Et elle partit, les laissant pantois, un goût de confusion persistant sur leurs papilles. John et Reina s'observèrent et d'un commun accord silencieux, firent demi-tour en traînant des pieds. John se demandait ce que tout-cela pouvait bien signifier. Qui était réellement cette fille ? Comment avait-elle pu blesser le prêtre ?

Reina, elle, essayait d'analyser ces étranges sensations qui ne lui appartenaient pas. Pourquoi les battements de son cœur étaient-ils si irréguliers ? Pourquoi ces frissons lui parcouraient-ils le dos ? Elle ne se souvenait que vaguement du visage de l'adolescente, alors pourquoi se méfiait-elle tant ?

« Je me demande qui est réellement cette fille » marmonna John.

Reina, immergée dans ses pensées, ne lui répondit que par un vague grognement. Elle oubliait quelque chose d'important, elle le savait. Quelque chose que son subconscient s'efforçait de lui rappeler mais qu'elle n'arrivait pas à effleurer. Cela concernait la fille, oui, mais qu'est-ce que...

« Ah ! s'exclama-t-elle en faisant sursauter John.

-Qu'est-ce qui t'arrive ?

-L'étrangère... Elle avait cet objet étrange sur elle avec une sorte de message... »

Elle faisait de son mieux pour se rappeler, mais ses souvenirs restaient vagues, trop vagues pour n'être plus que des images incertaines. Elle claqua la langue contre son palet, frustrée.

« Pourquoi tu dis que c'est une étrangère ? demanda John.

-Je ne sais pas. Ses vêtements je crois, ils étaient bizarres »

John, qui visiblement, ne se souvenait pas de ce détail, fronça les sourcils tentant de se rappeler. Mais bien vite, il abandonna en soupirant.

« Et ces objets ? Où est-ce qu'ils sont ?

-Certainement à la prison » hasarda Reina.

John sembla réfléchir quelques instants puis lança – bien que Reina ait d'ores et déjà deviné ses paroles- :

« Ça te dérange de passer les récupérer avant de rentrer ? »

Pour toute réponse, elle haussa les épaules en marmonnant un "pourquoi pas" et se retint de sourire devant l'enthousiasme de John. Sa curiosité insatiable pouvait être irritante parfois, mais en cet instant, Reina la trouva touchante. Elle le suivit donc, râlant pour le faire ralentir, et savoura le soulagement qui lui dénouait l'estomac. Elle avait eu peur qu'il lui en veuille et avait eu trop honte pour lui adresser la parole. Et devant l'attitude froide de John, cette crainte n'avait fait que se renforcer au point de la pousser dans un mutisme complet. Mais à présent, il semblait avoir oublié sa rancune et agissait des plus normalement avec elle. Comme avant.

Mais Reina ne put ignorer le pincement douloureux au creux de sa poitrine lorsqu'elle revit les beaux yeux bleus à l'origine de ce changement.

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