Épilogue
La salle du trône avait été lavée de son sang et des débris de l'échiquier brisé.
Jusqu'au bout, Amaury avait possédé ce sens du symbole et de la mise en scène. Lyssandre gardait un souvenir vif de ce qui s'était produit en ces lieux. Un souvenir précis au point de semer le doute. Lyssandre revoyait le visage d'Amaury, le poids et la forme de sa semelle sur sa main, la douleur des os qui se rompent, et chaque détail de cette ultime opposition.
Lyssandre aurait pu croire que cette interminable journée remontait à la veille.
Amaury l'avait longtemps hanté. Pas précisément son visage, mais l'ombre qu'il avait portée, celle qui avait laissé penser à Lyssandre qu'il avait été manipulé jusqu'au bout. Cette voix, persuasive, qui lui assurait qu'il avait beau se débattre, il finirait toujours par atterrir à l'endroit où il devait achever sa route.
Et Lyssandre avait véritablement cru que la sienne ne continuerait pas au-delà de cette pièce emblématique.
Là où tout avait débuté. Là où tout était destiné à s'achever.
En un sens, Lyssandre partageait toujours cette croyance et la cérémonie qu'accueillait la salle du trône ce jour-là tendait à lui donner raison.
Le roi s'était longtemps réveillé en sursaut la nuit, s'était retourné au beau milieu de la journée, sans raison, en craignant qu'un prince maudit vienne plonger dans son cœur une lame d'obsidienne.
Il n'y avait plus de malédiction, plus de pions à manipuler, plus non plus de destin à contenter. Lyssandre avait accompli le sien. Le souverain savait désormais que ces fables, ces légendes auxquels sa crédulité le rendait sensible, n'étaient que des histoires. Amaury avait voulu le convaincre qu'elles étaient réelles, ou peut-être y avait-il cru, lui aussi, en honnête héros de sa propre mise en scène.
Toute cette histoire ne datait pas d'hier. Le temps avait fait son œuvre, avait résorbé les maux et calmé les tourments. Les années écoulées avaient apaisé la peur de Lyssandre.
La salle du trône brouissait d'une agitation certaine. Une atmosphère euphorique encourageait les bavardages, même à mi-voix, et le roi, derrière son rideau, palpait avec curiosité une étonnante sensation de déjà-vu.
L'histoire ne se répétait pas, pourtant, elle ne faisait que poursuivre son cours immuable.
Et Lyssandre y avait pris part, de très longues années. Il avait servi Loajess plus que ses sujets ne l'avaient servi, mais c'était certainement mieux ainsi. Après tant de labeur, se tenir derrière ce rideau, l'enthousiasme des invités rampant jusqu'à lui jetait sur son visage un sourire ému.
Il se rappelait avoir tremblé, derrière ce rideau. Avoir tant tremblé qu'il avait craint de trébucher devant tous les puissants conviés à la cérémonie. Il se rappelait le poids sur ses épaules, de cette oppression qui entravait sa gorge et broyait ses poumons, l'affreuse sensation de ne pas se trouver là où il l'aurait dû. Pire, d'accaparer la place d'un autre.
Lyssandre ne ressentait qu'une nostalgie douce, latente, qu'il embrassait avec plaisir. Lui qui n'aurait jamais pensé vivre un pareil instant.
Le roi prit une inspiration et écarta le lourd rideau pour abandonner l'ombre, une dernière fois. La foule se tut instantanément, plus par respect que par crainte.
Le regard de Lyssandre s'attarda d'abord sur les détails de la pièce. Elle n'avait pas changé, à l'exception de quelques légers arrangements. Les colonnes se dressaient, plus fières que jamais, et les rayons du soleil s'engouffraient par les nombreuses fenêtres pour baigner la pièce. Un rayon de soleil blanc, pur, presque ardent, s'échouait devant le trône, à l'endroit même où le roi aurait dû se tenir. Cela ressemblait à une invitation. Une invitation que Lyssandre déclina. Il laissait cette place de choix à un autre.
Il poursuivit plutôt sa minutieuse analyse, comme s'il souhaitait inscrire chaque élément dans sa mémoire. Ses yeux s'attardèrent sur le trône, recouvert d'or et des plus fines pierreries, et sur la tapisserie qui s'étalait juste derrière. Il lui aurait suffi de s'approcher un peu pour lire les noms de chacun de ses prédécesseurs, des plus récents aux plus lointains.
Achille, Soann, et... Amaury.
Les conseillers de Lyssandre avaient insisté, martelé qu'inscrire ce nom aux côtés des rois étaient une injure à la lignée, que cela venait à reconnaître la légitimité d'Amaury. Un félon, un traître, ne méritait pas de figurer parmi des personnalités d'un tel prestige. Lyssandre n'avait pas cédé.
Il se rappelait d'une époque où personne ne le pensait digne de s'y trouver.
Amaury avait régné. Peut-être pas pour le mieux, peut-être pas non plus pour les bonnes raisons, mais il avait été roi. Renier cette vérité revenait à mentir et Lyssandre ne voulait pas que Loajess oublie ce pan de son Histoire. Ces guerres, ces conflits intestins, ces règlements de compte. Ce n'était pas la première fois que le Royaume connaissait des épisodes aussi sombres. Ses dirigeants avaient seulement préféré n'en laisser aucune trace pour ne léguer, aux générations futures, que l'illusion d'une société irréprochable et d'un pouvoir imprenable.
Amaury figurait aux côtés des dates de son règne : 432-433. Un corbeau avait été brodé, contre son nom.
Juste en bas avait été inscrit le nom de Lyssandre et les dates de son règne. La première, 432, avait déjà vieillie, mais la seconde avait été ajoutée la veille, sur ordre du roi : 446.
Le règne de Lyssandre avait été moins long que celui de Soann, moins long aussi qu'un bon nombre de ses ancêtres. Lyssandre avait l'âge auquel Amaury avait quitté le château. Ce départ engendrait les desseins vengeurs qui l'avaient mené à commettre nombre d'actes regrettables. Son neveu espérait que son départ donnerait à Loajess l'occasion de grandir encore. Lui estimait en avoir assez fait, avoir accompli ce qui devait l'être.
Il fit face à la foule compacte qu'accueillait la salle du trône. Lyssandre avait songé un temps proposer une cérémonie en extérieur afin de convier autant d'invités que possible, mais le projet avait été abandonné. D'une part, parce que la tradition l'emportait sur le sens pratique, et lorsqu'il s'agissait de détails aussi insignifiants, Lyssandre voulait bien l'admettre, et d'une autre parce que le printemps n'offrait pas des conditions idéales.
Le roi suivit les visages les plus proches du regard. Il y lut de l'admiration, de la fierté parfois, et même un peu de peine. Lui-même ressentait un pincement, juste au niveau du cœur. Il aurait pu régner ainsi jusqu'au crépuscule de ses jours, mais il n'avait pas souhaité s'accrocher à la Couronne comme l'avait fait ses prédécesseurs, jusque sur son lit de mort.
Loajess lui avait permis de compléter le vide dont il avait été construit. Lyssandre avait employé toute son énergie à lui rendre la pareille.
Le pouvoir n'avait jamais intéressé son plus grand émissaire.
Pour preuve, le roi apparaissait tête nue. Il avait laissé sa couronne sur l'assise du trône, là elle attendait son prochain possesseur. Il avait tenu à se dévoiler ainsi, humble, vulnérable, mais plus jamais faible.
Humain, surtout.
Lyssandre s'attarda sur un visage familier. Un peu plus que cela, d'ailleurs. Nausicaa aurait presque pu paraître sage, avec ses mains tranquillement posées sur ses genoux. Son menton haut, sa stature charismatique et l'aura folle qu'elle dégageait niaient cette impression. La baronne de Meauvoir faisait de rares séjours à la Cour, souvent houleux, car sa présence était autant redoutée qu'attendue. Elle emportait avec elle son vent de nouveauté, plus révolutionnaire en un sens que l'avait été Lyssandre.
Il lui disait toujours, la plaisanterie siégeant sur un fond de vérité, que la révoltée, des deux, cela avait toujours été elle.
Rien n'aurait pu être plus vrai. La propension de la courtisane à outrager et à bousculer les mœurs dépassait l'entendement. Lyssandre la soupçonnait d'en avoir fait un jeu. Elle attirait autant de mépris que d'admiration. Elle bousculait les codes établis, en particulier lorsque ceux-ci enfermaient les femmes dans un rôle réducteur. Une vaste entreprise que Nausicaa n'entendait pas abandonner de sitôt. Chaque échec l'enrageait, la confortait dans son engagement, et lui inspirait de nouveaux combats. Bien qu'établie à Halev, elle avait voyagé sur toute la surface de Loajess, jusqu'à revenir chez elle, dans sa demeure natale. Elle aimait répondre, à ceux qui l'interrogeaient sur ses désirs de déposer enfin valise, avec un époux de préférence, et de se ranger, qu'elle ne se sentirait jamais chez elle tant que la société n'aurait pas changé de visage.
Lyssandre lui adressa un sourire éclatant et elle le lui rendit volontiers, après avoir réarrangé ses cheveux relevés au-dessus de sa nuque. Elle semblait parfaitement à son aise et son assurance rappela à son vieil ami une conversation qu'ils avaient eue ensemble, plus tôt dans la matinée.
— Tu m'abandonnes.
— Nausicaa...
— Non, mais pars vivre au grand air. Je serais pas surprise d'apprendre que ma fleur bleue préférée a fini par écrire des poèmes dégoulinants de bons sentiments.
Lyssandre croqua dans un raisin et étouffa un rire. Nausicaa, les bras croisés sur sa poitrine, le boudait.
— Allez, on en a déjà discuté. Tu ne vas quand même pas m'en vouloir.
— Moi, non, mais pense une minute à tous ces cœurs à prendre que tu vas briser.
Nausicaa, avait décroisé ses bras, alanguie sur le rebord de la fenêtre. Elle s'étira comme un chat dans la lumière pâle du matin.
— Crois-moi, elles sont dépitées. Tu pars sans prendre épouse. Imagine un peu la désillusion.
— Oh, je suis persuadé qu'elles s'en remettront. Il y aura d'autres partis, meilleur que moi, et elles auront tout le loisir de les convoiter.
— Peut-être bien.
— À bien y penser, j'aurais peut-être dû t'épouser. Cela nous aurait épargné un certain nombre de soupirants.
— Pitié, pas toi ! Ne va pas nourrir les prochains potins. La Cour a déjà trouvé la certitude, on ne sait où, que tu t'exilais pour m'épouser à l'abri des regards.
Lyssandre gloussa. Il n'était pas le seul à être doué d'une imagination florissante. Ses courtisans excellaient en la matière.
— Une épopée romantique à souhait. Rien qu'à y songer, je frissonne d'envie.
Lyssandre secoua la tête. Nausicaa s'était forgée une réputation de cœur inatteignable et ce n'était pas faute d'avoir été courtisée. Les premières fois, la baronne avait renvoyé la demande à l'expéditeur avec un dégoût âpre. Ces jeux de séduction lui en rappelaient d'autres dont l'issue l'avait marquée pour toujours. Elle avait fini par décliner les offres sans s'offenser.
— Où est-il ? s'enquit la baronne, avec un sérieux qu'elle ne perdait jamais bien longtemps, sauf peut-être en la compagnie de Lyssandre.
— Mmh ?
— Lyssandre...
— Je crois qu'il n'a pas envie d'être dérangé.
— À quel point est-il terrifié ?
— Au point où tu l'imagines. Cela finira par lui passer.
Lyssandre sourit à la clarté matinale, à cette lumière pure comme seul le printemps savait offrir.
— Tu lui glisseras un mot de soutien quand il se décidera à descendre.
Lyssandre savait mieux que personne ce que son successeur pouvait ressentir.
Et c'était précisément cette peur, cette appréhension, qui ferait de lui un bon roi.
Nausicaa jeta un regard désapprobateur à un homme un peu trop bavard, juste derrière elle.
Le public qu'accueillait la salle du trône avait changé, lui aussi. Le chaos abandonné par Amaury après sa mort avait fait de Loajess un véritable cadeau empoisonné. Les noblesses s'opposaient les unes aux autres. Celle du Nord, celle constituée par les insulaires et par les seigneurs des côtes Est, ainsi que les factions déjà établies, les nobles-sangs et les sangs-neufs. L'un des premiers changeant opéré par Lyssandre avait été de rétablir l'ordre parmi ce qui semblait être des plans irréconciliables. Il avait offert, à tous, le droit de siéger à Halev, dans un Episkapal bâti sur les restes encore brûlants de l'édifice perdu.
En échange de cette représentativité, de cette équité que l'on avait fini par retrouver à la Cour, Lyssandre avait obtenu la centralisation du pouvoir détenu jusqu'alors par les seigneurs. Cette mesure garantissait davantage de transparence dans toutes les régions de Loajess et des aides mises en place, et un traitement spécifique aux besoins exprimés par chaque zone. Cet accord, signé entre les puissants du Royaume, jusqu'aux plus petits seigneurs, avait été l'un des fondements du remaniement inauguré par Lyssandre.
Ainsi, la Cour se formait désormais de figures diverses, souvent opposées. Le paysage y était hétéroclite et les tensions que cela avait induis, en premier lieu, avaient fini par s'apaiser.
Lyssandre interrompit le cheminement de sa pensée et son désir de s'assurer qu'il laissait derrière lui une Loajess changée. Le regard de Nausicaa s'était abattu sur une silhouette solide, qui avait à son tour écarté l'épais rideau rouge pour se dévoiler.
Priam de Loajess avait retenu son souffle, comme s'il craignait d'être hué. La foule lui présenta un silence religieux qui accompagna le successeur jusqu'à la place qui lui revenait : en pleine lumière.
Priam se tint devant son cousin, avec une humilité qu'il lui avait toujours connue. L'humilité d'un soldat, d'un guerrier, de l'homme loyal qu'il avait toujours été. Il avait servi la garde et avait suivi la pacification de l'armée. Chaque fois que la paix avait vacillé, car les échecs avaient été nombreux, il avait répondu présent. Il avait combattu avec plus de bravoure que la plupart de ses frères d'arme, jusqu'à rejoindre le palais où il avait accompagné Lyssandre dans l'exercice de ses fonctions.
Dès lors, la succession n'avait été qu'une formalité. Loajess s'était doutée du nom qui se présenterait, le jour où Lyssandre s'éteindrait. La faible différence d'âge était le seul obstacle à la passation et l'actuel souverain s'était défait de cette difficulté. Il donnait à Priam sa couronne, son trône, toutes les clés du pouvoir. L'adolescent d'autrefois avait grandi, avait abandonné l'adulte à l'endroit même où il s'apprêtait à devenir roi.
Lyssandre n'avait jamais repris épouse. Ainsi, il n'avait donné aucun héritier à la Couronne de Loajess. Le trône réservé à la reine était resté inoccupé toutes ces années et plutôt que de retirer le siège comme Soann l'avait fait pour ne pas se rappeler sans cesse la disparition de son épouse, il avait refusé de l'enlever.
Miriild n'était jamais réellement partie.
Elle demeurait, aux yeux de Lyssandre, comme la seule digne d'être appelée reine.
Face à lui, le prince mit un genou à terre et dégaina son épée, pointe dirigée vers le sol. Entra alors, par la porte du fond, un jeune homme, de quelques années le cadet du futur roi. Il était accompagné par Cassien, sobre, rigide, dans sa tunique de chevalier. Ces vêtements étaient pareils aux toilettes somptueuses que Lyssandre affectionnait tant. Ils étaient comme une seconde peau et leurs regards s'effleurèrent, l'espace d'un instant. Le symbole était aussi grand pour l'un que pour l'autre.
Lyssandre prononça les paroles qu'un prêtre avait adressé à Cassien, il y avait bien des années, et le chevalier prêta serment. Ce faisant, il libéra le soldat qui le secondait du sien.
Vint ensuite le tour de Priam, qui s'était comme statufié aux pieds de Lyssandre.
— Relevez-vous.
Priam obéit avec la ferveur aveugle, mais empreinte d'une sagesse acquise avec le passage du temps, d'un soldat.
— Priam de Loajess, en ce jour, moi, Lyssandre Sahel Loen de Loajess vous confie ce que je possède de plus précieux : mon Royaume, terre de nos ancêtres et terre de vos descendants.
Car Lyssandre n'avait jamais abandonné ses idées. Il n'avait jamais remédié l'héritage de ses aïeux, pas plus qu'il n'avait fermé les yeux sur les leçons à en tirer. Il lui avait servi à forger un avenir à Loajess, un avenir loin des guerres, loin des conflits qui l'avaient saigné. Il l'avait enseigné à Priam, afin que se perpétue cette paix durement conquise.
— Promettez-vous de vous faire l'humble serviteur du Royaume et de chacun de ses sujets, de ne jamais les corrompre, de ne jamais abuser du pouvoir dont vous disposerez ? Promettez-vous de préserver la paix de Loajess et celle du Traité ? Promettez-vous de ne jamais ternir l'honneur de votre nom et celui de chaque nom inscrit dans le registre des rois ? Promettez-vous de vous faire le bras de la justice ?
— J'en fais serment.
— Acceptez-vous de me succéder et de porter la couronne ainsi que tous les devoirs qu'elle comprend ?
— Je l'accepte.
Lyssandre se détourna pour attraper la couronne qui reposait sur l'assise. Il lui semblait que l'or brûlait ses doigts et que la sensation s'estompa dès lors qu'il posa, sur le sommet du crâne de Priam, le précieux joyaux. La couronne coiffait sa figure anxieuse, de ses yeux couleur d'ambre à sa bouche charnue, héritage maternelle.
En cet instant, Lyssandre se fichait bien qu'on puisse lui reprocher ce geste. Priam n'était pas son fils, il était de sang impur et de naissance illégitime. Priam n'en était pas moins apte à régner et son cousin savait qu'il saurait le prouver.
— En ma qualité de souverain, je me dépossède de mon titre et vous fais roi de Loajess.
Priam se redressa, vertèbre par vertèbre, jusqu'à ce que ses yeux se trouvent à la hauteur de ceux de Lyssandre. Ou presque, parce que son cousin était plus petit que lui de quelques centimètres.
— Un roi ne s'agenouille pas, cousin.
La gorge nouée, le garçon avait toutefois bien grandi et Lyssandre enveloppa son visage entre ses mains, comme l'aurait fait un père. Ou peut-être un frère.
— Je serai là. Je te promets que je ne serai jamais loin.
— Vous lui manquerez, souffla-t-il.
Priam s'éclaircit la gorge sous les applaudissements de la foule qui s'était levée pour ensevelir le roi sous une floppée de félicitations.
— À Loajess, vous lui manquerez.
Lyssandre ne lui avoua pas qu'elle lui manquait déjà. Cet instant appartenait à Priam, et à Priam seul.
Dans la pièce, une clameur devenue symbole gonflait, jusqu'à ce que Lyssandre consente à s'écrier à son tour :
— Longue vie au roi !
***
Le soleil bordait l'horizon, prêt à s'y reposer.
Le crépuscule révélait Loajess sous son plus beau jour et du haut du palais, Lyssandre admirait chaque nuance qui saisissait les tours, les pavillons, les jardins et les cours.
Il savoura l'instant sacré et éphémère.
Son pas extraordinairement lent foulait l'herbe fraîche, humide, du verger royal.
Nausicaa revenait d'une promenade dans le sens inverse et s'arrêta à sa hauteur. Les tâches vertes qui souillaient ses genoux la trahissaient. Elle s'était agenouillée dans l'herbe et Lyssandre ne pouvait pas feindre d'en ignorer la raison. Nausicaa voyait en tout endroit un sanctuaire et lorsqu'elle ne pouvait pas se rendre sur le lieu où la dépouille d'un défunt se trouvait, elle s'aventurait dans un jardin, là où elle palpait la terre. Elle rendait alors hommage aux disparus et aux ombres qui, personnellement, la hantaient : Tybalt, Calypso, et Dhelia.
— Une histoire qui se finit, n'est-ce pas ? s'enquit-elle, d'une voix enrouée, mais la tête haute.
— Et une autre qui débute. Peut-être devrais-tu essayer, toi aussi.
Dans la bouche de Lyssandre, c'était presque comme s'il lui conseillait de laisser les morts là où ils se trouvaient. Or Nausicaa savait qu'il n'avait oublié aucun d'entre eux et qu'il partageait ce rapport aux défunts. Elle s'était reconstruite comme elle l'avait pu et Lyssandre estimait que les années l'avaient embellie en sculptant son visage.
Celle que l'on surnommait la Dame, un titre qui n'était pas sans rappeler Calypso, était un exemple de force même dans ses faiblesses.
— Oublier les morts, c'est les condamner à périr une deuxième fois.
— Puis-je au moins te demander d'être heureuse ?
— Promets-moi quelques chevauchées, rien que toi, moi et Cassien, et nous pourrons songer au bonheur.
— Tout ce que tu voudras.
Un sourire fleurit sur les lèvres de Nausicaa. Ses cheveux châtains se répandaient au gré du vent et elle n'y prêtait pas la plus petite attention. Sur sa bouche fine avec éclos un sourire, de quoi parfaire une figure pourtant pas exempte de défauts. Cela ne la rendait que plus captivante. Le bonheur n'était pas l'absence de peines, mais la capacité à les admettre et à vivre en leur présence.
— Alors tu peux partir l'esprit tranquille, Lyssandre.
Elle passa à sa hauteur, effleura ses doigts des siens, et ajouta :
— Je suis heureuse.
Et elle glissa un lys dans la main de son ami avant d'être avalée par la bouche immense de l'édifice.
Les pas de Lyssandre le menèrent jusqu'au pied d'un arbre immense, sans doute centenaire, et il remarqua l'ombre noire d'un corbeau sur une branche. Il ne poursuivit pas sa route.
Ici, un corbeau croassait.
Là-bas, un battement d'ailes accompagnait l'envol d'un oiseau.
Lyssandre déposa le lys fraîchement cueilli au pied de l'arbre où il s'était jadis arrêté, où le destin l'avait rattrapé.
Là où il avait appris la mort de Soann.
Là où Calypso lui avait annoncé l'impensable.
Ce lys, il le laissa glisser au sol en la mémoire de tous les disparus. Les princes, les princesses, les faux traîtres, les faux fidèles, tous ceux qui avaient chuté.
Pour Hélios, pour Willow. Pour Tybalt et pour Elénaure. Pour Miriild et pour Tryarn. Pour Amaury.
Lyssandre abandonna son propre symbole à la mémoire des morts. C'était presque comme y renoncer ou le leur offrir. Il leur devait bien cela.
Il pourrait compter sur Loajess pour ne pas oublier son lys, pour ne pas occulter son nom.
Des bruits de pas, étouffés par l'herbe, lui parvinrent. La discrétion de cette approche ne laissa aucun doute sur l'identité de la personne. Cassien avait conservé ses habitudes de soldat. Il y avait pourtant plus de treize ans qu'il n'avait pas combattu. Treize ans durant lesquels il avait rempli son rôle, n'avait pas ménagé ses efforts pour seconder son roi.
Ce jour-là, il était étreint par la même émotion que son amant, bien qu'il restait incapable de le manifester. Dans la lumière rampante et vespérale du couchant, il rejoignit Lyssandre et quelques enjambées.
— Ne vous avisez pas à m'appeler Majesté, le prévint Lyssandre.
La bouche sévère, mais pleine de Cassien se détendit. Ce fut, pour lui, ce qui s'approchait le plus d'un sourire.
Ils avaient perdu ensemble ce qui les avait si longtemps définis. Se défaire de ces étiquettes, de ces rôles, demanderait du temps.
Ils étaient enfin libres.
Cassien ne combattrait plus et il avait été l'une des personnalités majeures de la pacification du Royaume. Il avait fallu trouver une place aux soldats revenus de la guerre. Toute l'économie du Royaume s'en était vue impactée et cette difficulté, dont Lyssandre avait sous-estimé la gravité, aurait pu sonner la fin d'une illusion. Là encore, la bataille n'avait pas été gagnée d'avance et il y avait eu des échecs. Il y en aurait d'ailleurs encore, mais le changement opérait. La société se bouleversait, fragment par fragment, et Lyssandre aimait à penser que ce n'était que le début.
Peut-être cette société leur permettrait un jour d'apparaître au grand jour. Il avait été décidé que les deux hommes vivraient au Ciamon durant l'hiver et qu'ils regagneraient leurs quartiers au palais royal dès le retour des beaux jours. Cela leur laisserait tout le loisir de profiter d'une intimité rare, au cours des treize dernières années, et d'une tranquillité à laquelle ils pouvaient enfin aspirer.
Après tant d'années à bousculer des systèmes poussiéreux, à bouleverser des instances inefficaces, ils avaient gagné le droit au repos. Lyssandre avait largement mérité sa réputation de fondateur après avoir repensé le pouvoir sous toutes ses coutures, non sans se heurter à la retenue des puissants. Les bouleversements se contentaient par centaines et lorsque Lyssandre contemplait Loajess, il songeait à ce chemin parcouru. Son royaume avait conservé des relations, parfois tendues, souvent méfiantes, avec Déalym, notamment après le décès d'Äzmelan, deux ans plus tôt. Le Nord n'avait pas demandé son indépendance, mais disposait d'un statut particulier et des lois en partie propres à son territoire.
— Vous avez réussi.
— Oui, murmura Lyssandre, d'une voix étranglée. Je crois que oui.
Il ne retiendrait pas la réussite, mais la sensation d'accomplissement qui engourdissait ses doigts et qui le soulageait de toute crainte. Il en aurait d'autres, des peurs, mais pour l'heure, il avait envie de savourer ce goût si singulier sur sa langue.
Il n'y avait pas l'ombre d'une tempête à l'horizon. Tout était calme.
Lyssandre prit une profonde inspiration et se gorgea de la nostalgie, du parfum fruité des vergers.
— Tout est en ordre, articula-t-il finalement. Avez-vous des regrets ?
— Non, aucun. Et vous ?
— Aucun.
Cassien avait abandonné l'ombre de Lyssandre pour se tenir à sa hauteur, le visage peint par les lueurs mourantes du jour. Il reconnaissait cette émotion, tapie au fond de lui. Celle qui annonçait la fin. Une fin qu'il n'avait jamais espérée, plus douce qu'amère.
Il n'y avait aucune trace de sang, sinon celui qui nimbait le soleil flamboyant.
Lyssandre avait raison : tout était dans l'ordre.
La main de Cassien effleura celle de son amant. Ses doigts ne répondaient plus. La flèche avait endommagé les tissus et si la main avait pu être sauvée, elle n'était plus qu'un poids mort.
Les doigts de Lyssandre tremblèrent à son contact. La sensation couplée à l'émotion qui le berçait était délectable.
— Ne vous pressez pas, lui glissa Cassien, à l'oreille, avant de tourner les talons.
— Après tout, ce monde peut bien tourner sans nous.
Cassien ne put qu'acquiescer en laissant Lyssandre à ses adieux. Le monde était prêt à se passer d'eux.
Lyssandre ne chercha pas à dompter l'émotion magistrale qui lui déchirait les entrailles. Il laissa la mélancolie se déployer, l'embrasser, et l'accomplissement flatter sa peau dans la caresse tiède du printemps. Une mélodie qui baigna ses yeux de larmes.
Lyssandre murmura, au seuil du crépuscule et du chant lointain des oiseaux, un adieu autant qu'une promesse :
— Longue vie au roi, Loajess.
Plus de 4000 mots pour cet épilogue. Je vous réserve mon au revoir pour la prochaine partie et j'espère que cette conclusion aura été à la hauteur de vos attentes !
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