Chapitre 9

[Pour ouvrir ce chapitre, l'encrage d'un dessin de Nausicaa. Je ne suis pas particulièrement contente du résultat, du visage surtout, mais j'espère qu'elle vous plaira !]

Nausicaa pressa le pas dans les vergers du palais.

Elle le savait, pourtant. Il lui était impossible de semer la dame de compagnie que Laval avait collé à ses talons. Plus fidèle que son ombre au moindre de ses déplacements, Nausicaa pouvait à peine de se rendre aux latrines sans que la voix haut perchée de la demoiselle ne s'élève. Elle avait été tenue de se faire la plus discrète possible, mais cela ne l'empêchait pas de prendre la parole lorsqu'elle craignait de manquer à son devoir.

— Mademoiselle de Meauvoir, mademoiselle de Meauvoir ! De grâce, ralentissez !

Nausicaa ne lui prêta aucune attention. Elle lui faisait presque pitié, avec son sens des responsabilités à toute épreuve. Si elle avait eu suffisamment de jugeote pour la remettre entre les mains d'une personne digne de confiance, la baronne aurait sans doute applaudi cette qualité. Cette docilité avait plutôt tendance à l'écœurer.

— Où allez-vous ainsi ? Vous pouvez me le dire, vous savez...

Un sourire narquois s'évada des lèvres de Nausicaa. Qu'elle soit damnée si elle osait confier quoi que ce fut à cette intriguante ! Deuxième fille d'une famille qui avait frôlé la déchéance après la chute d'Elénaure de Lanceny, elle mettait tout en œuvre pour revenir en grâce à la Cour. L'arrivée miraculeuse d'Amaury, qui tendait à faire table rase de la domination des uns, de la soumission des autres. Les cartes ne tarderaient plus à être redistribuées et, une fois n'était pas coutume, le prince oublié savait ce qu'il faisait.

En bon maître du jeu, il changerait chacune des règles.

Nausicaa commençait à le comprendre, et sa théorie aurait tout le loisir de se confirmer, mais les alliances allaient se défaire. Les vieilles ententes ne résisteraient pas au règne d'Amaury et il l'espérait. Des différends au sein de la noblesse lui laisseraient matière à manipuler les plus isolés et ceux qui se croyaient en position de force. Les deux confondus, et tous les autres cas qui gravitaient autour de ces deux extrêmes.

— Comme c'est aimable de votre part.

Le visage de la demoiselle, nommée Ophnelle, était poupin et Nausicaa lui reconnaissait une certaine intelligence. Elle n'était pas aussi dévergondée que ses semblables, pas aussi moralisatrice ni même aussi inconsciente. Cela ne faisait pas d'elle une femme vertueuse ou digne de confiance, car elle connaissait les usages de la Cour suffisamment bien pour espérer la réintégrer avec la bénédiction des plus grands. Si la situation avait été moins délicate, la baronne aurait peut-être pris cet oisillon sous son aile, par solidarité plus que par amitié, mais il était question de survie.

Et, à l'instar des animaux, les humains ne possédaient plus aucune prudence lorsque l'on portait atteinte à son existence.

— Laval ne vous a pas engagé pour me faire la conversation, alors aillez l'obligeance de ne pas trop vous faire remarquer. Vous tenir dans le sillage d'une désapprouvée ne devrait pas vous aider à apparaître moins transparente aux yeux des hautes sphères de ce monde, ma chère. Vous devriez vous trouver d'autres occupations.

Nausicaa détestait l'idée de nuire à une femme. Elle éprouvait plus de scrupules que médire envers un homme, pour la simple raison qu'elles autres avaient déjà assez à endurer en survivant dans un monde qui avait été bâti sans un regard pour leur existence. Pourtant, sa position à la Cour, même depuis son retour remarqué d'Halev qui avait engendré des restrictions plus ou moins étouffantes, ne lui laissait pas d'autres choix. Ici-bas, pour survivre, il fallait s'assurer de marcher sur le corps de ses rivales.

Soufflée par les propos de Nausicaa, Ophnelle se tint sagement dans son sillage. Elle ne devait pas confondre son silence avec de la résignation. Au contraire, la jeune femme cherchait sans doute une manière de se venger.

La courtisane lui offrit son dos et ne fit plus l'effort de se retourner. Elle marcha jusqu'aux extrémités des vergers. Ils avaient longtemps été boudés par la noblesse qui lui préférait les odeurs florales de la cour intérieure. Désormais, l'automne s'annonçait et Nausicaa les branches piquaient du nez vers la terre. Les feuilles tapissaient le sol et taisaient le bruit de ses pas.

Lorsqu'elle se retourna à nouveau, elle crut avoir été laissée seule. Un visage déplaisant s'invita dans son champ de vision, entre les arbres qui rougissaient et dont l'habit verdoyant se dégarnissait peu à peu. Nausicaa reconnut les traits juvéniles de celle qui avait endossé le rôle de sa servante.

— Toi.

Dhelia conserva le silence, comme elle l'avait souvent fait. Derrière son tablier trop large de servante, son mutisme avait presque attendri la baronne, mais à présent qu'elle connaissait la véritable identité de la gamine, elle n'éprouvait à son endroit qu'un immense dégoût.

— Que me veux-tu ?

— Vous devriez revoir vos bonnes manières, mademoiselle de Meauvoir. Les enfants de l'Ouest sont moins impolis que vous.

Les dents de Nausicaa grincèrent. Cette voix placide crissait à ses oreilles. Au même instant, quelques courtisanes escortées par deux hommes qui paradaient, le torse bombé, passèrent à proximité. Une nuée de murmures s'éleva et, au milieu des paroles qui s'entrelaçaient, Nausicaa perçut quelques bribes :

— Et elle ose encore apparaître en public. Un fiancé qui pourrit sous terre, un traître qui plus est, et elle refuse les avances d'un marquis.

— L'inclinaison de Laval n'est plus à démontrer, souligna-t-on.

— Mais elle préfère se faire désirez, voyez-vous. Comme si un marquis n'était pas suffisamment bien pour elle.

Nausicaa ne releva même pas les remarques acerbes qui concernaient son visage trop asymétrique, trop peu parfait, et son corps qu'on aurait préféré plus en forme. Cela aurait pu être tout autre chose, un nez trop prononcé, un menton trop avancé, ou encore des traits trop caractériels. Derrière la teneur purement superficielle de ces dires se cachait une volonté de nuire que Nausicaa aurait pu reconnaître entre toutes.

La moutarde lui montait au nez lorsqu'elle se tourna vers Dhelia pour rétorquer, acide :

— Je serais ravie d'apprendre de vous en ce qui concerne mes bonnes manières. Une espionne, une traître, doit forcément avoir quelque chose à m'enseigner.

Nausicaa remarqua une autre femme qui approchait dans le sillage de Dhelia. Le visage fermé, les lèvres pincées sur une moue défaite, elle semblait sur le point d'accrocher d'une mauvaise nouvelle.

— Ma reine, la salua la baronne, du bout des lèvres.

Elle ne poussa pas le vice jusqu'à s'incliner. Le peu d'estime qu'elle nourrissait à l'égard de Miriild pouvait vaciller à tout instant. Au détour d'un aveu comme d'une trahison. Nausicaa était trop exigeante pour tolérer aussi bien l'un que l'autre. Elle crut cependant que Dhelia allait s'écarter pour laisser aux deux femmes un peu d'intimité. Il n'en était rien et la fille d'Amaury resta campée sur ses positions, sans bouger d'un cil, assez longtemps pour ressusciter le malaise.

— Je suis heureuse de vous savoir en vie, lui assura alors Miriild.

— Vous n'en avez pas l'air.

Cela lui avait échappé, mais elle ne fit pas mine de s'excuser pour autant. Ce tempérament frondeur finirait par lui porter préjudice et les risques qu'elle courait allaient bien au-delà que quelques gestes brutaux.

Nausicaa se fit violence et se tut. À la réflexion, Miriild ne semblait pas malhonnête, mais plutôt défaite, épuisée. Ses yeux gris se noyaient dans son visage et étaient soulignés par deux cernes bleuâtres. La baronne avait l'impression de croiser son lointain reflet, après la mort de Tybalt, et elle fut saisie de regrets. La peine qui grignotait Miriild n'avait rien de mensongère et, pour la première fois, elle admit qu'elle l'avait peut-être mal jugée.

— Je suis heureuse pour vous, moi aussi, avança Nausicaa, non sans une certaine maladresse.

Non loin, Ophnelle grimaçait. Dhelia n'émit aucune remarque, mais elle ne perdait pas une miette du spectacle. Il y avait fort à parier qu'elle retranscrirait chaque dire à son géniteur, jusqu'aux inspirations et aux gestes infimes qui secondaient la parole. Si Nausicaa avait confirmé son statut d'indésirable, Miriild se faisait plus discrète, mais pas moins dangereuse. Elles survivraient au sein du palais pour les semaines, les moins, peut-être même les années à venir si elles ne mettaient pas elles-mêmes fin à leurs jours. Amaury ne se débarrasserait d'aucune des deux. Nausicaa pour les renseignements qu'elle pouvait apporter en plus des négociations que poursuivaient Laval à l'abri des regards et qui protégeaient la baronne malgré elle, et Miriild pour des raisons plus évidentes encore.

Elles se considérèrent longuement, jusqu'à ce que Miriild cille la première et ne dise :

— Nous n'avons pas su être amies avant, j'osais espérer trouver en vous le soutien dont chacun de nous a besoin en ces heures difficiles.

— Non, je regrette.

Nausicaa se redressa encore, drapée dans une dignité qui s'adressait presque plus à Dhelia et aux spectateurs de cette discussion qui aurait dû avoir lieu au cœur d'une intimité qui ne leur était plus permise, qu'à Miriild. Elle s'était décalée, prête à poursuivre sa route, et fit face à son interlocutrice pour préciser :

— En revanche, je peux être votre alliée.

— Dans ce cas, permettez-moi de vous dispenser un conseil.

Nausicaa sourcilla. La suspicion s'était évadée, mais si un léger doute persistait, elle priait pour que la reine n'ait pas la bêtise de les compromettre toutes les deux.

— La patience est une vertu qu'il faut cultiver, surtout dans les situations les plus désespérées.

La baronne avait suspendu son mouvement pour méditer ces quelques paroles. Finalement, lorsqu'elle fut certaine d'en avoir saisi le sens subliminal, qui jetterait Dhelia dans la confusion, elle hocha la tête et s'en fut à travers les arbres fruitiers à l'agonie.

***

Lyssandre était presque sûr d'avoir pris la direction du Nord.

D'abord, la température lui semblait moins clémente, bien que son épuisement puisse être à la source des frissons incontrôlables qui le vidaient de son énergie. Ensuite, il ne reconnaissait en rien les paysages qui se métamorphosaient pour le jeter dans le corps d'un monde nouveau à chaque pas.

Lyssandre n'avait pas souvenir de s'être aventuré plus au Nord. Le Ciamon avait été sa destination la plus lointaine et la méfiance que Soann alimentait à l'égard de ces seigneurs quasi indépendants le justifiait sans mal. Si son fils avait eu assez d'énergie pour s'inquiéter, sans doute aurait-il craint ces contrées que l'on décrivait hostile et impitoyable.

Un enfer sur lequel régnait une neige éternelle.

L'exilé trébuchait sur les irrégularités du sol et ses genoux flageolaient un peu plus à chaque effort. Son estomac vide protestait, gémissait, de concert avec le reste de ses organes. Depuis des heures déjà, les jambes de Lyssandre se contentaient de répondre à un réflexe qui le gardait en mouvement. Marcher s'était fait aussi naturel que respirer. L'acte entraînait une douleur lancinante qui lui rappelait qu'il vivait toujours.

Lyssandre glissa le long d'un arbre, le corps inondé d'une sueur glacée, mais se releva. Il fit la démonstration d'une force qui ne se pensait pas dotée et marcha. Il marcha jusqu'à ce que son champ de vision s'étrécisse. Les interminables montées lui coupèrent le souffle et il crut à plusieurs reprises ne jamais plus parvenir à apaiser les battements de son cœur. Maltraiter ses membres apparut comme une manière de taire les fabulations de l'esprit et Lyssandre se perdit à proprement parler.

Cette marche n'avait plus de fin, elle ne le menait nulle part sinon à l'épuisement total de ses ressources. Lyssandre crut aimer cette image de lui, égaré dans les territoires trop vastes de son propre Royaume. Après tout, l'image ne manquait pas de sens. Elle était même dotée d'une ironie crue et un peu âpre.

Il se mit à trébucher plus souvent, à ralentir le pas. S'arrêter, c'était envisager la mort.

La dévisager.

Car Lyssandre savait que s'il s'abandonnait, s'il s'effondrait au beau milieu de ce paysage de pierres et de pins immenses, il ne se relèverait plus.

L'ironie voulut encore que l'instant où il baissa les armes coïncide avec celui où il entrevit une ombre, parmi les arbres. Une ombre qui tranchait avec les feuillages denses, une silhouette effilée qui s'élevait parmi les conifères.

La bouche sèche, une quinte de toux expulsa l'air de Lyssandre hors de ses poumons. Une pente raide le menait jusqu'au monument arraché à l'étreinte nébuleuse des anciens temps. Il obtint vite une réponse à l'interrogation qu'il avait formulée à demi : à quelques centaines de mètres se composait l'architecture typique d'un vieux couvent, perdu, comme lui, aux pieds des montagnes.

Lyssandre s'écroula plus qu'il ne s'appuya à la lourde porte en bois massif, aux reliefs minutieux et la finition un peu écaillée par les décennies. Il lui fallut accomplir un dernier effort pour abattre la poignée contre le battant de la porte. Le silence qui lui répondit s'éternisa longtemps. Longtemps au point où un vertige faillit avoir raison du jeune homme une fois de plus. Longtemps au point qu'une émotion vertigineuse lui donna le coup de grâce lorsque la porte se déroba.

Il sentit un courant d'air s'engouffrer à l'intérieur du couvent, l'ombre des pins engloutir sa silhouette, et ce fut tout.

Lyssandre eut à peine le temps de deviner les traits austères d'une vieille femme sous son voile sombre que ses résistances cédèrent à sa place. La douleur lui souleva le cœur et lui ôta l'esprit.

Il bascula en avant pour s'écraser au pied de la religieuse. 



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