Chapitre 7

Nausicaa dut se mordre les lèvres pour les empêcher de trembler. Son cœur avait rebondi dans sa prison de chairs et d'os et elle le sentait tout proche de remonter dans sa gorge.

Le vomir aux pieds de cette pourriture de Laval lui semblait être un projet pour le moins satisfaisant.

La bouche pincée, elle se résolut à fuir le contact visuel, bouillonnant d'une rage folle.

— C'est bien celle que vous cherchez, monsieur ? demanda le cocher d'une voix forte.

— Oui, je vous remercie.

Puis, non sans planter ses yeux dans ceux de Nausicaa, il ajouta :

— C'est bien elle.

Cette fois, elle ne cilla pas et soutint le contact visuel qui lui était infligé. Il y avait une sorte d'offense, comme une caresse qu'il n'aurait pas été consentie, comme une parole blessante, dans ce regard et Nausicaa ravala une grimace. Si elle n'avait pas été civilisée, si elle n'avait pas garder des traces de son éducation, elle aurait sauté au visage du marquis.

— Qui est-ce ? demanda la jeune femme au teint et aux lèvres pâles. Qui est cet homme ?

La seconde fois, elle s'adressa directement à Nausicaa et un appel à l'aide menaçait de sourdre au travers de sa gorge. Le piège se refermait sur elle comme il s'était tant de fois abattu sur Lyssandre. Laval était, en ce sens, l'allié parfait d'Amaury, mais une véritable détresse l'enlaça. Une sorte d'urgence, de désespoir qui appelait au pathétique autant qu'à la violence.

— Il...

— Le marquis Eugène de Laval, mademoiselle. Enchanté de faire votre connaissance et... profondément navré de vous importuner de la sorte. J'espère que ma compagne ne vous a pas trop ennuyé, elle a un certain penchant pour l'exagération.

Nausicaa s'étrangla, rouge de colère. Ses joues s'étaient enflammées et elle cessa de maltraiter sa lèvre inférieure pour rugir :

— Vous êtes une ordure ! Laval, écoutez-moi, il est hors de question que je...

— Comme vous avez l'occasion de le remarquer, souligna le marquis, comme si elle n'avait jamais pris la parole.

Nausicaa eut un mouvement de recul en réalisant qu'il se moquait éperdument de son opinion, de sa résistance. Au contraire, il aimait qu'elle lui résiste, il appréciait cette forme de défiance autant qu'elle pouvait l'agacer. Une jouissance malsaine, aussi perverse que l'était son répugnant personnage.

D'autre part, en vociférant et en exprimant ce qu'elle avait sur le cœur, elle ne faisait que confirmer la teneur de son propos.

— Votre compagne, répéta la jeune femme, la seule qui semblait être assez vive pour feindre une réaction. Vous m'excuserez, monsieur, mais avec tout le respect qui vous ait dû, j'ai du mal à percevoir beaucoup d'enthousiasme dans l'attitude de votre compagne. Elle ne semble pas ravie de vous retrouver.

— Vous m'en voyez étonné, dit Laval, d'une voix doucereuse. La situation actuelle est difficile pour elle, vous savez, et...

— Je peux m'exprimer seule, clama Nausicaa, le nez froncé de dégoût. J'en suis tout à fait capable et je vous demande, non je vous ordonne, de me laisser vous quitter, monsieur.

Loin de se laisser dérouter par la baronne, qui avait compris qu'elle tenait une dernière chance, même infime, d'échapper à cet homme, son sourire de requin s'élargit.

— Je crains que cela ne soit pas possible, ma chère, et j'en suis profondément navré, si cela vous incommode, mais votre escapade s'achève ici.

La main de la jeune femme, qui ressemblait à une jeune héritière, se risqua à s'enrouler autour du bras de Nausicaa comme si elle enlaçait un animal domestique particulièrement affectueux.

— Monsieur le marquis, il se trouve que nous emmenions votre compagne goûter à l'air frais des grands espaces. Vous l'avez remarqué vous-même et très justement, elle a besoin d'un peu de calme.

— Je vous souhaite un agréable séjour, vous obtiendrez des nouvelles du roi sous peu. Nausicaa, en revanche, ne s'en ira pas d'ici.

L'intéressée serra les dents. L'envie de ravager son visage au sourire suffisant la tenaillait.

— Puis-je savoir pourquoi ? s'entendit-elle grincer.

— Voyez par vous-même.

Il s'écarta pour lui permettre d'accéder à l'extérieur. Nausicaa obtempéra, écarta les lourds pans de tissu rêche, et fit face à un décor singulier. Jamais elle n'avait observé ce visage d'Halev. Elle reconnaissait la porte sud grâce à ce qui lui avait été raconté, à savoir le passage qui serpentait au-dessus d'un pont dont les soutiens enjambaient le cours de l'Anoma. Son flux n'avait rien de bien impressionnant, à peine un filet d'eau qui ne parviendrait pas à amortir la chute qui s'ouvrait au-delà des rambardes en pierres. Si Laval y sombrait malencontreusement, il était peu probable qu'il survive au vide sous leurs pieds. La vue était époustouflante, quelques habitations avaient été imbriquées dans la roche et les fortifications étaient presque naturelles sous cet angle. Des quatre portes d'Halev, celle-ci était la plus imprenable, mais surtout la plus surveillée car elle était orientée plein sud. Si les soldats de Déalym surgissaient, ce serait à cet endroit et le chef-d'œuvre, l'ingéniosité qui l'avait rendu possible, aurait fait le bonheur de Nausicaa, peu familière de ces spectacles incongrus, si la proximité du marquis n'annihilait pas la moindre bribe d'enthousiasme.

Laval se pencha à son oreille pour murmurer, tout bas :

— Je vous déconseille d'essayer de me filer encore entre les doigts. Parmi les soldats qui patrouillent autour de vous, nombreux sont ceux qui répondront à mon appel si j'ordonne votre arrestation. Ce ne serait pas commode, n'est-ce pas ? Ne me dites pas que vous ne me faites pas confiance...

— Jamais !

— Ne soyez pas si définitive, ma chère. Il est des promesses qui sont vite brisées, là où d'autres sont plus définitives. La mienne le sera, contrairement à celle qui vous lit à votre... cher Tybalt, aussi éphémère que l'a été sa vie.

Un feulement crissa entre les dents de Nausicaa comme un raclement de gorge. Un cri avorté, une parole mort-née. Elle ne gifla pas Laval, mais elle attrapa son visage à deux mains et enfonça ses ongles dans la chair. Elle les broyait, cherchait à réduire en bouillie ces traits qui lui inspiraient un tel dégoût, à les remodeler comme s'ils étaient faits de sable. De sable et de sang, car Nausicaa y avait, semblait-il, pris goût.

Il ne fallut pas bien longtemps pour que Laval cherche à l'écarter, à la repousser avec rudesse. Un coup lui fut porté à hauteur de la gorge. Le souffle coupé, Nausicaa vit une constellation d'étoiles se ruer à la surface de ses paupières. Elle approcha l'œil d'une main qu'elle érafla, à l'aveugle, comme l'aurait fait un animal qui ne posséderait plus toute sa raison. Les doigts de Laval s'enroulèrent dans les cheveux de Nausicaa, à la naissance de la nuque, et tirèrent un coup sec dessus. Le visage rejeté en arrière, la courtisane se débattait dans ses jupes pour asséner un coup de pied, un coup de genou, là où elle l'atteindrait.

Là où elle serait susceptible de le blesser.

Finalement, le marquis parvint à la maîtriser. Une main coincée dans ses cheveux détachés, qui se lovaient dans le creux de son cou et qui retraçaient l'arrondi de son épaule, une seconde attrapa son visage entre le pouce et l'index. Il broyait presque sa mâchoire, ravi de lui tirer des soubresauts de douleur et un souffle heurté. C'était une victoire chèrement méritée et il la savourait.

— Que croyez-vous faire, petite écervelée ? Vous ne faites pas le poids ! Cela m'amuse, tous vos efforts pour m'échapper, mais évitez de vous croire plus maligne, plus précieuse, que je ne le suis. Je pourrais vous jeter par-dessus cette rambarde, personne ne m'en empêcherait.

De cela, Nausicaa ne doutait pas une seconde.

Elle tituba lorsque Laval consentit à la lâcher. Une substance visqueuse s'accumulait sur ses lèvres et les humectait en y déposant une saveur déplaisante. Elle porta une main à son nez et y découvrit quelques gouttes de sang. Depuis l'intérieur du chariot dans lequel Nausicaa avait fait irruption, la jeune noble lui adressa une œillade hésitante. Les autres s'appliquaient à détourner le regard, par facilité ou par lâcheté, et la courtisane n'obtiendrait aucun soutien de leur part.

Laval essuya soigneusement ses mains, ses doigts, ses ongles dans un mouchoir bordé de dentelles fines.

— Tout va bien, monsieur ? le héla un soldat qui avait assisté au curieux spectacle que donnait les deux nobles.

La question ressemblait à une menace voilée d'une politesse feinte. Ces gens-là, Nausicaa le savait désormais, n'attendait qu'une occasion pour honorer leur déesse nommée violence. C'était ce qu'il arrivait lorsque l'on confiait trop de pouvoir entre les mains de brutes, la guerre l'avait prouvé à de maintes reprises.

— Parfaitement, mon brave. Veuillez excuser le désagrément, nous allions rentrés.

L'homme s'était déjà détourné et le bras de Laval enveloppa ses épaules pour la guider, pour la guider de ce qui pouvait potentiellement la sauver. Nausicaa tenta de se défaire du bras qui la ceinturait, mais le marquis resserra son étreinte tout en affichant l'expression neutre, satisfaite, de celui qui maîtrise la situation. Il s'était radouci, comme s'ils avaient suivi le programme initial, comme si rien ne s'était jamais produit.

Nausicaa n'était pas dupe, elle savait qu'elle avait laissé échapper une chance inouïe et que Laval ne manquerait pas de confier à son nouveau roi le détail exact de son attitude, pour le seul plaisir de dénoncer et de s'en réjouir.

La jeune femme se retourna, mais le chariot avait repris sa route, imperturbable, et Laval accéléra le pas.

— Nous rentrons, lâcha-t-il, du bout des lèvres.

Le trajet s'effectua sous une vigilante constante, étroite. Il n'y eut pas de séduction déplacée, pas de paroles échangées non plus. À peine Laval prononça-t-il ces paroles, à titre de sentence, lorsque les contours fixes du palais s'esquissèrent à l'horizon :

— Bon retour au palais, mademoiselle de Meauvoir.

***

Amaury patientait dans une chambre exiguë.

Réellement exiguë, pas dans le sens qu'entendait la noblesse du Royaume lorsque leurs appartements n'étaient pas suffisamment vastes à leur goût.

La chambre dans laquelle le roi se trouvait n'avait rien de charmante. Elle était équipée du strict nécessaire, sans fioriture, sans goût particulier, même apporté par celle qui l'occupait depuis plusieurs semaines. C'était d'une tristesse sans nom, mais également d'une simplicité qu'on aurait pu qualifier de touchante.

Amaury ne jugeait pas les lieux, il patientait, le menton vissé sur les deux poings qu'il avait unis. La porte s'ouvrit finalement pour laisser entrer une jeune femme vêtue dans la précipitation. Sa toilette était sobre, mais l'étoffe était coûteuse, les amateurs de beaux vêtements n'en ignoraient rien, et la couleur, bleue nuit, flattait joliment la peau dorée de la reine.

Miriild considéra Amaury avec hauteur. Sa douceur s'était recroquevillée dans un coin de son être et elle se faisait violence pour farder de colère, d'indignation, sa nature profondément pacifiste.

— Miriild de Déalym, je vous attendais.

Une seconde s'écoula. Juste assez pour que la réplique de Miriild ne s'apparente pas à une réponse stupide et impulsive.

— Miriild de Loajess, rectifia-t-elle.

Il s'était levé, de sorte qu'elle n'aperçoive pas ce qu'il cachait et qu'il captive son attention encore quelques instants.

— Il était temps que vous arriviez, mademoiselle.

Cette fois, elle ne releva pas. Amaury s'était écarté pour dévoiler le lit occupé derrière lui. Le visage tuméfié, la vieille nourrice exhala un râle, comme si elle avait retenu son souffle depuis que Miriild avait poussé la porte de sa chambre. Celle-ci se laissa tomber à genoux, muette de douleur à son chevet.

— Nourrice, nourrice, répéta-t-elle.

— Ma... douce.

Elle ouvrit ses yeux secs, qui ne voyaient plus, et leva la main pour caresser de ses doigts parcheminés, usés par le temps et le labeur, celle de sa protégée. Miriild attrapa la main de sa nourrice et la porta à sa joue, exactement comme elle le faisait lorsqu'elle était enfant, pour la rassurer, pour lui transmettre l'affection qui lui manquait tant.

Cette fois encore, et même à l'agonie, elle la réconfortait.

Comme lorsque la princesse craignait le noir qui s'annonçait, chaque soir.

Comme lorsque l'enfant pleurait, seule dans sa chambre, son désespoir.

— Elle... Vous... Pourquoi ? balbutia-t-elle, à l'attention d'Amaury.

— Elle va mourir, mademoiselle, et je vous donne l'opportunité de lui dire adieu.

— C'est à cause de vous si elle va... si elle va mourir !

— Oui, en effet.

Il se garda à peine de hausser les épaules.

La paume tiède, un peu fraîche de la nourrice, rappela Miriild à d'autres préoccupations. Les cheveux blancs de la vieille femme s'éparpillaient autour de son visage et le ventre de la reine se tordit, les yeux débordant de larmes qu'elle n'avait pas laissé couler.

Des coupures tranchaient la peau de la nourrice, à hauteur de la joue, du nez, ainsi que des traces de brûlures sur le dos de ses mains.

Depuis combien de temps agonisait-elle de la sorte ? Depuis que les combats s'étaient achevés, ou plus tôt encore, lorsqu'elle les avait enfermés, Lyssandre et elle, pour leur permettre de fuir ?

La nourrice ne lui demanda pas si le roi s'était échappé. Elle avait deviné, sans doute, et elle s'agrippait à l'instant présent en suivant le précepte qui avait régi sa conduite tout au long de son honnête existence.

— N'oubliez, princesse, n'oubliez jamais et, surtout...

L'heure était aux derniers conseils, aux dernières recommandations qui devaient s'appliquer à une vie entière.

Les ultimes paroles de la nourrice se figèrent sur ses lèvres raides à l'instant où elle les prononça :

— Surtout, soyez... prudente.

Le visage de Miriild retomba contre les draps souillés du sang de la nourrice. Elle enfouit son nez dans la couverture et laissa l'odeur de l'hémoglobine envahir ses narines.

Lorsqu'elle se redressa à nouveau, elle prit une longue inspiration saturée de sanglots et se recomposa une expression neutre, implacable. Telle qu'elle ne l'avait jamais été et telle qu'elle ne le sera jamais plus.

Elle prit la parole et sa voix ne flancha pas, pas une seule fois, et le calme qu'elle présenta forçait l'admiration autant que l'horreur :

— Je... Je pensais que vous alliez me tuer en m'ordonnant de vous rejoindre ici. Plutôt que m'abattre, vous préférez me laisser assister à l'agonie de ma nourrice. Suis-je la prochaine sur la liste, imposteur ?

— Il n'a jamais été question de vous tuer.

Incrédule, sans lui accorder l'ombre d'un regard, elle secoua la tête.

— Vous avez tué ma nourrice, chassé Lyssandre et projeté de le tuer, peut-être n'est-il déjà plus de ce monde, vous ne gagnez rien à m'épargner.

— Je ne vous tuerai pas, sauf si vous en éprouvez le souhait.

La détermination de Miriild vacilla, tapie au fond de son regard, mais elle tint bon. Elle semblait maîtresse de ses moyens, mais dévastée par la peine. On venait de lui arracher son dernier soutien, son dernier repère, et la personne qui, depuis qu'elle était enfant, veillait sur elle. La seule qui ne l'ait jamais abandonnée ou répudiée.

—Vous êtes jeune, vous ne connaissez pas Loajess, mais vous semblez pleine d'ambitions pour cette terre. Je pense qu'à plus d'un titre, vous aimez plus ce Royaume que ceux qui y sont nés.

Lentement, la reine se releva et se dressa de toute sa hauteur face à Amaury. Il était bien plus grand qu'elle, mais la prestance qu'elle dégageait ne tenait pas d'une quelconque petitesse. La grandeur d'un être ne se jugeait pas à cela.

— J'aime et je respecte les hommes, sans distinction de Royaume, de sexe, de couleur, de coutume. C'est là ce qui nous distingue.

— Je n'ai pas la haine que nourrissait mon frère à l'égard de vous autres.

— Vous ne respectez pas les hommes. Sinon, vous ne les tuerez pas.

Un silence s'installa et Miriild ne recula pas. La douceur de sa voix offrait un contraste fort avec son accent qui écorchait désormais chaque syllabe.

— Votre père m'a reconnu comme souverain de Loajess et je dois avouer que je n'en attendais pas tant. Il m'offre de conserver le traité signé sous le règne de mon neveu.

— C'est pourquoi vous refusez de me tuer, compléta Miriild, puisque j'en suis la clé.

— C'est pourquoi je vous propose de conserver votre titre de reine et de régner en tant que telle, pour œuvrer au nom du changement à mes côtés.

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