Chapitre 5

[Et voilà, la version achevée de Miriild, la jeune reine de Laojess. Est-ce qu'elle correspond à votre représentation ?]

Nausicaa échappa à la vigilance de Laval. Trop absorbé par le spectacle de ces nobles qui fuyaient purement et simplement leurs responsabilités. Quelques semaines plus tôt, ils auraient tué père et mère pour conserver leur place et leurs privilèges et ils abdiquaient désormais volontairement.

C'était à n'y rien comprendre.

Aux yeux de Nausicaa, cela signifiait qu'ils considéraient que leur vie valait plus chère que leurs positions à Halev et au sein des institutions qui y étaient implantées. Elles ne valaient pas qu'on sacrifie sa vie pour elles !

Amèrement, Nausicaa se fit la réflexion que la Couronne de Loajess non plus, au regard de la plupart des sujets, ne valait pas qu'on meurt pour elle, pas plus que l'existence de Lyssandre.

— Nausicaa, pour l'amour du Ciel, où allez... Nausicaa !

Laval la vit filer sans une œillade en arrière et il fendit la foule à son tour. Il n'était pas question de la laisser fuir, pas question qu'elle lui échappe. Son récent allié ne le lui pardonnerait pas.

Nausicaa sentit les doigts de son soupirant glisser sur la manche bouffante de sa robe d'un bleu presque noir. Il n'y trouva aucune prise, mais le cœur de la baronne eut comme un rebond. Un saut au milieu de ses organes.

Dans la cohue, elle espérait échapper à celui qu'elle avait manipulé pour gagner Halev. Elle se glissa entre les corps qui se dérobaient parfois pour la laisser passer. Elle se heurta à un dos, à des ventres, à des épaules et à des regards qui la brûlaient tout entière. L'odeur de la sueur imprégnait les vêtements et les plus basses couches de la société à part entière que formait Halev s'étaient mêlées aux riches représentants de la capitale. Ils tentaient de retenir les derniers espoirs de paix, d'une politique qui ne céderait pas face à la violence.

Car c'était bel et bien cela : les nobles fuyaient le navire qui prenait l'eau en pleine tempête. L'image n'aurait pas pu sonner plus juste, puisqu'ils laissaient aux mains d'Amaury tous les pouvoirs d'exécution, de législation et de justice. Le peuple pouvait tout aussi bien ne disposer d'aucune représentation à compter de ce jour, qui lui assurait le contraire ? Plutôt que de vendre leurs peaux le plus cher possible, les deux factions préféraient se mettre en sûreté.

Symboliquement, cela revenait à déclarer Amaury gagnant et à dresser le pouvoir dans son découpage actuel, le roi et ses assemblées, perdants.

Nausicaa ne pouvait pas le tolérer et cette scène lui fendait le cœur. Sa détermination doubla, tripla, enfla jusqu'à lui octroyer la force nécessaire. Elle s'approchait, pas après pas, obstacle après obstacle dans l'étreinte étouffante des corps pressés les uns contre les autres en une clameur de mécontentement, en une vaine supplication, de son objectif. La silhouette prometteuse des chariots n'était plus qu'à quelques mètres, une vingtaine tout au plus, lorsqu'elle entendit :

— Elle ! Arrêtez-la ! Une ennemie du roi, vous devez l'empêcher de nuire !

Laval vociférait et sa voix heurtée couvrait les cris, les plaintes, la bête terrifiante dessinée par le peuple d'Halev. Le sang de Nausicaa se glaça lorsqu'elle réalisa la proximité de deux soldats. Des gardes royaux sans doute dépassés par la situation, qui n'avaient reçu que des ordres ambigus, reçurent l'ordre et s'activèrent comme des poupées entre les mains d'un enfant. Ils tenaient enfin des indications précises et l'occasion d'accomplir quelque chose de concret.

Nausicaa freina des quatre fers, une terreur vive imprima à la surface de sa vision. Elle voyait à peine ce qui se déroulait autour d'elle. Aussi se contenta-t-elle de se frayer un passage laborieux entre les hommes. Sa robe encombrait ses gestes et elle maudit de tout son être le courtisan. On la prenait en chasse par sa faute et, plus que tout, il ne lui laissait aucune chance de s'en tirer en rabattant des soldats sur elle.

— Elle s'échappe ! Par ici, sur votre gauche ! Du nez, bon sang, elle va vous filer entre les doigts !

Laval gesticulait, indiquait la direction à emprunter. Ce fut la dernière chose que Nausicaa aperçue, en jetant un œil derrière son épaule, avant de s'enfoncer dans la bouche inquiétante d'une rue. Un passage étroit, à l'ombre de plusieurs grandes bâtisses, jonché d'obstacles. Les pavés y étaient irréguliers, parfois à moitié arrachés, et Nausicaa trébucha sur plusieurs d'entre eux avant de se rattraper sur la paroi des murs dont les arêtes tragiques auraient pu trancher sa main. À défaut de sectionner quoi que ce soit, elle s'érafla les mains, s'entailla la paume, abîma le bout de ses doigts ainsi que plusieurs ongles qui crissèrent contre la surface caillouteuse.

Dans l'espace étriqué, la respiration de Nausicaa s'élevait plus haut que le vacarme. Son cœur s'était emballé et frappait furieusement sa poitrine compressée par son corset. Elle dut cependant reprendre sa course et s'éloigner à contrecœur des rues principales. Sa ruelle déboucha sur une rue plus lumineuse qui réduisit à de mines possibilités les chances de se terrer quelque part. Impuissante, Nausicaa réfléchissait à la possibilité de rebrousser chemin. Elle pouvait toujours prétexter un accès de peur terrible, ou encore la folie. Après tout, elle n'avait rien commis de condamnable, rien non plus qui ne soit inexcusable.

Nausicaa se hissa sur un escalier qui menait à une habitation et se campa devant la porte. Devait-elle toquer et espérer que quelqu'un réponde ? Quelqu'un qui ne la dénoncera pas à Laval s'il venait à retrouver sa trace. La jeune femme suspendit son geste et ne l'acheva jamais, la main figée à un centimètre du battant.

— Un mensonge bien habile, mademoiselle de Meauvoir. Bien habile...

Un frisson parcourut l'échine de Nausicaa. Elle ne savait pas ce qu'elle espérait sinon un échappatoire miracle, d'autant plus que même si elle parvenait à lui échapper, elle ne pourrait plus regagner le palais. Tout du moins pas sous ce roi.

— Sachez qu'un mensonge finit toujours par apparaître, par vous trahir.

Laval avait peut-être deviné que Nausicaa préparait quelque chose, mais il n'avait pas su prévoir ce qu'elle lui réservait. Il s'avançait dans la rue, croisa une vieille femme qui, imperturbable, ne ralentit même pas le pas pour le dévisager, et poursuivit :

— Peu importe vos efforts pour vous cacher de lui.

Les lèvres de Nausicaa brûlaient de paroles qu'elle n'était pas autorisée à prononcer. Accroupie derrière un renfoncement dans le mur, elle attrapa une pierre écrasée, semblable à un galet. Laval ne tarderait pas à l'apercevoir. Il n'avait plus qu'à approcher encore un peu, quelques pas tout au plus, et la parade de la courtisane volait en éclats.

Elle envoya la pierre devant elle et celle-ci se cogna à un mur, non loin. Laval pressa le pas, passa à sa hauteur, et plutôt que de tourner la tête pour étudier les environs, poursuivit sa route. Nausicaa attendit qu'il ait dépassé sa hauteur pour s'extirper de l'endroit où elle s'était terrée et bondit en bas des marches pour s'engouffrer dans une rue adjacente. Un cri de rage lui parvint. C'était celui du marquis.

— Misérable petite...

Il entama sa course un peu trop tard et Nausicaa jouissait d'une avance qui, à défaut d'être confortable, se révélait un peu rassurante. Cela ne l'empêcha pas de ralentir à la hauteur d'un escalier et de glisser sur le pont qui enjambait le filet d'eau à ses pieds, et de rétablir un équilibre au prix d'une grosse frayeur.

Quelques longues enjambées plus loin, elle émergea enfin de ce bourbier et se retrouva quelques dizaines de mètres plus bas, là où les chariots s'étaient trouvés un peu plus tôt. Ils étaient parvenus à se défaire d'une part de la foule avide et poursuivaient paisiblement leur chemin vers l'une des grandes portes de la ville. Nausicaa était tenue de les rattraper avant qu'ils ne franchissent les remparts d'Halev.

Un regard derrière son épaule lui informa que Laval ne la suivait plus. Elle ne chercha pas à savoir s'il avait abandonné ou s'il cherchait à nouveau des renforts. Plus haut dans la rue dont la pente descendait jusque dans les bas quartiers de la capitale, il y avait encore les gardes, un peu hagards, à nouveau perdus. Ils ne prêtèrent aucune attention à elle et s'étaient résignés à l'échec.

Nausicaa força le passage à plusieurs reprises pour s'approcher des chariots. Ils ne payaient pas de mine, mais ils formaient désormais le seul espoir de la courtisane. Elle ignorait où les nobles se rendaient. Peut-être entendaient-ils former une alliance pour se dresser contre Amaury ? Auquel cas, il était vital que Nausicaa se trouve à leurs côtés et encadre leurs prises positions. Peut-être avaient-ils véritablement abandonné tout espoir de lutte et s'apprêtaient-ils à regagner leurs châteaux respectifs en espérant y vivre longtemps de leurs immenses fortunes ? Alors, il faudrait à Nausicaa assez de persuasion pour convaincre les plus pessimistes et en faire des alliés.

Enfin, les jupes retroussées jusqu'aux mollets, les chevilles apparentes, elle parvint jusqu'au dernier chariot de la file sur lequel elle se hissa après plusieurs essais infructueux. Laval n'était toujours pas apparu et son cœur s'allégea malgré l'audace de son acte lorsqu'elle écarta le tissu pour se glisser à l'intérieur.

Une demi-douzaine de visages la considérèrent, abrutis par le choc de découvrir cette jeune femme échevelée et essoufflée.

— C'est... C'est une plaisanterie ? s'enquit un homme aux poings noueux serrés sur ses genoux.

— Mademoiselle, vous... Pardonnez-moi, mais il va vous falloir redescendre. Ne nous forcez pas à appeler quelqu'un.

Une fille à peine sortie de l'adolescence et qui devait compter moins d'une vingtaine de printemps observait Nausicaa de ses yeux ronds. Elle semblait croire à une apparition là où d'autres privilégiaient la théorie de l'illuminée. Une main se posait déjà sur son épaule pour l'éjecter de ce simple chariot. Un simple chariot pour initier l'exil de ces riches personnalités, cela sonnait comme une douloureuse ironie.

— Je suis Nausicaa, baronne de Meauvoir, et je... j'aurais besoin de vous. J'aurais besoin de savoir où vous fuyez, pourquoi, et ce que vous entendez faire après que vous aurez quitté Halev.

— Nous abandonnons tout ce que nous possédons ici, baronne, répondit un autre homme à la moustache élégante, avec une certaine raideur. Des projets, nous n'en possédons aucun.

— Aucun de vous n'a d'issue de secours ?

Nausicaa considéra chacun de ces nobles, un à un, et ne put s'empêcher de noter le caractère surréaliste de la scène. Elle passait pour une folle et si elle n'agissait pas rapidement pour éloigner cette image qui lui était associée, elle se verrait expulsée du chariot sans plus de procès.

— Amaury n'est pas forcé de gagner, avança-t-elle soudain. Il est fort, mais vous êtes fortunés. Fortunés ou influents, vous avez du poids, vous pouvez encore changer le cours des choses. Il vous suffit de le vouloir, de trouver du soutien. Je ne possède pas grand-chose sinon ma fortune à l'Est et des terres dont nous pouvons disposer.

Un silence délicat suivit sa prise de paroles et Nausicaa fut consciente de chaque soubresaut du chariot. À la manière d'un public difficile, ils ne paraissaient pas deviner le moindre potentiel dans le projet de la jeune femme. Elle y avait, après tout, réfléchi assez brièvement et avait sauté sur l'opportunité qui s'offrait à elle. Son impulsivité l'amenait à regretter sa décision avec amertume.

— Nous aurons besoin de plus que quelques richesses pour reconquérir le trône de Loajess.

— Si nous parvenons à accomplir cet exploit, vous n'aurez pas à vous retrancher sur vos terres jusqu'à votre dernier souffle. Vous n'aurez pas non plus à céder vos droits, votre pouvoir, votre voix, à d'autres, car c'est ce qui attend la noblesse de ce Royaume.

Nausicaa sut qu'elle avait marqué un point. L'animosité ambiante se chargeait d'un semblant d'intérêt pour son discours et pour les possibilités qu'elle prononçait. Elle ouvrait la voie des possibles. Le destin qu'Amaury tendait à bouleverser, ils pouvaient encore le changer.

Plusieurs regards s'entrecroisèrent, se nouèrent et se défirent, et Nausicaa y vit le signe d'une première victoire. Elle demandait seulement une place parmi eux jusqu'à ce qu'ils parviennent à se mettre en sécurité. Cela lui donnerait le temps de réfléchir à une stratégie plus élaborée.

Le chariot s'arrêta soudain, à ce qui semblait être les quartiers bas de la ville. Personne ne pipait mot, mais l'incompréhension se dessinait sur les visages. Nausicaa ne bougea pas d'un cil et ne vit pas la menace se profila. Du moins pas avant qu'elle ne s'y cogne.

Les lourds pans du tissu qui couvrait le chariot s'écartèrent pour laisser apparaître le visage hautement satisfait d'un homme.

Un individu qui était finalement parvenu à ses fins : le marquis de Laval en personne. 


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