Chapitre 49
Le premier élément qui sauta aux yeux de Lyssandre fut l'ambiance qui se dégageait des lieux.
Il avait connu la salle du trône sous de multiples visages, cérémonieuse, puis condamnatrice en entraînant la mort d'Alzar de la main d'Äzmelan, mais Lyssandre ne l'avait jamais connue ainsi.
Les fenêtres dégagées sur les côtés, les vitraux qui remplaçaient les vitres à hauteur du trône, invitaient une lumière chaude. L'air était glacé, plus encore que dans le reste du palais, mais les nuances qui réanimaient la pièce offraient un tout autre tableau. La mise en scène d'Amaury aurait pu se contenter de cet effet. Celui de l'odeur, vespérale, qui se dégageait de la salle du trône.
C'était crépusculaire.
Dehors, le temps semblait s'être suspendu, comme si Amaury possédait ce pouvoir, comme si le temps lui-même avait pris conscience de la gravité de ce qu'il se jouait. La fin du jour s'installait, pour une petite éternité.
La fin, Lyssandre la ressentait dans chaque particule de son corps malmené et si Amaury avait attendu de lui un combat, il aurait été certain de le perdre.
Un corbeau s'était posé sur le bord de la fenêtre encastrée dans le mur. Lyssandre n'aurait pas été étonné de le voir s'envoler à nouveau pour se percher sur l'épaule d'Amaury. Cela ne l'aurait pas tant étonné. Le croassement de l'oiseau arracha un sursaut au jeune roi qui resserra ses doigts sur la chevalière de son frère.
Du courage...
Lyssandre avança d'un pas et chaque geste qui l'éloignait de la porte lui enfonçait une épine dans le corps. Celle d'Halev, peut-être, mais chaque pensée du jeune roi était consacrée à Cassien. Il dut se faire violence pour ne pas se retourner et rouvrir la porte, quitte à y abandonner tous ses ongles. La vision de Lyssandre s'était étrécie à la perspective que lui avait renvoyé Cassien. Sa main ensanglantée et l'aveu qu'il lui avait offert avant que la porte ne se referme.
Un raclement provenant de l'autre extrémité de la pièce retint l'attention de Lyssandre. Il vit alors la silhouette d'Amaury se découper, à quelques dizaines de mètres. Il lui tournait le dos, obstinément, et ne semblait pas craindre son ennemi le moins du monde. Lorsque le jeune roi s'approcha encore, il devina les contours d'une table, disposée aux pieds du trône, comme si elle s'était toujours trouvée là. Sur la table, Lyssandre devina ce qui accaparait l'attention d'Amaury avant même de le voir.
Un plateau de jeu.
Une partie d'échecs.
Lyssandre eut le sentiment de vieillir de dix ans, de vingt, de quarante ans. Il s'imagina, face à Amaury, les cheveux blancs, les gestes imprécis et la pensée vague. C'était à se demander si le temps leur avait effectivement fait une faveur.
— Nous n'attendions plus que vous.
La voix d'Amaury, pourtant loin d'être tonitruante, résonna dans toute la pièce, amplifiée par le vide. Chaque son, même infime, se reproduisait dans l'antre sacrée.
Lyssandre avança encore et chaque pas lui apportait une émotion nouvelle. La peur, puis la curiosité, puis l'incompréhension, suivie par la volonté d'en finir, et enfin, l'abnégation.
La table avait été installée aux pieds des marches qui menaient au trône et Amaury n'avait pas coiffé sa tête de la couronne. Un coup d'œil pour le siège royal suffit à Lyssandre pour constater que le joyau reposait sur l'assise. Comme s'il attendait que le vainqueur ne soit désigné.
— Inutile de vous expliquer les règles, je présume, vous les connaissez déjà.
Amaury désigna la place en face de lui d'un geste courtois et chassa la méfiance de Lyssandre comme si elle était malvenue. Il n'était pas dans ses habitudes de piéger son adversaire...
Ou peut-être bien que oui.
Lyssandre s'étonnait de saisir le sens des indices dispersés. S'étonnait aussi de comprendre où Amaury entendait le mener.
Le joueur d'échecs lui réservait un duel. Lui offrait la possibilité de clore leur différend et d'enfin achever la partie qu'ils avaient entamé un an plus tôt.
Lyssandre s'installa sur le siège libre, celui qui faisait face à Amaury et à la porte qui le narguait presque, et ponctua son geste d'un commentaire :
— J'ai toujours pensé que vous n'en respectiez aucune.
Les doigts d'Amaury jouaient sur le rebord de la table, comme si cette mise en scène, sobre, efficace, le divertissait davantage que toutes celles qui avaient précédé. Il ne souriait pas, mais un rictus satisfait débordait de ses yeux bleus.
Lyssandre le dévisagea comme s'il le rencontrait pour la première fois. Son regard s'attarda sur l'arête fine de son nez taillé comme une épine, qui donnait du caractère à un visage déjà remarquable. La figure était toute en angle, comme taillée à la serpe ou sous les bourrasques salines des îles de l'Ouest. Des années d'exil, parfois de privation, avaient changé les traits de l'enfant chouchouté, celui qui avait été le fils préféré de sa mère avant sa disparition. Le menton large achevait un visage affiné, mais solide, harmonieux sous la peau elle aussi abîmée par les années. Une cicatrice remontait de sa lèvre inférieure jusqu'à l'ombre de son nez. Sa bouche, fine, esquissait un demi-sourire qu'Amaury réservait aux grandes occasions, et ses cheveux, que les lueurs changeantes du ciel coloraient d'un roux flamboyant, châtains tirent effectivement vers le fauve. Le regard de Lyssandre descendit le long de son cou, de ses épaules, de ses bras qui reposaient sur la table. Une habitude héritée des insulaires, car il était peu probable qu'on ait laissé à Amaury le droit de se comporter ainsi. Le corps était fin, presque nerveux, mais solide. Ce n'était pas celui d'un grand prédateur comme Soann, qui avait mérité son surnom d'ours, mais peut-être celui d'un renard.
Avant d'héritier du nom du corbeau.
— C'est à votre tour, rappela Amaury.
Le regard de Lyssandre descendit sur l'échiquier. Toutes les pièces ne s'y trouvaient pas. Nombre d'entre elles avaient déjà été retirées et les pièces restantes avaient été placées aléatoirement sur le plateau.
— Les règles...
— J'ai pris la liberté de jouer quelques coups à votre place. Il faut dire que vous avez mis du temps à venir, Lyssandre.
Bien droit sur son siège, celui-ci consultait le jeu. Il n'avait jamais eu le talent de Calypso aux échecs, raison pour laquelle, sans doute, elle avait préféré inculquer sa technique à Priam.
— Ces pions, est-ce chaque figure majeure qui s'affronte dans cette bataille ? s'enquit Lyssandre, sans toutefois obéir.
— Vous avez le sens de la métaphore, sourit Amaury, qui s'avachissait un peu plus sur son siège dans une désinvolte parfaitement insultante.
Lyssandre leva la main pour faire courir ses doigts sur les pièces sans les bouger. Il avait perdu son cavalier, son fou, et la majeure partie de ses pions. En d'autres termes : la partie était mal engagée. Il choisit toutefois d'avancer l'un d'eux, avec une prudence qui le perdra sans doute.
— C'est ce que j'apprécie le plus, chez vous. Soann était doué d'une imagination pitoyable.
Seul Lyssandre aurait pu lui offrir un final au sommet, un duel digne des deux rois. Amaury remercierait presque Soann d'avoir disparu sans lui octroyer le privilège de l'abattre de ses mains. Äzmelan n'était pas le seul à regretter la mort prématurée de celui qui s'était pensé immortel.
— Vous devez tenir votre imagination de votre mère. Elle avait l'avantage d'être plus intéressante que mon frère.
Sans quitter Lyssandre des yeux, il lui prit l'un de ses pions et s'approcha de son roi, presque déjà à découvert.
— J'ai toujours su que la famille était votre point faible.
Les traits de Lyssandre s'étaient crispés sous le masque qu'il s'était imposé. Certaines émotions étaient trop vivaces pour ne pas contaminer la surface.
— Vous portez son nom, n'est-pas ?
Le sang de Lyssandre se glaça dans ses veines et il se demanda si ce n'était pas cela, perdre son sang-froid. Il avait envie d'envoyer valser chaque pièce du plateau, mais son attention, trop obnubilée par l'échiquier, n'avait pas été retenue par le plus important : le poignard d'obsidienne qui patientait sagement à côté.
Le message était limpide, une fois de plus : le vainqueur serait couronné, le perdant assassiné.
C'en était si simple, que c'en était presque ridicule, caricatural.
— Mélissandre... Vous portez son nom, n'est-ce pas ?
— Jouez.
Lyssandre avait soustrait son roi à l'avancée inexorable de la reine sans s'attarder sur le détail des pièces.
— C'est malheureux, la manière dont votre mère a fini ses jours. Une mort si... brutale, si indigne de celle qu'elle a été.
— Vous ne valez pas plus cher que lui. Cessez de vous voiler la face. Vous avez tué votre sœur.
— Je ne l'ai pas tuée, rétorqua Amaury, le plus tranquillement du monde.
— Vous avez ordonné sa mise à mort des mains de votre propre fille. Vous êtes coupable de la disparition de Calypso et à ce titre, si mon père était une pourriture, vous...
— La famille est un fléau, n'est-ce pas ?
Lyssandre ouvrit la bouche, mais sa colère, loin d'être retombée, avait été coupée dans son élan par Amaury. Ses mots manquaient et un sourire un peu las franchi les lèvres de son oncle. Il aurait presque pu y voir les marques de la douleur, les empreintes laissées par elle.
— Soann le savait et je l'ai compris lorsqu'il a voulu m'arracher à Lyena. J'ai fui, mais s'il y a bien une chose à laquelle on ne peut échapper, c'est bien la fureur d'un roi. Lyena a été son premier meurtre, mais elle n'est pas la seule femme dont il s'est débarrassé, par colère ou pour soigner l'image qui importait tant. Plus que cette notion traîtresse, biaisée, de famille.
Amaury désigna l'échiquier. Il s'exprimait avec sérieux et avec une honnêteté que peu lui avait connu. Il n'avait plus rien à perdre, tout comme Lyssandre :
— Dans la balance, le pouvoir finit toujours par abattre la famille. Il en a toujours été ainsi, l'un ne peut survivre à l'autre.
— Tout comme le pouvoir supprime l'humanité de ceux qui le convoitent pour de mauvaises raisons.
— La malédiction que vous imaginez, Lyssandre, n'est qu'une chimère.
Il se pencha sur la table, déplaça au passage une pièce comme s'il avait prévu chacun des coups de son neveu, et glissa :
— C'est cette famille, la malédiction. Ce poids que vous sentez sur vos épaules, cette sensation de ne jamais vous appartenir, cela a toujours été elle. Soann vous a condamné le jour où il vous a affublé du nom remanié de sa défunte épouse.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez.
— Oh, au contraire, je sais précisément de quoi je parle. Soann vous a condamné à une demi-existence. Vous vivez dans l'ombre de chaque membre de cette lignée. Hélios, d'abord, puis le roi, et la plus redoutable de toutes, celle de votre mère. L'ombre de celle qui n'est plus. Mélissandre a emporté une part de votre identité dans le tombeau et mon frère était trop aveuglé par la culpabilité pour réaliser son erreur.
Lyssandre était blême. Il revoyait le portrait de sa mère, au Ciamon, cette femme qui lui ressemblait presque trait pour trait. Aussi légère qu'un murmure, comme l'avait été Willow. Mélissandre avait commencé à disparaître avant sa mort et imposer à Lyssandre son nom revenait à jeter la moitié de son identité naissante au fond de la tombe de la défunte reine.
Lyssandre avait grandi avec une part de lui restée manquante. Il avait été faible, perpétuellement à fleur de peau, incapable de se soustraire à l'ombre mortelle qu'on avait plongée sur lui.
— Mais je ne vous apprends rien, reprit Amaury, plus doucement. Vous le saviez, au fond, vous refusiez juste de vous l'avouer.
— La malédiction... articula Lyssandre.
— Jouez !
Et le roi joua sans rien y voir. Il lui sembla que toutes les ombres s'étaient rassemblées sur son visage, devant ses yeux, pour y communier.
— La malédiction, c'est ce monde corrompu qui la porte, cette famille qui l'incarne. Pourquoi croyez-vous que je me suis démené pour emporter chaque membre dans la tombe ? Il le fallait. Nous sommes la malédiction, Lyssandre, et tant que nous ne l'aurons pas compris, tant que nous n'accepterons pas de rompre avec cette tradition, alors nous le resterons.
— Contrairement à vous, je n'ai jamais souhaité la mort de qui que ce soit.
— Il fallait pourtant passer par là pour que nous puissions nous opposer l'un à l'autre sans gêneur. Pour que l'issue rompe une fois pour toutes le fil qui nous retient à la lignée royale. Il n'y a qu'ainsi que le monde pourra renaître.
Le corbeau croassa.
Lyssandre ferma les poings pour empêcher ses mains de trembler. Quelque part, il avait presque envie de croire Amaury. Il n'avait qu'à mourir sur la lame d'obsidienne et il pourrait se reposer, enfin. Lyssandre capta son reflet dans le métal noir et il lui rappela le palais des Mille Nuits, là où les mots qui l'avaient maudit avaient enflammé la tapisserie sous ses ordres.
Au fond, l'idée du feu, c'était lui qui l'avait soufflée à Amaury.
Et Azerys, encore avant, avait décidé de punir le souverain de la sorte.
Aucun des deux camps n'avait été vertueux, inattaquable, et l'espace d'un instant, Lyssandre fut tenté par l'envie de baisser les bras. Il était à bout de force et même si Amaury lui tendait le poignard d'obsidienne, son neveu n'était pas certain qu'il parviendrait à lui ôter la vie.
— Vous n'êtes pas un homme mauvais, Lyssandre, et je ne vous déteste pas. Croyez-le ou non, mais je suis presque navré que cela doive s'achever ainsi.
— Vous vous trompez sur toute la ligne. Non seulement vous vous félicitez d'être parvenu à abattre chaque membre de la famille royale, d'une manière ou d'une autre, mais vous n'avez pas su vous en satisfaire. Vous n'avez pas eu la mort de Soann, vous voulez donc la mienne. Inutile de prêter de grandes convictions à un geste égoïste. Votre soif de vengeance est la seule chose qui vous guide. Le renouveau de Loajess n'est qu'un prétexte donné à un homme qui a perdu la raison.
Le sourire d'Amaury fleurit contre ses lèvres. Il n'avait pas perdu son calme, pas une seule fois, son ton traînant s'était fait presque compatissant, mais il brillait par sa mesure. Le stratège conservait le plein contrôle de la situation.
Au fond, peu importait que l'armée de Lyssandre remporte la bataille qui se jouait dehors. Le fin mot de cette histoire, l'acte dernier, se jouerait à huis clos, ici-même.
La lourde porte à l'entrée grinça et s'ouvrit dans une longue plainte. Amaury ne se retourna pas, mais il s'humecta les lèvres du bout de la langue.
Sur le seuil se présenta Cassien, la joue tuméfiée, son sang gouttant sur le sol sacré de la salle du trône. La porte se referma sur lui. Lyssandre en appela à toute sa volonté pour ne pas bondir, pour ne pas abandonner le jeu sordide qu'Amaury avait décidé de lui imposer.
Cassien était là, à peine moins solide qu'à l'ordinaire. Son regard se posa sur Lyssandre et parut le supplier de ne pas réagir, de ne pas chercher à l'approcher. Le Gardien jubilait, une main plantée dans les cheveux bruns du chevalier, l'autre cachée derrière le dos massif de celui-ci.
— Il vous manquait une pièce, je crois, chantonna-t-il.
— Parfait, commenta Amaury.
Si la famille était son point faible, alors Cassien était sa force.
Amaury se leva de son siège, contourna la table, avança l'un de ses pions sans même un regard pour l'échiquier. Lyssandre, lui, consulta le jeu et vit se profiler la menace de la dame. Amaury glissa, à l'oreille de son adversaire :
— Échec au roi.
***
. Dhelia s'approcha de Nausicaa, la dévisagea comme si elle désirait la disséquer d'un simple regard. Jamais elle n'avait lu, dans les yeux d'une enfant, une pareille haine. Dhelia aurait pu lui apprendre, si Nausicaa n'avait jamais croisé la route de Laval, ce à quoi cela ressemblait d'honnir quelqu'un.
— Il vous a détaché, souligna la fillette.
— Cela ne devrait pas t'empêcher de me tuer. J'ai cru comprendre que tu étais particulièrement talentueuse.
— Vous ne vous débrouillez pas si mal.
— Je n'ai jamais tué d'innocent.
Nausicaa ajouta, dans sa barbe :
— Ce que j'ai assassiné n'avait d'humain que le nom. Un monstre qui a pris forme humaine.
Nausicaa redressa un regard noir sur Dhelia. La logique aurait voulu qu'elle se relève. Elle était désarmée, face à un être qui tenait plus de l'arme que de l'enfant. Pourtant, même assise dans la crasse de sa cellule, elle était tout aussi impressionnante que la jeune princesse.
— Vous, en revanche, vous avez tué Calypso. Qu'avait-elle fait pour mériter la mort ?
Dhelia répondit avec un bref instant de retard. Il y avait une brèche, dans son discours, dans sa figure de parfait pantin, et c'était la nature même de ce qu'elle représentait qui lui faisait défaut.
Amaury n'avait pas fait d'elle une enfant saine d'esprit, il en avait fait une main armée. Un pion manipulable à sa guise.
— J'en avais reçu l'ordre, rétorqua-t-elle, en levant le menton.
— Tu en avais reçu l'ordre, répéta Nausicaa, incrédule. Et qu'es-tu capable d'accomplir sans que ton père ne t'en donne l'ordre ?
Dhelia prit une inspiration. Elle paraissait encore solide, malgré l'humidité, le froid, la saleté qui avaient déjà transi Nausicaa. Rien ne la ferait reculer et encore moins un peu de crasse.
— Vous n'avez obéi à aucun ordre, vous. Laval est mort parce que vous l'avez voulu.
— Alors, selon toi, je n'ai aucune excuse ? Ma pauvre enfant...
Nausicaa se releva et, sans être immense, elle engloutit la fillette dans son ombre démesuré par l'obscurité.
— Es-tu capable de vivre, princesse, ou est-ce que ton père a oublié de t'en donner l'ordre ?
Cette fois, la jeune fille vacilla. Elle extirpa de l'épaisse cape qui la couvrait une dague qui capta les rares lueurs de la cellule. Le regard de Nausicaa s'attarda sur la lame et elle déglutit. Elle lui rappelait les précautions prises lors de sa nuit de noces et le coup fatal qu'elle avait porté à Laval.
Elle avait beau prétendre le contraire, une part d'elle ne cesserait jamais de se penser coupable. De ressentir le sang de cet homme l'inonder.
— Mon père ne m'a jamais donné l'ordre de vous tuer.
— Tu vas pourtant le faire, sans que tu aies la moindre raison de le faire. Que t'ai-je fait, Dhelia, pour que tu souhaites ma mort ?
— Mon père...
— Non ! la coupa Nausicaa, avec force. Pas ton père, mais toi ! Que t'ai-je fait, à toi, pour que tu veuilles me voir morte. Le sais-tu toi-même ?
Le silence qui lui répondit inspira la baronne. Elle se moquait d'être injuste, de blesser une enfant qui, contrairement à ce qu'elle prétendait, restait sans défense. La seule chose qui lui restait, c'était sa dague. Elle n'avait aucune autre arme pour affronter Nausicaa, pour affronter cette existence.
— Vous êtes...
Dhelia ravala les mots qui l'étranglaient. On ne lui avait jamais demande s'exprimer, seulement d'agir. Elle avait grandi dans le moule que son père avait modelé pour elle, tout ce qui se trouvait à l'extérieur, le libre-arbitre, la conscience, lui était inatteignable.
— Mon frère nous a trahis pour vous. Il a trahi sa famille.
— Il ne vous a pas trahis pour moi, mais pour Lyssandre.
Dhelia secoua la tête. Elle ne voulait rien entendre. Sa main portée jusqu'à son visage, elle essayait de chasser une migraine ou une confusion soufflée dans son esprit. Nausicaa eut pitié pour elle, soudain. Priam et elle se ressemblaient plus qu'elle avait pu l'imaginer. Ils avaient grandi avec une absence trop lourde à porter. Priam avait trouvé la force de se construire malgré cela, mais conservait une instabilité manifeste, un doute solidement implanté en lui.
Qu'en était-il de Dhelia ?
— Pour ce qui est juste, ajouta Nausicaa.
— Non.
— Penses-tu qu'il te pardonnera la mort de sa protectrice ?
Dhelia accusa un mouvement de recul comme si Nausicaa l'avait frappée. Son visage encore enfantin se décomposa. La baronne avait pitié d'elle, mais une part de sa rancœur s'exprimait pour elle.
— Il... Il ne me pardonnera pas, articula-t-elle, d'une voix blanche.
Nausicaa avança sa main vers la fillette, comme pour la rassurer après l'avoir blessée. La détresse qu'elle dégageait était la chose la plus sincère que Dhelia n'ait jamais exprimé.
Il s'agissait de ce que couvrait sa figure inexpressive et ses gestes d'une précision chirurgicale.
Le plus humain des désespoirs.
Des pas résonnèrent à nouveau dans le long corridor qui menait à la cellule. Des pas précipités qui scandaient le nom de Nausicaa. L'intéresse sut qui ils étaient : des soldats venus la chercher. La baronne était restée sans nouvelle de la bataille et ces sons qui s'engouffraient dans le conduit suffirent à la rassurer. Si des hommes étaient parvenus jusqu'ici, alors la situation n'était pas désespérée, elle évoluait peut-être même en faveur de Lyssandre.
La princesse perdit le peu de contenance qu'il lui restait et au désespoir se mêla la terreur.
— Dhelia, l'appela la jeune femme. Baisse ton arme. Je te promets que tu n'auras rien à craindre d'eux.
Dhelia leva un pâle regard sur Nausicaa. Elle était acculée et, pire qu'un ennemi, il y avait elle-même.
L'ennemi qu'elle craignait le plus, ce n'était jamais que cette princesse qu'elle ne connaissait pas.
C'était vrai. Dhelia n'avait aucune arme sinon sa dague.
Et la vie était cruelle, la vie ne lui offrirait pas dont elle avait tant besoin. Elle était trop intelligente pour ne pas voir que son père se servait d'elle. Nausicaa lui ouvrait les yeux. Elle représentait cet espoir auquel Dhelia n'avait jamais eu droit.
Un modèle qu'elle avait haï, car inatteignable.
Elles étaient là, les raisons de la rage de Dhelia et Nausicaa n'y pouvait rien.
La princesse ne serait jamais cette femme indépendante, forte, indocile. En fait, en un sens, elle était son parfait contraire, et elle ne pardonnait pas à Nausicaa de le lui rappeler par le seul fait d'exister.
— Dites à Priam que je m'excuse, énonça Dhelia.
Elle ne regrettait rien tant que le geste qui avait condamné sa tante et l'ordre qui avait animé son corps.
Même si Priam lui pardonnait un jour, Dhelia ne s'excuserait jamais ce qu'elle était devenue.
— Dhelia, répéta Nausicaa, dans l'écho d'un cri bloqué dans sa gorge.
— Et pardonnez-moi.
Dhelia n'eut aucune parole pour son père. Elle ne lui obéissait plus. En réalité, le geste qui suivit la libéra définitivement du joug d'Amaury.
Dans la répétition sentencieuse qui rappela à Nausicaa un bien sinistre souvenir, Dhelia plongea sa dague dans son ventre. Sans un cri, sans une plainte, elle s'effondra dans la crasse de la cellule. Son silence sonna comme la plus terrible des condamnations.
Un hurlement résonna pourtant dans tout le souterrain. Il s'échappa de la bouche de Nausicaa qui fondit sur le corps inerte de Dhelia pour le bercer contre sa poitrine. Elle qui n'avait plus été capable de pleurer sanglotait sans retenue. Elle tenait, entre ses bras, un échec personnel, une réplique abîmée d'elle-même qui n'avait pas pu être sauvée.
— C'est moi... psalmodiait-elle. L'assassin, l'assassin... C'est moi qui m'excuse. Pardon, pardon, princesse...
La princesse avait été aspirée par ses failles.
Dhelia n'avait jamais appris à vivre.
Je passe en coup de vent pour vous poster ce chapitre 49.
Je vous souhaite un agréable week-end. Pour ma part, mes partiels sont passés et je suis en vacances d'été. Je vais pouvoir me consacrer au travail de la réécriture de Longue vie au roi. La saga va s'offrir un tout nouveau visage très bientôt et j'ai hâte de débuter enfin le gros du premier tome.
Je vous embrasse !
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