Chapitre 47
[Et voilà pour le dessin achevé avec son petit décor royal. Ça ressemble un peu aux portraits royaux qu'on retrouve dans les palais. En un poil moins formel, peut-être. J'espère que ça vous a plu !]
Priam avait été entraîné jusqu'à la tour Sud-Ouest du palais par son père. Amaury n'était pas hors de lui, mais soucieux. Il surveillait chaque étape du déroulement de son plan avec attention. Cette étape en particulier réclamait une grande minutie et un soin tout particulier.
Tous les pions se devaient d'être à leur place, prêts à remplir leur rôle.
Pour l'heure, tout se déroulerait selon ses prévisions. Aucun des pions ne s'était mis à observer une conduite contraire à ce qu'il avait espéré, et pour n'importe quel stratège, cela aurait été inespéré.
— Sire, le combat à Halev a pris une tournure inattendue.
Amaury décréta qu'il n'aimait pas cette tournure, cette manière d'exposer les choses. Un pli de sa paupière tiqua, et ce fut la chose qui trahit sa contrariété aux yeux de son fils.
— Votre ancien allié est arrivé par le Sud et prête à cette heure main forte aux forces de votre neveu.
— Le loup gris s'est décidé à sortir de l'ombre. Il était temps.
La désinvolture d'Amaury souleva le cœur du messager. Il n'y aurait pas d'ordres, pas de conduite à tenir. Le roi avait, pour ainsi dire, abandonné Halev.
Quatre heures de route éloignaient le palais de la capitale, un peu moins si l'on disposait d'un excellent coursier. Avec toute la bonne volonté du monde, si Amaury avait souhaité envoyer des renforts armés, il se serait heurté à cette distance. Le temps de donner l'ordre, le temps que ces hommes n'arrivent à Halev, la bataille pourrait bien être déjà achevée.
Halev avait été un prétexte plus qu'un objectif. Amaury n'avait jamais eu yeux que pour le palais, n'en déplaise au ressentiment qu'il lui vouait. Un sentiment complexe, aussi complexe que la relation qu'il avait nouée avec cet édifice. Il n'hésiterait pas pourtant à le faire brûler, lui aussi, si Lyssandre devait en hériter une seconde fois.
En fait, Amaury savait surtout que le dernier acte se déroulerait ici. Halev avait encore un rôle à jouer, bien entendu, mais pour le peuple, pas pour les rois. Amaury les laisserait se débattre avec ce morceau de terre, cette rose fanée. Après tout, ses sujets l'avaient peut-être mérité. Ces imbéciles sans cervelle avaient fini par se construire une opinion, par s'émanciper de la figure royale pour le trahir. De vrais nobles en devenir. Ils en adoptaient déjà le comportement, de l'avis d'Amaury.
— Que dois-je ordonner en votre nom, Sire ? l'interrogea le messager, qui n'avait sans doute pas envie de connaître la réponse.
— Laissez Halev se battre pour ce qu'elle pense juste.
Ses pions avaient quitté la capitale et la seule chose qui le chagrinait, c'était encore les seigneurs qu'il y avait laissés. L'Episkapal brûlait, aux dernières nouvelles, et les chances pour que les puissants qu'il y avait enfermés périssent étaient grandes. L'idée qu'il avait eu le bon goût d'insuffler à la bonne personne au bon endroit, celle de profiter de la première occasion pour se débarrasser de la première faction, celle des nobles-sangs, avait fait son chemin. Lorsque Lyssandre tomberait, les survivants affaiblis iraient mendier la clémence du roi.
Amaury disposerait alors d'une table rase, d'un papier vierge sur lequel inscrire sa légende. Sur lequel gravir les premières lettres d'une nouvelle histoire.
De Loajess la Seconde.
— Voyons combien de temps la rose est capable de résister à mes Oiseaux.
Pensif, Amaury paraissait tranquille. Peut-être trop. Sûrement trop, de l'avis de Priam qui se détacha de son ombre, juste suffisamment pour être baigné par le soleil pâle d'un après-midi tardif d'hiver au départ du messager.
— Père, l'appela-t-il.
— Ne t'inquiète pas, mon fils, tous les pions sont en place...
Amaury déposa son regard sur l'extérieur, couronné par l'avancée inexorable des soldats ennemis sur le palais. Cet ennemi n'était que le sien, pas celui de Loajess, car cet ultime sursaut dans le déroulé des événements appartenait aux rois, et uniquement aux rois. Ils avaient écrit l'Histoire récente de Loajess, Amaury entendait bien écrire la sienne.
Et l'armée qui se massait à ses pieds, bien plus nombreuse que ce qu'Amaury avait imaginer, pareille à une bête féroce, ne l'en empêcherait pas. Priam sentit son estomac prendre la consistance de l'acier.
— Et le poignard repose déjà aux côtés du plateau de jeu.
***
Priam s'était attardé dans la cellule, mais quelques instants seulement.
La vision pittoresque que lui renvoyait Nausicaa était douloureuse. Elle l'aurait été pour n'importe qui, peut-être même l'était-elle pour son père, mais il avait passé le stade de s'en émouvoir.
Le visage de Nausicaa piquait vers le bas en imposant un supplice à ses épaules et à ses bras entravés. L'expression qui imprégnait ses traits était masquée par l'ombre et peut-être le souhaitait-elle. Ainsi, rongée par l'obscurité de sa geôle sordide, elle paraissait inhumaine.
Inhumaine ou déjà morte.
— Ordonne-moi de te libérer.
Un long silence inconfortable lui répondit et Priam se rembrunit. Il détestait cette situation et la seule qui soit autant au califourchon entre les deux camps, c'était elle. Elle dont il pouvait sentir l'animosité, la rancœur, sans même l'approcher.
— Le jour où tu t'affranchiras des ordres, prince, alors tu cesseras de n'être qu'un pion au service d'un camp.
Priam aurait préféré recevoir un sceau rempli d'eau glacé en pleine figure. Le froid qui s'immisça jusqu'à lui était le même.
— Je ne t'ordonnerai rien, Priam, ajouta Nausicaa, en plantant un bref instant ses yeux à l'intérieur de ceux du prince.
— Tu as un rôle à jouer, non ? Tu ne vas pas rester ici, quelqu'un pourrait...
Nausicaa ne fit pas mine de s'y intéresser.
Quelqu'un pourrait venir... Cela ressemblait presque à une menace. Pourtant, l'intéressée ne s'en émut pas. Elle pourrait presque prendre à nouveau ce garçon en pitié.
— Est-ce vrai, ce qu'a dit ton père, tout à l'heure, à propos de ta sœur ?
— Oui, répondit Priam, d'une voix blanche.
Nausicaa tourna la tête pour masquer la rage qui comprimait ses traits. Calypso était morte de la main de sa propre nièce, qui l'avait assassinée sous les ordres de son frère. Si Nausicaa avait le goût de l'ironie, celle-ci lui donnait la nausée.
— Et c'est moi qu'on ose traiter d'assassin, murmura-t-elle, dans un souffle étouffé.
— Je ne lui ai pas pardonné.
Priam se tordait les mains. Lorsqu'il ne combattait pas, lorsqu'il n'obéissait pas, il était pris par un inconfort quasi chronique. Comme si sa peau luttait contre lui. Lui qui cessait de la trahir.
— Je ne lui pardonnerai pas, rectifia Priam.
— Je te plains.
Nausicaa, entre des coulées épaisses de cheveux châtains, répéta :
— Sincèrement, je te plains.
L'odieux pressentiment qui riait, dans un coin de la conscience de Priam. Cette part de lui qu'il cultivait comme la racine d'une folie en pleine construction. L'adolescent avait préservé à grand-peine sa lucidité et, dans cette cellule obscure, il la sentait vaciller.
Comme si sa conscience tenait à celle qu'il voulait sauver.
Celle que sa sœur brûlait de tuer.
Nausicaa se redressa et un sourire désabusé brûla ses lèvres.
Elle aurait pu ressembler à une fleur défraîchie, mais elle n'était que plus redoutable.
Nausicaa avait ressenti le même pressentiment. La menace qui grandissait, elle n'en ignorait rien. Elle ne tentait même pas de lui échapper. Elle avait, elle aussi, des comptes à régler, une guerre à mener. Alors, pour l'heure, la décision la plus courageuse était encore d'attendre dans cette cellule.
— J'ai donné à Lyssandre toutes les chances et chacun des miennes.
Les moyens colossaux qu'ils avaient pu rassembler en l'espace de quelques jours, mais aussi l'assurance pour certaines prestigieuses familles de voir l'une des leurs se ranger du côté de Lyssandre. Elle était un exemple.
Priam s'approcha d'elle en fuyant son regard avec soin. Il trancha ses liens, les cisailla avec un geste sûr et planta ses yeux d'ambre dans ceux de Nausicaa que lorsqu'il se tint sur le seuil de la porte.
Cela ressemblait à un défi, comme si Nausicaa l'avait mis à l'épreuve. Il quitta la geôle sans un mot pour elle.
La jeune femme ne fit pas rouler ses épaules ankylosées, ne chercha pas à adopter une position confortable, mais enroula ses bras autour de ses jambes et fit reposer son menton sur le haut de ses genoux.
Elle avait tout de même un peu froid.
***
Lyssandre contemplait le palais. Il le contemplait sans le quitter des yeux. Il se rappelait combien il avait haï ce lieu pour chercher à le faire disparaître, du temps de son enfance, pour ne pas être à la hauteur de l'imaginaire qu'il s'était créé et de ses mondes oniriques.
Le palais avait toujours été, à ses yeux, une prison dorée et il était temps pour lui de s'en libérer.
De là où se trouvait, à ses pieds, le château paraissait imprenable. Immense et fier, pareil au joyau qu'il avait toujours été, avec ses tours, ses élévations et son haut soubassement et ses éléments qui se fondaient les uns dans les autres, à commencer par la façade et la porte close qui gardait l'entrée. Le regard du roi courut sur la finesse de l'architecture, des colonnes incrustées dans la pierre, et de l'herbe fraîche qui jurait avec la blancheur quasi céleste du palais. Lyssandre foula le sol avec le sentiment de blasphémer, de piétiner un symbole.
Lyssandre avait rejoint l'armée tapie dans une forêt dense, à quelques dizaines de kilomètres du palais, conformément à ses ordres et à la stratégie élaborée avec l'aide de Nausicaa. Tout s'était déroulé presque sans encombre. Pourtant, Lyssandre était certain que son oncle aurait pu contrecarrer ses plans. Essayer, du moins, car leurs effectifs étaient plus nombreux que les siens. Le rapport de force tendait à s'inverser. Pourtant, Lyssandre conservait sa méfiance.
Lorsqu'Amaury le laissait agir à sa guise, c'était non seulement qu'il s'était préparé à le voir accomplir ces gestes, comme doué d'un sixième sens qui lui permettrait de les prévoir, mais aussi qu'il était prêt à riposter. Que cette attaque surprise allait dans le sens de ses prévisions et Lyssandre n'haïssait rien tant que l'effet que cela produisait sur lui.
Le sentiment de se débattre avec les fils de son destin. Plus il s'agitait, plus il s'emmêlait. Ce jour-là, il aurait pu croire la bataille gagnée d'avance. Il bénéficiait du soutien inespéré de Déalym, d'une armée plus importante, quoique moins efficace, tous les éléments étaient réunis, et pourtant... Pourtant, il maudissait l'impression qui le prenait, à chaque fois qu'il s'apprêtait à accomplir un geste décisif, et qui semblait lui rappeler qu'il ne faisait qu'obéir à un destin capricieux. Qu'il avait beau se débattre, la conclusion resterait inchangée.
Comme s'il y avait écrit, quelque part, dans un registre qui tenait autant de la prophétie écrite que de la malédiction, que Lyssandre ne survivrait pas.
En ayant conscience de l'ombre mortelle qui suivait ses pas, le roi aurait pu refuser de combattre. Ses soldats n'avaient pas besoin de lui pour triompher. Une force le poussait, impérieux, et il n'avait jamais réussi à se soustraire. S'il existait un moyen, et un seul, de se libérer, alors il se trouvait ici-même, au palais. Amaury en détenait sans doute les clés.
Et quoi que Lyssandre espère, la malédiction réclamait son dû. Un roi devait céder sa place et mourir.
Un archer avait bandé son arc, non loin du roi, et l'avait libéré. Une vitre éclata, un cri monta dans l'air glacé de l'après-midi, et Lyssandre huma l'odeur encore neutre. Se gorgea du bref instant de calme qui suivit l'ouverture des hostilités.
Avant que l'illusion ne se rompe et que la marche inexorable de ses hommes ne fasse tomber les murs comme ceux d'un château de sable.
Avant que les cris des soldats n'altèrent l'impact répété du fer qui se croise.
Avant que la bataille ne débute et que le sort ne se scelle.
Il ferma les yeux, pria pour que le temps s'arrête, mais il ne lui fit pas cette faveur.
La figure de Lyssandre fut secouée par une onde, par la douleur qu'il causait à son palais et qui se répandait jusque dans ses os.
Alors, il leva la main et le cri qui franchit ses lèvres remonta jusqu'aux dernières lignes de son armée :
— Pour Loajess !
Il vit à peine le corbeau installé sur le haut de la façade immaculée du palais croasser dans le chaos naissant.
Puis s'envoler dans un bruissement d'ailes noires.
Si c'était un piège, alors il venait de se refermer sur eux.
Lyssandre avança avec la certitude que le combat cesserait avant la nuit.
Vainqueurs comme perdants, ils étaient condamnés.
Tous.
***
Halev venait de traverser ses heures les plus sombres.
La capitale avait été le théâtre d'affrontements entre les forces armées d'Amaury et celles de Lyssandre, alliées aux hommes menés par Äzmelan en personne. Les combats auraient pu s'achever en l'espace de quelques heures, peut-être même moins, mais ils s'étaient éternisés tout au long de la journée en une multitude de zones de combat.
Dans un premier temps, Artell avait cherché à établir un contact avec Äzmelan, puis une stratégie, mais les deux camps étaient désorganisés et la bataille avait alors pris des dimensions incontrôlables.
L'ennemi était parvenu à entrer dans la ville avant qu'Äzmelan n'atteigne Halev. La porte Sud avait cédé en l'espace de quelques minutes. Les positions d'Amaury ne faisaient pas le poids, mais ceux qui avaient vu la menace arriver de loin avaient eu le temps de se retrancher. La résistance, qui était passée d'un camp à l'autre, s'était organisée au Sud, puis s'était répandue le long de axes majeurs. L'un d'entre eux, s'était organisé autour de l'Anoma. Le fleuve avait pris des proportions terrifiantes avec les premières chutes de neige et son cours déchaîné avait donné aux quelques centaines de soldats désespérés qui tenaient bon, une terrible idée.
Artell se partageait entre les ordres qu'il lançait à tour de bras et quelques combats émiettés ici et là. Sa présence au sein de l'armée constituée par Lyssandre, à laquelle se mêlait de nombreux civils, était celle d'un général, mais il s'échinait aussi à donner l'exemple.
Il s'était réfugié dans une petite place, avec un nombre raisonnable d'hommes. Il examinait une carte, un pli de concentration barrant son front. La résistance ennemie forçait le respect et les insulaires, qui gonflaient les rangs de l'armée d'Amaury, étaient les plus coriaces. Ils avaient établi des positions fixes à des points stratégiques d'Halev, comme s'ils en connaissaient les plus infimes secrets.
— L'ennemi dispose d'une capacité à s'adapter bien meilleure que la nôtre, avança un homme, un médecin, réarrangeant ses lunettes à la base de son nez.
Cet homme-là ne combattait pas, mais il avait mis son cerveau à disposition. Pour un intellectuel qui n'avait jamais connu la guerre, Artell lui devait reconnaître une logique implacable et un soutien inespéré.
— L'ennemi ne connaît pas Halev aussi bien que vous. Connaissez-vous un passage qui nous permettrait de les prendre en revers.
Le médecin plissa ses yeux sombres et se pencha sur l'imposant cageot qui faisait office de table. Il suivit du dos le dessin d'une rue étroite.
— Si nous prenons cette rue, nous rejoindrons l'artère en les contournant.
— Bien. Ils ne sont sans doute pas nombreux et si nous parvenons à nous déployer à partir de l'un de ces points, nous pourrons abattre leurs positions une à une.
Artell balaya d'un revers de la main les difficultés que cela engendrerait. Pas qu'il les ignorait, mais il était de son devoir de ne pas abattre le moral des hommes qui le suivaient. Des hommes qui avaient déjà vu mourir nombre des leurs ce jour-là. La bataille telle que les insulaires et l'armée d'Amaury l'avait décidée les condamnait à une lente reprise de la ville. Chaque mètre gagné était une victoire et s'il était évident que la résistance ennemie finirait par être abattue. Pourtant, Artell mettait tout en œuvre pour réduire les dégâts et les pertes, pour éviter de rendre à Lyssandre une Halev méconnaissable.
Une rose trop abîmée.
Artell émergea de la petite place en premier. Son arc reposait dans son dos et il privilégiait désormais les deux courts poignards poisseux de sang.
Une flèche lui coupa la route et il fit signe à ses suiveurs de prendre garde. Il eut beau plisser les yeux, les marches irrégulières qui remontaient des maisons identiques, blotties les unes contre les autres, ne lui livraient aucun ennemi.
— Général ! l'appela le médecin, qui tremblait, les doigts serrés sur son couteau.
— Mettez-vous à l'abri, monsieur.
À peine eut-il prononcé ces mots que le général sourcilla. Une impression glissait jusqu'à lui et elle était de mauvais augure. Il vit une silhouette, perchée derrière l'angle étriquée d'une bâtisse, fuir à toutes jambes.
L'ennemi lui-même fuyait et l'oreille fine d'Artell lui signala un bruit qu'il ne parvint pas à identifier. Un bruit qui fonçait sur eux.
Le général n'attendit pas de comprendre pour hurler, tous les sens en alerte :
— Fuyez ! Tous à l'abri !
Le médecin avait déjà tourné les talons et il se trouvait presque hors d'atteinte. Lorsque l'ombre monstrueuse de l'eau heurta le bout de la rue pour s'engouffrer à l'intérieur, Artell songea qu'il serait peut-être le seul survivant. Les cris de ses soldats furent étouffés par le vacarme inqualifiable du fleuve.
L'Anoma se déversait sur eux.
Artell sut qu'il ne parviendrait pas à se mettre à l'abri à temps. Aussi avisa-t-il le rebord marqué d'une fenêtre et s'y hissa à la force de ses bras. Il n'eut pas le temps d'attraper le bandeau qui distinguait un étage du second que la vague l'atteignit. Il crut que ses jambes se brisaient sous le choc et ses ongles se rompirent contre la pierre qu'il agrippait de toutes ses forces.
Après le feu, Amaury leur réservait le châtiment de l'eau.
Artell fut projeté contre le mur du bâtiment et lutta pour garder la tête émergée. Pour ne pas sombrer et, surtout, pour ne pas abandonner sa prise. Il savait que s'il lâchait, c'en était fini de lui. Les eaux l'écraseraient contre le premier mur venu.
Il ne sut jamais comment il parvint à attraper le bandeau de l'étage supérieur et sa minuscule corniche, mais il s'éleva, centimètre après centimètre, avec l'impression que l'Anoma essayait de l'aspirer. De le dévorer.
Ses jambes répondaient à peine, même après qu'il les ait extirpés de l'eau. Enfin, il atteignit un balcon assez large pour l'accueillir.
Il vit, du coin de l'œil, et à quelques dizaines de mètres seulement, la stature de colosse d'Äzmelan qui parvenait à quitter les eaux tumultueuses et glacées de l'Anoma. Les ruelles adjacentes s'inondaient, elles aussi, déversaient leur contenu vers les quartiers inférieurs. Äzmelan avait survécu, mais recula prudemment loin de l'eau qui lui parvenait encore jusqu'aux genoux. Il avait survécu par miracle, lui aussi et, en avisant le corps que tractait le cours du fleuve déchaîné sans effort, Artell sut que l'ennemi venait d'engendrer une catastrophe.
Il ne bougea pas d'un cil durant ce qu'il lui sembla être une éternité. Ce fut le devoir, celui qui l'aliénait à une conscience inébranlable et à une loyauté inattaquable, qui le rappela à lui. Ce fut encore lui qui le força à avancer alors que ses jambes douloureuses ployaient.
Il redescendit de la bâtisse bien au sec, à l'autre versant de celle-ci. L'eau s'infiltrait partout et Artell préféra ne pas penser au monstre liquide qui déferlait à présent sur les bas-quartiers d'Halev. Les hommes d'Amaury avaient détourné le cours de l'Anoma, l'avait délogée de son lit, sans que le général parvienne à expliquer ce sinistre exploit.
Plus il évoluait au milieu des rues désertes, plus marcher lui sembla périlleux. Une femme lui ouvrit sa porte, complètement terrifiée. Elle balbutiait des mots insensés, parmi lesquels Artell comprit seulement :
— Halev... Sauvez-nous... Le feu, l'eau, ils nous avaient prévenus... Que la Paix nous pardonne...
Les activités du culte s'étaient répandues, ces derniers mots. C'était du moins vrai pour une branche de ces croyants et les plus démunis y avaient trouvé le salut. Ils ne comprenaient pas la folie qui s'était éprise d'Halev, alors ils s'étaient soudain mis à prier, à implorer la clémence de la figure maîtresse : la Paix.
Artell la dépassa sans ralentir. L'ennemi avait déserté. Sous les ordres de qui, le général l'ignorait, mais avant d'abandonner Halev à l'armée rivale, ils avaient décidé de marquer durablement la capitale. Ils l'abandonnaient, mais pas à n'importe quel prix.
Ils y renonçaient, mais non sans faire payer à Halev sa soif d'indépendance et le choix qui avait été le sien.
L'ombre de l'Episkapal se dessinait et une épaisse fumée la surplombait toujours.
L'Episkapal, ou plutôt ce qu'il en restait.
Les flammes avaient outragé sa beauté centenaire, sa blancheur et le lourd symbole qu'elle renfermait. Le cœur d'Halev avait brûlé et le cœur d'Artell martelait sa poitrine. Il n'était pas un homme capable de s'émouvoir d'un rien, mais les flammes avaient pris le pouvoir de son Royaume d'adoption, et cela le blessait. Plus encore que les eaux.
Artell avait repéré la silhouette d'Äzmelan avant qu'elle ne s'arrête à sa hauteur. Avant qu'il n'enfonce son épée abîmée entre les dalles éventrées.
— Je n'aurais jamais pensé que vous combattriez un jour au nom de Loajess après l'avoir si longtemps convoitée.
— Loajess est un cadeau empoisonné. Je le laisse à Lyssandre.
— Vous l'en estimez digne ?
La figure du tyran semblait vieillie de dix ans. Curieusement, il paraissait plus fort que jamais et cela jurait avec la faiblesse d'un corps las de la guerre.
— Ma fille l'en pensait digne. Je ne peux plus rien faire pour elle. La seule chose que je peux encore lui accorder, c'est un maigre crédit à sa volonté. Lyssandre mérite le trône, plus que son oncle.
Ces paroles écorchaient les lèvres usées d'Äzmelan. Il paraissait presque nostalgique et Artell ne cessait plus de s'en étonner. Cet aveu coûtait au despote, mais Loajess lui avait appris une leçon. Une leçon apprise au terme de plusieurs décennies. Il avait haï Soann, viscéralement, comme il n'avait jamais haï personne. Pourtant, il avait presque été déçu de sa mort. Qu'il meurt aussi pitoyablement, sans lui, sans lui avoir offert un duel digne de leurs deux nations. Il ne se serait jamais imaginé, un jour, reconnaître la légitimité de son fils.
— Loajess ne m'intéresse plus. Cette bataille était pour moi la dernière.
Äzmelan posa son regard gris, semblable à celui de Miriild qui ne lui avait jamais semblé si absente, sur le ciel qui s'ouvrait derrière Halev. Le soleil rasait l'horizon et une émotion monta, comme une senteur dans l'air, mélange de cendre, d'humidité, et de combat achevé.
L'accomplissement jumelé à la réconciliation.
Les deux hommes contemplèrent les premières lueurs du crépuscule et l'ambiance vespérale qui enveloppait la ville. Ce n'était pas encore un apaisement, mais cela y ressemblait presque. Les deux Royaumes auraient au moins obtenu cette paix.
Je te laisse Loajess, fils de Soann.
Un très long chapitre (les derniers le seront également, clôturer n'a pas été facile) dont je ne suis pas complètement satisfaite. J'espère que ce sentiment d'insatisfaction ne vous a pas affecté et que vous avez apprécié ce chapitre malgré tout.
Il s'agissait ce soir du cinquième chapitre avant la fin, le compte à rebours peut débuter !
Je vous souhaite une belle fin de semaine et à très bientôt pour la suite !
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