Chapitre 43
Lyssandre avait vu la foule s'assembler au pied de l'Episkapal. Les centaines, les milliers de pièces s'imbriquaient les unes dans les autres pour constituer un monstre.
Un monstre de taille à faire fuir le félon lui-même.
Lyssandre n'avait pu ravaler un sourire. Il avait imaginé chaque possibilité, chaque imprévu, mais il n'avait jamais considéré l'idée que le peuple puisse se soulever. Le peuple qui avait toujours été si docile, si obéissant, si passif. Soann n'aurait jamais craint ses propres sujets et Lyssandre, lorsque Cassien avait posé sur lui son regard exigeant, avait été parcouru par une brève hésitation.
Le peuple se rebellait contre le roi, mais en désirait-il un autre ? Rien n'était moins sûr.
Lyssandre avait eu une pensée pour Nausicaa. Pour Nausicaa et pour Miriild. Pour Nausicaa, Miriild et pour tous les autres. Il n'avait pas le droit de fuir, d'être lâche. Pourtant, l'envie n'avait jamais été aussi obsédante. La foule lui rappelait le second attentat, qui avait eu lieu à Halev, devant l'Episkapal, à l'endroit précis où le peuple se massait en nombre ce jour-là.
Les courants de la foule lui rappelaient la peur.
Lyssandre avait enfourché sa monture, échangé un dernier regard avec Cassien et jeté un œil à la longue file de nobles qui le suivait. Halev, depuis son voile de velours rouge, avait sorti ses épines.
Et Lyssandre avait décrété qu'il était temps pour lui d'entrer en scène. Non pas pour y faire une apparition digne de rappeler à Loajess qu'il vivait toujours, qu'il n'avait pas abandonné le Royaume, mais pour incarner le rôle qu'il avait si longtemps nié.
Lyssandre était apparu en pleine lumière.
— Continuez d'avancer, lui intima un homme, dans son sillage.
Lyssandre s'accrochait aux indications qu'il recevait. Il se frayait un passage entre les habitants d'Halev. À mesure qu'il approchait, les commentaires se raréfiaient, jusqu'à ce que le mutisme ne saisisse le peuple. Lyssandre laissa d'abord courir son regard sur chacun d'eux. Il essaya de délier les traits de leurs visages, mais la peur qu'ils lui inspiraient était telle qu'il lisait du mépris, un net rejet, parfois une animosité presque aussi brutale que des injures qui lui seraient jetées.
En réalité, les sujets de Loajess étaient stupéfaits. Lyssandre était apparu de nulle part, comme sorti d'un rêve, ou peut-être d'un cauchemar. Certains se rappelaient le roi qui avait dû fuir lorsque la pluie de flèches s'était abattue sur ceux présents ce jour-là, nobles et roturiers confondus. Ils se rappelaient ce garçon à peine sorti de l'adolescence qui, avant même que le malheur ne survienne, semblait à peine tenir debout.
L'homme qui se présentait à eux n'avait rien en commun avec lui. Il dégageait quelque chose, peut-être bien de la grandeur.
Lyssandre n'avait jamais rencontré un tel silence. Il pouvait presque l'entendre. Le roi était aussi stupéfait, aussi incertain que chaque visage qu'il rencontrait. Et il rencontra, dans les yeux d'une jeune femme, puis d'un petit garçon, une lueur nouvelle. Une émotion qui le galvanisa. De la reconnaissance.
Pardon, Halev. Pardon de t'avoir fait attendre.
La capitale était à la fois son cauchemar personnel, l'incarnation du malheur et le point culminant de ses déchéances au même titre que le palais royal, et aussi le carrefour de son destin. Le lieu qu'il rejoignait forcément, toujours, où qu'il aille. Peu importait le chemin emprunté, il finissait toujours aux pieds des remparts d'Halev, de ses pétales abîmés qui renfermaient la ville.
Les sujets s'écartèrent, un à un, et le monstre se dessouda de ses membres pour laisser passer Lyssandre. Celui-ci aurait dû se contenter de cela, c'était ce qui avait été convenu, mais il ne put s'y résoudre.
— Sire, l'appela une voix, dans son dos.
— Je ne vous oblige pas à me suivre.
La procession derrière lui était soucieuse, à son tour. Ils avaient paradé fièrement, mais ils n'étaient pas certains de désirer s'approcher davantage de l'Episkapal. Rien ne garantissait leur sécurité et ils étaient à découvert, vulnérables, à portée de tir d'archers abandonnés par le roi afin d'emporter avec eux autant de victimes que possible.
Cassien leva la main à l'attention des deux unités de soldats qu'ils avaient rassemblées. Celles-ci s'empressèrent de forcer les portes de l'Episkapal. Si Amaury n'avait pas rapatrié toutes ses forces avec lui, en prenant soin de passer par des chemins peu fréquentés, il restait forcément des gardes à l'intérieur. Des résistances à faire tomber.
— C'est dangereux, Sire.
— Je dois m'adresser à mon peuple.
Lyssandre n'avait pas souvenir de l'avoir déjà fait. Son père l'avait poussé à croire que ses sujets se résumaient à la Cour et aux puissants qui grouillaient autour de la personne du roi. Lyssandre sut que la véritable force d'Halev ne se retrouvait pas en ces personnalités éclatantes, mais en cette marée humaine.
Lyssandre n'attendit aucun signal pour descendre de sa monture à hauteur des premières marches qui menaient à l'Episkapal. Ses jambes chancelaient et il dut se retenir à l'encolure de son destrier. Il y avait, dans son dos, l'ombre réconfortante de Cassien.
Le roi gravit les marches, une à une, le visage levé vers les colonnes et le minutieux dessin de leurs chapiteaux, vers le tympan lisse bordé de profondes corniches, vers la splendeur du cœur d'Halev. Ce fut le cœur serré par l'émotion que Lyssandre fit face à la foule dans son ensemble. Il avait mal envisagé son nombre, son importance. Plus que jamais, il fut saisi par une certitude : si le peuple décidait de se soulever contre lui, il l'engloutirait sans la moindre difficulté.
Lyssandre avait préparé un discours, quelques phrases à prononcer s'il n'avait pas d'autres choix que de prendre la parole. Il n'avait pas pu prévoir qu'il saisirait lui-même l'occasion de s'adresser à son peuple. Les mots s'étaient dissolus dans son esprit. Du moins tous ceux qu'il avait modelés en prévision d'un pareil instant.
Il ne lui resta que la matière brute, l'honnêteté, tout ce qu'il avait toujours brûlé de dire, depuis les régions lointaines du Nord. Dans ces instants où il n'était pas sûr de survivre assez longtemps pour prononcer ces mots un jour.
— Peuple d'Halev, clama-t-il.
Une bourrasque emporta ses mots à travers la foule silencieuse.
— J'ai des excuses à te présenter.
Cassien, statufié dans l'ombre d'une des immenses colonnes, épiait les réactions des sujets de la Couronne. Le tutoiement avait surpris, mais la proximité qu'il instaurait semblait séduire. Pour l'heure, le calme régnait. Un calme studieux, presque religieux, entièrement dirigé vers Lyssandre qui reprenait.
— J'ai disparu durant des mois, je t'ai laissé croire que je t'avais abandonné pour de bon, et ce n'est sûrement pas le pire. Je n'ai pas voulu partir, je n'ai pas voulu que le palais se noie dans le sang, comme je n'ai jamais désiré qu'Halev paie pour moi. Non, ce dont je dois m'excuser, c'est d'avoir douté.
Lyssandre prit une inspiration qui lui glaça les poumons. L'air hivernal s'engouffra à l'intérieur et il dut se faire violence pour ne pas hoqueter.
— J'ai douté de moi. J'ai douté parce que je n'ai jamais demandé ce trône, je n'ai jamais réclamé le pouvoir, je n'ai jamais cherché à m'accaparer le droit de vous gouverner. Je n'ai jamais demandé à être le fils de Soann, roi de Loajess. J'ai douté que ma place soit celle que le destin m'a attribué et j'ai songé à laisser le Royaume à mon oncle. Pourquoi me battre pour quelque chose qui a failli me coûter la vie, pour un rôle qui me terrifie ?
Lyssandre croisa le regard d'un des nobles qui l'avait accompagné. Décomposé, il n'adhérait pas à son propos. Même si le roi avait souhaité s'interrompre, il n'en aurait pas eu la force. Il avait pris la parole, il lui fallait mener à terme son discours. Cela ne lui appartenait plus.
— J'ai douté de toi. J'ai pensé que tu avais pris ta décision et que si le peuple avait arrêté son choix, je me devais de m'y plier. J'ai erré avec la certitude que Loajess m'avait abandonné. Ces mois ont été les plus longs de toute mon existence. Quelque part, c'était moi qui avais abandonné Loajess, et je vous dois des excuses.
Lyssandre ferma les yeux, se gorgea du silence de la foule, de l'impression très convaincante d'être enfin entendu, et poursuivit :
— Je m'adresse à chacun de vous comme un roi à son peuple. Des hommes attendent à l'intérieur de ces murs. Ce sont les alliés d'Amaury, du moins c'est ce qu'ils prétendent, car en réalité, ils ne servent que leurs propres intérêts. Je pourrais m'assurer de leur loyauté, je n'ai qu'à gagner la pièce dans laquelle ils sont entassés. Ce n'est pas pour eux que je suis venu.
Lyssandre se rappelait précisément les railleries de ces nobles, durant les premières semaines de son règne. Ils n'avaient pas hésité à le trahir, à s'allier à Elénaure en espérant que ses manigances finissent par avoir raison de Lyssandre. Ils avaient finalement obtenu gain de cause et, auprès d'Amaury, ils disposaient d'une nouvelle chance de briller aux yeux d'un roi.
— Je suis désolé de vous avoir fait attendre.
Une vague de murmures se répandit, aussi brève qu'elle remit en doute toutes les certitudes du roi. Celui-ci donna une toute autre direction à son discours.
— Amaury a abandonné Halev quand vous vous êtes rassemblés au pied de l'Episkapal.
Lyssandre lissa l'envie d'insister sur cet abandon. Amaury avait tourné le dos à ses sujets, lui qui avait tant insisté sur la lâcheté de son neveu. Il s'en était rendu coupable. Lyssandre n'était pas dupe, il savait que son image serait entachée, quoi que lui réserve la suite des événements, et il n'avait pas besoin de cela. Surtout pas après avoir perdu celle qu'il devait épouser ainsi que le possible appui de Déalym. Amaury avait pourtant décrété qu'il valait mieux pour lui quitter la ville.
Ce n'était pas un répit qu'il offrait à son adversaire, mais un nouveau leurre. Lyssandre savait qu'Amaury reviendrait et, pire que tout, qu'il avait échappé à son neveu pour garder ce qu'il avait de plus précieux. De plus précieux encore que la capitale : son trône.
Car, fidèle à son habitude, Amaury avait toujours un coup d'avance, et si Lyssandre avait vu juste, le félon avait deviné que son objectif n'était pas la capitale, mais le palais. Et que la reconquête d'Halev n'était que l'inauguration des réjouissances. Une sorte de diversion grossière destinée à désarmer le château royal.
Si Amaury avait conscience de tout cela, alors il devait préparer une riposte. Une manière de boucler Lyssandre entre les remparts d'Halev. Une manière de gagner ce bras de fer final, car les deux rois jouaient à forces égales à présent.
— J'appelle ceux qui désirent quitter la capitale à le faire dès à présent, car ce n'est pas terminé. Amaury ne m'a pas cédé Halev. Il reviendra, et je crains que cela ne soit pas pour vous porter secours. Des épisodes sanglants attendent cette ville et je ne veux pas que le sang d'innocents macule à nouveau les dalles d'Halev. Ce combat est le mien, il n'aurait jamais dû être le vôtre.
— Ce combat, c'est surtout le nôtre.
Lyssandre manqua de s'étrangler. La voix féminine qui l'avait coupé dans son élan portait si loin qu'elle aurait pu complètement éclipser la sienne. Une voix profonde, tranchante, qui appartenait à un bout de femme qui disparaissait presque au milieu des corps entassés les uns sur les autres. Loin de se laisser intimider par les commentaires que son intervention suscita, elle énonça :
— Le sort des gens comme nous, l'Histoire s'en rappelle pas. Là, on nous pond deux rois qui veulent changer les choses et ça, c'est encore que des affaires de politiques. Pas nos oignons, d'ailleurs, mais il y a eu les bains de sang, et on a tous décidé de voir ce qu'on voulait. Coupable, pas coupable, bon roi ou tyran... Y'avait rien à comprendre. Nous, on servait qu'à réparer les dégâts, encore et encore.
Lyssandre n'avait jamais su imaginer avec justesse quel opinion avait modelé le peuple au sujet de ces guerres intestines. Il y avait eu Déalym et Elénaure, puis Amaury, et les coupables s'étaient multipliés. Le peuple se moquait du nom des responsables. Il se bornait au résultat et il était terrible.
— Alors ouais, ce combat, ça a cessé d'être juste l'affaire de deux rois de pacotille dès que notre sang a été versé.
Le cœur de Lyssandre eut un loupé. Le ton portait à confusion et il n'était pas certain que les paroles de la jeune femme plaidaient en sa faveur.
— Ce combat, c'est aussi le nôtre, roi au lys.
Lyssandre lui fut reconnaissant et il acquiesça à l'attention de cette figure précise, faites de cheveux fauves et d'une face volontaire, extirpée de la foule.
— Alors que ceux qui désirent combattre s'y prépare, car Amaury ne cédera pas Halev aussi aisément et... et Loajess a besoin de vous. La Couronne aussi.
Jamais un roi n'avait admis la dépendance du trône au peuple. Les souverains se plaisaient à imaginer qu'ils pouvaient survivre sans l'adhésion de ses sujets ou que celle-ci leur était due. Le seul fait, pour Lyssandre, d'admettre qu'il avait besoin d'Halev pour lutter constituait une grande preuve d'humilité.
— Si je suis le lys, Halev est notre rose.
Lyssandre leva le menton, effleura du regard la foule qui bruissait, prête à imploser, et décréta, avec force :
— Alors faites sentir à l'ennemi chacune de vos épines !
L'écho lointain de ses paroles fut rapidement étouffé par une rumeur qui enflait dans le ventre de la foule. Plus que jamais, elle évoquait une bête, une bête qui pouvait aussi bien dévorer Lyssandre que se faire son protecteur.
Le sang du roi se glaça dans ses veines lorsqu'il perçut les mots qui se détachaient, un à un, jusqu'à l'atteindre. La peur qu'il avait cru perdue lui revint en plein visage, prisonnière de cette condamnation.
— Longue vie au roi.
Aux quatre coins de la foule, on reprenait ce cri. Lyssandre perdait pied lorsque la main de Cassien se posa sur son épaule pour se passer de paroles.
La clameur ne le condamnait plus. C'était un appel, une consécration.
Comme le sacre d'un roi par son peuple.
Lyssandre entendit à peine qu'on glissait à son oreille que les premiers soldats d'Amaury étaient parvenus aux portes d'Halev. La réactivité du félon laissait peu de place au doute. Ces hommes n'avaient pas pu effectuer le trajet en si peu de temps. Ils avaient été avertis avant même que la situation n'échappe au contrôle du prince oublié. Il avait véritablement tout prévu. Peut-être même chaque détail de ce que Lyssandre lui avait préparé.
Pour l'heure, il y songea à peine. La seule clameur qui lui parvenait, ode à une gloire qu'il avait décidé d'embrasser, n'était pas celle d'Amaury, mais celle de son peuple. Le peuple qui scandait, comme une voix unique :
— Longue vie au roi !
Sur ce, j'espère que votre semaine a bien débuté. Il y a longtemps que je n'ai pas dit ça, mais c'est mon cas et ça fait un bien fou dans ma grisaille quotidienne, d'avoir enfin quelques bonnes nouvelles pour changer un peu de la morosité !
Je vous embrasse <3
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