Chapitre 41

Artell avait eu que peu d'occasions d'admirer l'Episkapal de l'intérieur. Le soldat connaissait davantage l'espace vierge de Farétal et la terre piétinée, gorgée de sang, d'Arkal, son principal front.

Le général n'était pas un grand passionné d'art et l'Histoire de Loajess, lorsqu'elle s'éloignait des sentiers familiers de la guerre, ne l'intéressait pas. Il porta un regard peu concerné sur les fresques qui dépeignaient les actes glorieux d'antiques héros. Loajess semblait avoir une dent contre les événements antérieurs à l'avènement du Royaume, quelques quatre cents ans plus tôt. Elle ne conservait que les traces de ces récits qui lui convenaient bien et de quelques vestiges religieux. L'Episkapal avait sans doute été bâtie aux balbutiements de leur ère, mais ses bas-reliefs, ses sculptures en marbre, appartenaient à une époque plus lointaine.

Artell avisa les voutes qui se nouaient au-dessus de sa tête. Les voutes étaient hautes, hautes au point où le général se sentait minuscule. Au point où cette architecture monumentale, notamment les voutes en croisées d'ogive, lui rappelait celle d'un édifice religieux parti en fumée.

Naturellement alerte, il remarqua la silhouette à moitié camouflée par les colonnes aux chapiteaux sobrement décorés. Il l'identifia sans se départir de son calme apparent, mais ses doigts avaient manifesté une impulsion légère en direction du fourreau sanglé à sa taille. Le roi le héla avant d'arriver à sa hauteur :

— J'ose espérer que vous n'entendez pas en faire usage au cours de cette réunion, monsieur.

Monsieur. Pas de titre de noblesse, pas non plus de fonction expressément employée. Aux yeux d'Amaury, Artell n'était qu'un homme qu'on avait envoyé en pâture. Pour la peine, le général se contenta d'incliner la tête en guise de salutation, comme il l'aurait fait pour un baron ou un comte. Une insulte passive, qui ne parut pas froisser Amaury.

— De quoi ne dois-je pas faire usage ? fit miner de s'interroger Artell.

Le roi inclina le visage. Cet homme n'avait pas été invité, c'était à se demander comment il était parvenu à convaincre les gardes postés à toutes les entrées que sa place était bel et bien ici. Au milieu de tous les seigneurs importants, courtisans ou non, qu'Amaury avait convié.

— De ce qui a fait votre réputation, ancien général. Les honorables personnalités qui attendent derrière cette porte n'ont pas l'intention d'en venir aux mains.

— Il va de soi que je ne perturberais pas la paix que vous entendez instaurer.

Artell n'avait pas pour habitude de provoquer, ni même de faire des vagues. Il savait se tenir à son rôle et c'était ce qui avait fait de lui le soldat efficace, l'excellent stratège militaire qu'il avait été. S'il perdait ses repères loin des combats, il préférait garder le silence. Ce jour-là, une rage aurait pu le pousser à l'erreur. Elle enflait et la proximité d'Amaury n'arrangeait rien.

— Je n'ai pas pris la peine d'inviter le seigneur de Yersach à ce rassemblement. J'ai cru comprendre que Yersach n'était pas favorable aux affaires de Loajess, mais peut-être était-ce sur le point de changer.

Un homme rejoignit Amaury, comme s'il avait rappelé son ombre à lui, et, d'un coup d'œil, Artell se fit une idée précise de l'hostilité de l'individu à son égard. À peine plus jeune que lui, dans la force de l'âge, Artell reconnut un insulaire sans s'accorder le moindre doute. L'antipathie de l'inconnu, la fierté imprimée dans son regard, ses traits étroits, comme rongés par les bourrasques salines, tout semblait imprégné d'une flagrance précise. Celle du sel marin.

— Tryarn de Karcyra est mort.

— Je ne pensais pas à lui, mais à vous.

Artell laissa les paroles couler et son regard s'attarder un peu plus que nécessaire sur la figure anguleuse de l'insulaire. Chacune de ses œillades aurait pu constituer une provocation en duel.

— Le Nord est accablé par bien des drames, mais si vous êtes parmi nous, vous en avez sans doute conscience.

Amaury s'imaginait la capitulation du Nord, ou du moins la reprise des échanges diplomatiques. Le roi lâcha, à l'intention de l'homme tapi dans son ombre :

— Ne nous attendez pas, seigneur de Balm, nous en aurons bientôt fini.

Le coin de l'œil d'Artell tiqua et ce fut tout. Le geste n'échappa cependant pas à Amaury qui se fit un plaisir de préciser :

— Shohn est le cousin de Marwan, défunt seigneur de Balm.

La lignée insulaire des Balm avait fini par désigner le successeur de Marwan, Shohn, et Amaury n'avait eu d'autres choix que de lui servir une place de choix à ses côtés. Ne serait-ce qu'en mémoire de celui qui avait péri par les flammes, lui aussi.

— Je suppose que la nouvelle vous est parvenue. Une insurrection populaire a provoqué sa mort. Il a survécu aux flammes jusqu'à me livrer le nom d'une des complices, Miriild de Déalym.

— Une coupable dont vous n'avez plus à vous soucier. Ceux qui vous importunent ont tôt fait de disparaître.

Artell s'exprimait avec une précision chirurgicale de soldat habitué à suivre scrupuleusement ses ordres. Son sens du devoir le trahissait et l'ombre d'un rictus amusé fendit les lèvres d'Amaury. Cet homme n'était guère plus qu'un pantin, mais un pantin divertissant.

— Vous sentiriez-vous menacé, monsieur ?

— Non.

— Non ? Vous apparaissez pourtant au grand jour alors que le Nord a déclaré la guerre à la Couronne en prêtant main forte à mon neveu.

Artell conserva un silence prudent. Un silence en parfaite contradiction avec le feu destructeur qui crépitait sous sa peau brûlée.

Le feu... Encore un paradoxe. Depuis qu'il avait survécu à sa dernière bataille à Farétal, le général n'était plus à un paradoxe près.

— Mon neveu a clairement été identifié lors de la bataille dans les montagnes, poursuivit Amaury.

— Vous ne me tuerez pas, trancha Artell.

Le roi haussa un sourcil. Engoncé dans une tunique pourpre, ses épaules étaient en partie recouvertes par une cuirasse plus décorative qu'efficace et son buste disparaissait derrière un plastron. Ce jour-là, Amaury se partageait entre sa fonction militaire et ses objectifs de conquérant et de réunificateur, et son titre de roi.

Artell se remit en marche et s'approcha au passage d'Amaury pour achever :

— Vous n'êtes pas venu pour cela.

Et il ne faisait pas allusion à la réunion présidée par le roi.

Ce dernier le rejoignit en deux enjambées et attrapa sèchement une poignée de cheveux. Le menton haut, sans se presser, sans s'imaginer que le général pourrait réduire à néant sa couverture du jour en lui tranchant la main, il examina le visage d'Artell. Il s'humecta les lèvres, lentement, en faisant passer sa langue contre sa lèvre supérieure comme s'il cherchait à y recueillir une saveur particulière.

— Vos stigmates vous font comme des rides. Si les rides apportent aux hommes la sagesse, que vous apportez ces marques indélébiles, Artell de Karcyra ?

Le susnommé ne tressaillit même pas.

— Elles m'apportent ce qui incombe aux survivants.

Les doigts d'Amaury malmenaient ses cheveux longs, typiques des coupes qu'arboraient les hommes du Nord.

— Le souvenir de la mort.

Amaury lâcha Artell et s'écarta de lui sans se laisser impressionner. Ses yeux fouillaient ceux du général comme s'il cherchait à en extraire les raisons de sa venue. Il devait se rendre à l'évidence, il n'obtiendrait rien de lui, si ce n'était un doute subtil.

Amaury voyait en cet homme le pantin de son neveu.

Il le dépassa avant de prononcer, sans même se retourner, et alors que les retardataires se pressaient à l'une des innombrables portes de l'Episkapal :

— Les flammes vous poursuivent, prenez garde !

Artell laissa couler cet avertissement à la saveur âcre de la menace. Il emboîta ensuite le pas à un petit seigneur essoufflé qui pénétrait dans la pièce. Le Haut-Conseil élargi était presque au complet derrière le lourd battant de la porte et l'alvéole rassemblait autant de profils variés que de motivations ambigus.

Une trentaine de seigneurs, comptant comtes, barons, ducs et marquis, avaient pris place. Artell les identifia d'un coup d'œil circulaire. Il y avait parmi eux des rivaux, des ennemis depuis plusieurs générations, des hommes indisposés de devoir côtoyés leurs semblables. Rien que ces hostilités avaient dû nécessiter une organisation minutieuse de la part d'Amaury. Le roi n'était pas fou : on ne mélangeait pas un nombre aussi important de personnalités majeures sans prendre de précautions.

Artell dénombra les menaces que ces seigneurs représentants. Pas une menace militaire, car la plupart étaient des cadets et avaient laissé leurs aînés mourir ou triompher à Farétal à leur place. Une menace qui tenait de l'influence et elle n'était pas moins inquiétante.

Amaury lança, à l'intention de ses Oiseaux qui escortaient la porte :

— Passez les alentours de l'Episkapal au peigne fin. Qui sait, mon neveu projette peut-être de se mêler aux réjouissances !

L'assemblée frémit sans émettre de commentaire. Le malaise figeait les expressions et Amaury accusa d'un regard insistant le général. Celui-ci, immobile sur le seuil, lut dans les yeux du roi que tout se déroulait exactement comme il l'avait prévu. Si Lyssandre pensait posséder un coup d'avance sur son oncle, il se fourvoyait.

Le général ne put se dérober pour prévenir son roi de la supercherie, du piège qu'Amaury lui tendait. Celui-ci n'autoriserait pas Artell à quitter la pièce et ce n'était que l'introduction de ce qu'il avait préparé.

La porte se referma derrière Artell pour signer le début de ce rassemblement exceptionnel.

***

Lyssandre avait gagné la vaste demeure qui l'avait accueilli peu après le premier attentat qui avait secoué Halev, au début de son règne. Il y avait dîné en compagnie de quelques personnalités éclatantes de la nouvelle noblesse. Légèrement excentrée, la bâtisse offrait une vue imprenable sur la capitale et ne se situait pas trop loin de l'Episkapal.

En d'autres termes, ce lieu était idéal pour servir de refuge au roi.

Il y devinait les activités qui animaient Halev, au loin. Des enfants qui s'amusaient, les parents qui les surveillaient, vaguement inquiets, et les commerçants qui discutaient avec de potentiels clients. Le calme qui régnait était trompeur, car Lyssandre devinait quelques groupements un peu plus loin. Des groupements qui se tenaient pour l'heure éloignés de l'Episkapal et qui n'inquiétaient pas véritablement les forces armées d'Halev, alliées à celles d'Amaury. Que le peuple soit mécontent, ils s'y étaient préparés, car un tel rassemblement apparaissait comme une perte de temps à leurs yeux, surtout qu'il serait question d'affaires qui ne les concernaient pas. S'ajoutait à cela le climat anxiogène qui planait aux alentours, et les sujets du roi ne pouvaient que protester.

Enfermé dans la demeure qu'il avait intégré de son plein gré, Lyssandre guettait les environs. Il s'occupait l'esprit comme il le pouvait, mais comme à chaque fois, il se surprenait à tergiverser.

— La réunion a dû commencer, à présent.

Cassien, dans son sillage, n'émit aucun commentaire.

Il ne leur restait plus qu'à attendre et, au jeu de la patience, le chevalier était rôdé, contrairement à Lyssandre qui faisait courir ses doigts sur la rampe.

Nausicaa écarta le rideau qui séparait l'intérieur de la demeure de l'étroite terrasse sur laquelle Lyssandre était perché. Elle plissa les yeux, observa brièvement Halev qui bruissait à ses pieds, l'Anoma gonflée par la fonte de neige en amont de sa source, et les enfants qui guettaient le ciel assombri avec avidité. On promettait les premières neiges pour les jours à venir.

— Tu ne devrais pas rester ici, Lyssandre, des patrouilles circulent dans tout Halev.

Rien qui ne sortaient toutefois de l'ordinaire. La garde surveillait seulement les rues les plus fréquentées et ne s'aventurait pas plus loin.

— J'ai besoin de prendre l'air.

— Non, tu doutes, voilà tout.

— Je serais un idiot de ne pas craindre le pire. Ce coup-ci est risqué.

— Pas plus que l'était celui du palais des Mille nuits, commenta platement Cassien.

— Pas plus que le seront ceux qui viendront après.

Les regards circulaient entre les trois jeunes gens. Ils avaient été séparés, les uns après les autres, et pour la première fois depuis que Cassien avait déserté le palais sept ans plus tôt, ils pouvaient deviner les liens d'une amitié solide se tisser à nouveau. Pas seulement entre Lyssandre et Nausicaa, mais entre chaque membre du trio qu'ils avaient formé à l'enfance.

La demeure avait été vidée de ses occupants et presque entièrement privatisée. Quelques sangs-neufs y circulaient, parmi les rares à connaître la position exacte du roi parmi toutes les positions stratégiques qu'ils occupaient. Ils avaient été choisis de sorte à leur permettre de se déployer en quelques minutes et de boucler les principaux axes de la ville en plus de chaque accès à celle-ci.

— Cela ne m'appartient plus, de toute façon. Artell suit mes ordres, il n'y a aucun retour en arrière envisageable.

— Si nous jouons serrés, nous pouvons enterrer ton oncle avant que les premières neiges ne tombent sur Halev, déclara Nausicaa, avec énergie.

Le regard de Lyssandre retomba à quelques mètres en-dessous de lui. La terrasse sur laquelle ils conversaient était exposée de sorte à ne pas être aisément visible pour les ruelles qui approchaient la demeure. Cela n'empêcha pas le jeune roi de deviner un groupe de plusieurs soldats.

La bouche de Lyssandre s'assécha. Ces hommes n'appartenaient pas à la garde d'Halev, mais à celle d'Amaury.

***

Le Haut-Conseil élargi n'était qu'une mise en scène, une parodie qui vantait l'expression pour prôner une idée desservie par le roi.

Artell retint ce résumé simple et concis d'interminables prises de parole. Amaury cherchait à persuader les seigneurs de Loajess de prendre les armes, de fournir à la fois les moyens financiers, les hommes, et le soutien diplomatique à la Couronne. Le roi ne se cacha pas pour prononcer le nom de son ennemi. Contrairement à ce dernier qui, lorsque la menace des Oiseaux de malheur enflait contre le flanc de son Royaume, avait préféré garder pour lui l'identité du coupable.

— Sire, pensez-vous qu'Äzmelan puisse revenir sur ses engagements vis-à-vis du Traité ?

— Sa parole ne tenait qu'à sa fille, si elle n'était pas restée auprès de vous, Majesté, en assurance de sa docilité, il y aurait longtemps qu'il aurait profité de la guerre pour passer la frontière ! commenta un homme qu'Artell avait identifié comme étant un petit seigneur du Sud de Loajess.

— Äzmelan n'est pas ma priorité pour l'heure et ses rapports avec mon neveu ne sont plus qu'un lointain souvenir.

Le tyran avait trahi Lyssandre en se rangeant du côté d'Amaury et en quittant Loajess alors que la situation dégénérait pour celui qui s'apprêtait à perdre sa couronne. Cependant, derrière la désinvolture d'Amaury se cachait une certaine réserve. Il ne pouvait pas prévoir les actes de son voisin, même s'il assurait que celui-ci ne raillerait pas la paix durement négociée avec Lyssandre pour assouvir ses désirs de conquête.

Un homme entra dans la pièce sans frapper. L'Oiseau se planta devant Amaury qui renonça à poursuivre sa prise de paroles.

— Sire, nous avons trouvé des traces des complices de votre neveu.

— Lesquels ?

— La baronne de Meauvoir, Majesté. Elle a été appréhendée non loin d'ici.

Un vague murmure traversa les rangées de sièges occupés et Amaury trahit une onde de satisfaction. Nausicaa ne lui aurait pas échappé bien longtemps et si Lyssandre leur filait une fois de plus entre les doigts, le roi ne repartirait tout de même pas les mains libres. Il ne serait pas bien difficile d'obtenir des informations de la bouche de la jeune femme. Amaury s'était répugné à la soumettre à un interrogatoire, mais après la perte de Laval, il saurait se montrer moins prévenant, moins délicat.

— Qu'on s'assure qu'elle ne s'échappe pas et ouvrez l'œil.

Cela faisait décidément trop de coïncidences pour que Lyssandre ne se situe pas dans les parages. Le roi exilé apprenait vite et s'il était venu jusqu'ici, il devait préparer une surprise.

Artell ne prêta aucune attention aux ordres dispensés par Amaury, pas plus qu'il ne se concentra sur l'Oiseau qui déversa des informations d'ordre confidentiel à l'oreille du roi.

Artell retint seulement que le joueur d'échecs venait de leur arracher une nouvelle pièce. 


Êtes-vous prêts pour le retour de Lyssandre ? 

Je me suis attaquée à la réécriture de Longue vie au roi et il y a du ménage de prévu, autant vous prévenir ! Beaucoup de travail en perspective, mais je compte vous offrir une histoire réinventée, plus cohérente, plus travaillée et plus crédible. J'ai énormément de pistes d'amélioration en ce sens. 

Petit hors-sujet, mais si certains le savent déjà, d'autres l'ignorent : j'ai commencé, il y a quelques semaines, quelques mois même, la publication d'un autre roman. Une romance historique, un BxB, au goût du romantisme du début du XIXe siècle. Le tout rythmé par des personnages insatisfaits, avides, condamnés, mais passionnés, et par le théâtre. Si jamais vous avez un moment, l'histoire a malheureusement du mal à se faire une place sur la plateforme. Elle s'appelle La vie nous manque et a grand besoin de vous, si l'envie vous prend !

Cette petite pub en règle effectuée, je vous remercie et vous souhaite un agréable mardi soir !

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