Chapitre 4
Le discours d'Amaury avait précédé une confusion telle que Nausicaa en avait peu connue. La Cour ne savait pas comment se positionner. Elle ne savait pas si elle devait s'opposer fermement à ce prince, revenu d'entre les morts pour arracher le pouvoir aux mains du fils de Soann, ou si elle devait se montrer prudence.
Avec effroi, Nausicaa avait réalisé combien il ne serait pas possible de compter sur la bravoure de ces nobles. Il craignait trop pour leur vie pour s'opposer à Amaury de la sorte, de front. La courtisane devait admettre qu'il avait accompli une prouesse, celle de terrifier cette meute indocile. Un exploit que Lyssandre n'était pas parvenu à accomplir en six mois de règne et qui ne s'obtenait qu'au prix du sang.
Nausicaa rejoignit l'extérieur, les poings serrés et le cœur lourd. Son ami ne s'était pas montré à la hauteur de la barbarie de ce monde et elle ne saurait l'en blâmer.
Parfois, elle avait envie de se montrer moins scrupuleuse, mille fois moins clémente.
La Cour lui avait prouvé qu'elle ne soulèverait pas contre la prise de pouvoir d'Amaury et la conversation qu'elle avait eue avec quelques-uns de ces puissants l'avait dissuadée de porter en eux un quelconque espoir.
— Alors vous abdiquez ainsi ? Sans vous battre, sans chercher à lutter ne serait-ce que pour l'honneur ? Est-ce vous qui vous cachiez tantôt derrière le motif d'une guerre héréditaire pour justifier les massacres et pour excuser les coupables de ces tueries ? Cette fois, vous détenez un véritable prétexte pour prendre les armes et défendre le Royaume qui...
— Le Royaume est sauf, l'avait coupée une dame osseuse, à la moue réprobatrice. Amaury ne s'en prend qu'à Lyssandre, sa haine ne concerne que les membres de sa famille. Peu nous importe qu'ils règlent leurs affaires entre eux et si cela doit s'achever par un scandale. Vous êtes trop jeune, trop emportée, ma pauvre fille ! Des situations semblables, des drames à vous faire pleurer les braves gens, il y en a eu assez pour que je cesse de les compter.
— Les rois ont eu de tout temps le goût du spectacle et de la démesure.
— Là où la Cour a toujours eu celui du luxe, des persiflages et des complots, commenta Nausicaa, sans ciller.
L'homme qui accompagnait la dame s'indigna, se dressant de toute sa hauteur comme s'il entendait rappeler à l'impolie qu'il lui était infiniment supérieur.
— Ce roi-là, Amaury, a le pouvoir dans le sens. Il a la fibre du commandant, du dirigeant, et croyez-en mon expérience, ce n'est pas comme la beauté, les charmes, ou l'art de la conversation. Si Lyssandre semble avoir davantage hérité de ces qualités que de celles dont il aurait besoin, ces nécessités qui forgent l'âme ne se retrouvent pas en tout homme.
— Vous semblez oublier qu'Amaury n'est pas l'allié des nobles et des puissants. Il n'a pas l'intention d'accueillir la Cour à ses côtés. Aussi pourrez-vous vous estimez chanceux s'il ne redéfinit pas simplement l'ordre des choses, quitte à mettre la main sur vos richesses et vos privilèges. Vous savez, ce que vous craignez tant de perdre. Cette fois, la menace est réelle, elle n'est pas juste une rumeur diffusée auprès de qui veut l'entendre. Il n'y avait déjà que les aveugles pour la croire, mais si vous refusez d'admettre la vérité, alors vous êtes non seulement aveugles, mais aussi imbéciles !
La dame avait pâli. Nausicaa pouvait apercevoir le dessin de ses os, de ses pommettes, de ses tempes, sous sa peau pâle et constellée de mouches. Ses lèvres frémissaient sur des mots qu'elle contenait avec peine. Sans doute des injures, des propos grossiers dignes du langage châtié de Calypso. L'image de cette femme, que Nausicaa avait dressé en modèle, la frappa au point où elle ne put se retenir d'ajouter, moins par provocation que par nécessité :
— Je vous rappelle que Calypso a été retrouvée morte le soir de sa venue. Ne soyez pas assez sots pour croire qu'il n'y ait pour rien.
La langue de l'homme claqua contre son palais. Ses excuses ne tenaient pas et il était assez sensé pour le deviner. Il n'aurait jamais l'avantage, il épuiserait ses prétextes bien avant que Nausicaa ait usé les siennes. Cette défaite prématurée, il s'agissait seulement de ne pas la reconnaître.
La femme à l'ossature saillante et au crin blond comme un soleil d'été et terne comme si l'astre avait été dilué, usé par le temps, se chargea de répondre et de mettre fin à la discussion :
— Êtes-vous bien sûr que c'est bien Loajess que vous désirez protéger et pas l'amitié qui vous assurait la protection dans un monde que vous n'êtes pas prête à affronter ?
C'en avait été trop.
Nausicaa avait jugé que la discussion ne menait à rien et avait noyé les personnalités qui lui tenaient têtes dans la masse de son mépris. Elle aurait beau leur servir ses arguments, encore et encore, ils parviendraient à se dresser sur son chemin, à lui faire obstacle, trop heureux de servir une contradiction.
Trop satisfaits de voir Nausicaa désespérer de sa solitude. Eh non, désormais, il n'y aurait plus de bon petit roi pour la sauver, pour la préserver de la cruauté du monde. Car Lyssandre l'avait tenue à l'abri des méfaits les plus pervers, sans vraiment le savoir, et la Cour toute entière ne pensait pas capable cette baronne, qu'il qualifiait de « bout de femme », l'une des leurs, de résister bien longtemps.
Nausicaa était de celles qui acceptaient par volonté de prouver à ces incapables qu'ils avaient eu tort de le penser.
Elle atteignit les écuries à l'arrière du château, dans cette partie rattachée aux espaces officiels du palais, cachée dans l'ombre et tapie derrière la structure monumentale. Avant même d'atteindre les premiers boxes, elle fut arrêtée par un garde au visage impénétrable. Il lui barrait le passage le plus simplement du monde, en tendant son bras au travers du passage que Nausicaa entendait employer. Si elle le souhaitait, il lui aurait suffi d'ignorer cet avertissement, mais elle préféra une démarche plus franche :
— J'ai besoin d'atteindre Halev au plus vite, soldat. Veuillez autoriser mon passage.
— Je regrette, mais nous avons reçu l'ordre contraire.
— Il s'agit d'affaires familiales urgentes. Le monde ne s'arrête pas de tourner parce qu'un roi a eu le bon goût d'en chasser un autre, et il ne m'est pas possible de repousser cette visite à plus tard.
— Vous êtes priée d'attendre, mademoiselle, le temps nécessaire pour que les ordres soient donnés.
Plus la discussion allait, plus le ton s'envenimait, plus le mépris qu'affichait Nausicaa, qui lui servait à masquer une assurance en demi-teinte, se renforçait, plus l'homme se montrait brusque et intraitable.
— Vous aurez l'amabilité de m'en tenir informée, rétorqua la courtisane d'un ton sec.
Et, sur ces belles paroles, elle contourna simplement le soldat pour poursuivre sa route. Du moins en avait-elle l'intention, puisqu'aux antipodes du comportement qu'auraient observé les hommes de Lyssandre, les gardes royaux, celui-ci ne recula pas devant l'affront. Il ne craignait pas suffisamment l'influence des puissants pour ne pas oser poser la main sur eux et Nausicaa le comprit que trop tard, lorsqu'une main agrippa son bras et la retint sans ménagement. La poigne, non seulement solide, mais aussi brusque et douloureuse, la ceintura et lui coupa le souffle. Elle se débattit, envoya son coude dans le ventre de l'homme, tenta de ruer pour se défaire de son emprise. En vain.
Nausicaa de Meauvoir ne devait pas être la seule à forcer le passage et à pousser le vice jusqu'à emprunter un chemin détourné pour parvenir à ses fins.
— Soldat, je vous défends de poser une main sur elle.
L'intéressé s'immobilisa, parut hésiter, puis céda après avoir jeté un œil à l'homme qui l'avait apostrophé. Laval le considéra avec dureté et Nausicaa ne put s'empêcher de songer que s'il avait été une femme, jamais le soldat ne lui aurait obéi comme il l'avait fait, octroyant de fait au marquis le statut de héros.
Statut dont il se gorgea en rejoignant celle qu'il courtisait sans relâche :
— Mademoiselle de Meauvoir.
Nausicaa ne lui décrocha pas une parole, pas même un remerciement. Elle voyait d'un très mauvais œil la lueur de triomphe qui brûlait dans ses yeux.
— Vous tentiez de fausser compagnie aux hommes du roi, avança Laval.
— J'avais l'intention de gagner Halev, mais il semblerait qu'en dépit des promesses, Amaury nous maintienne en cage.
— Bien des hommes rêveraient de partager une cage aussi belle que celle-ci.
— Superbe ou non, une cage reste une cage, asséna Nausicaa, avec toute la force de sa conviction.
Une mèche châtaine roulait depuis sa tempe jusqu'à la frontière de sa mâchoire et Laval sourit. Il aimait l'air sauvage qu'elle se donnait. Au début, il avait cru qu'elle se donnait cette allure par désir de se différencier, peut-être, ou de contrarier, mais il devait bien admettre qu'il avait eu tort. Cette part indomptée de la baronne était authentique et il aimait ses concrétisations, la manière dont elle n'hésitait pas à tenir tête. Loin de s'assagir, de se pacifier, chaque affront la rendait plus prompte à répondre à la prochaine avec plus de verve encore.
Cette combattivité n'appartenait, de convention, qu'aux hommes. Ou lorsqu'une femme en était dotée, on ruinait cette originalité jusqu'à n'en laisser qu'un rempart brisé, anéanti. Nausicaa jouissait encore de ce que les hommes de ce monde qualifiaient de folie, sinon d'étrangeté, et Eugène savourait l'idée qu'il puisse être le premier à la briser.
Il approcha la jeune femme, mais se fit moins envahissant que ce qu'il aurait désiré. Aussi se contenta-t-il, bien que ce geste non-consenti n'appartenait pas aux mœurs qui encadraient les rapports entre deux prétendants potentiels, d'effleurer la tempe de Nausicaa et d'emprisonner la mèche rebelle entre son pouce et son indexe. Il la pinça, la tira légèrement, puis la coinça derrière son oreille, avant de commenter :
— Vous aimez vivre dangereusement.
Nausicaa se déroba.
— Je vous y accompagne.
Elle s'apprêtait à refuser tout net, par principe, parce qu'elle n'avait pas la moindre idée de supporter cette énergumène tout le reste de la journée et que sa présence risquait fort de piétiner ses ambitions. Du coin de l'œil, elle vit cependant le soldat opiner du chef et s'écarter pour les laisser passer. Nausicaa ignorait comment il s'y était pris, mais Laval disposait de privilèges dont aucun autre ne pouvait se venter. Manifestement, il s'en réjouissait et présenta son bras à celle qu'il accompagnait.
— Considérez cela comme une faveur que je vous fais.
— Une faveur que je vous devrai, rectifia Nausicaa, d'un ton rogue.
Eugène ne prit pas la peine de confirmer le pressentiment de la demoiselle. Plutôt que de glisser son bras sur le sien, elle passa à sa hauteur sans ralentir et pénétrer dans l'écurie où elle prépara elle-même un cheval que Laval lui désigna. Providence hennit un peu plus loin et cela ressemblait à un appel déchirant que la courtisane s'efforça d'ignorer.
La gorge de Nausicaa se serra : tout compte fait, il était peut-être préférable que Providence ne l'accompagne pas. Elle n'était pas bien sûre que son audace porterait ses fruits.
***
L'arrivée à Halev fut laborieuse.
Nausicaa découvrit un visage de la capitale qu'elle ne connaissait pas. Le désordre régnait, l'incompréhension, surtout. Le peuple naviguait entre le désintérêt total quant à la question du roi qui les dirigerait, peu investi au sujet d'une politique qui ne se préoccupait pas d'eux, et une certaine inquiétude.
Nausicaa misait sur la prudence et le bon sens de ces gens alors qu'ils traversaient les allées interminables. Ils franchirent l'Anoma et le cœur de la baronne sembla se fragmenter.
— L'urgence que vous avez prétexté tout à l'heure, lui lança Laval, il s'agissait d'un mensonge, n'est-ce pas ? Fort peu habile, le mensonge, si vous voulez mon avis.
— Mettons pieds à terre, voulez-vous, le coupa Nausicaa.
La jeune femme semblait d'humeur rêveuse, un peu distraite, et pour cause, son regard ne se posait jamais bien longtemps sur quelque chose. Elle déshabillait de ses yeux bleus-gris le décor familier, ces rues propres à mesure qu'ils approchaient du centre, ces grands bâtiments hauts de plusieurs étages et la curieuse modernité qui parasitait les fontaines rustiques, mais pleines de charmes, lui évoquait une drôle de sensation. C'était comme si quelqu'un, un roi dont l'Histoire aurait tu et oublié le nom, aurait employé tout son temps à changer le visage de cette ville sans y parvenir et sans que son successeur ne s'attelle aussi à la tâche.
Nausicaa n'était pas distraite, elle était concentrée sur la vraie raison de sa visite. Lorsqu'elle aperçut le rassemblement de sujets à hauteur d'une bâtisse non loin de l'Episkapal, elle sut que sa chance venait de passer et qu'il n'était pas question de la laisser filer.
Elle repéra, parmi la nuée de personnes qui vociféraient, plusieurs chariots qui tentaient de quitter Halev. C'étaient les derniers seigneurs qui n'avaient pas pu fuir, les puissants issus des deux factions qui saisissaient leur dernière opportunité de s'échapper en emportant avec eux tous leurs effets et parfois même le fruit de toute une existence. Cet exode les mettrait en sécurité, loin d'Amaury et d'une politique qui veillerait à les écraser, un à un. Aux antipodes de l'inconscience des courtisans, ces nobles ne laisseraient pas le hasard décider de leur sort.
Ils laissaient derrière eux le peuple qui bloquait l'accès dans un concert de cris et de lutte pour rappeler à Nausicaa les conséquences d'une prise de pouvoir sur une ville de l'envergure d'Halev. L'une de ces conséquences, du moins.
— Mademoiselle, il n'est pas bon de rester ici. Prenons la ruelle à gauche, nous rejoindrons des ruelles plus calmes. Il y a un endroit du meilleur goût que j'aimerais vous présenter.
Nausicaa faillit tirer la grimace. Laval semblait figé sur sa perspective d'escapade romantique, trop pour s'imaginer la révolte qui sourdait. La jeune femme s'était immobilisée, bien trop tranquille, et son soupirant fronça les sourcils. Aveuglé par ses propres accomplissements, il n'était pas sot pour autant et un léger doute pointa, à travers la confiance qui s'apprêtait à voler en éclats.
Une parodie de confiance pour une affection que Laval entendait gagner, coûte que coûte. Une affection que Nausicaa n'avait jamais feint de lui rendre.
— Je n'ai pas menti, avoua-t-elle, à mi-voix.
— Je vous demande pardon ?
— Il y avait bien urgence.
Et elle fondit sur la foule, vers son cœur, vers les puissants qui abandonnaient Halev, Loajess, et Lyssandre derrière eux avec la ferme intention d'obtenir ce qu'elle était venue chercher.
Une chance de sauver ce qui pouvait encore l'être.
Il vous avait manqué, ce cher marquis ? Il est adorablement détestable, n'est-ce pas ? L'attitude d'Amaury n'est pas bien préférable, vous me direz, à raison d'ailleurs. Un monde d'hommes qui ne laisse pas sa place au plus faible et dans lequel il faut saisir chaque opportunité. Monsieur de Lavale l'a bien compris, mais chaque parti a à y gagner. Que pensez-vous de tout ça (sinon que ça s'annonce à nouveau sous un mauvais jour pour Lyssandre) ?
S'il y a des lecteurs de CLE (Cueillir les étoiles), je m'excuse pour le chapitre d'hier. Mon ordi est en fin de vie et disons que je dépends de ses caprices.
Passez une belle soirée ~
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