Chapitre 37

Amaury s'accordait l'un de ses rares instants de solitude. Le jour se levait à peine, la nuit avait été longue et les réjouissances s'étaient attardées jusqu'au beau milieu de la nuit. Le roi avait fini par abandonner les festivités pour profiter de quelques heures de repos. Les dernières semaines avaient été rudes et celles qui se dessinaient promettaient de l'être tout autant.

Amaury avait un mariage a célébré, tout un tas d'affaires qui se bousculaient aux portes du palais et un prince en fuite à coller derrière les verrous.

Un prince dont il lui fallait se débarrasser.

Le roi prit une profonde inspiration. Les flagrances de la nuit se mêlaient à celles, fraîches, piquantes, de la rosée. L'atmosphère était encore chargée de l'essence nocturne alors que le jour nimbait de couleurs les murs du palais.

Du bout des doigts, Amaury recueillit l'eau qui humectait les feuilles de la végétation. Les températures basses refusaient encore catégoriquement d'ensevelir le palais sous la neige. Avant que l'hiver ne succède à l'automne, le roi avait ordonné de planter de nouvelles haies, dans un style plus personnel. Des plantes grimpantes dont certaines escaladaient la pente à pic des murs. Cette fantaisie n'était pas du goût de tout le monde.

Dans l'ombre des feuillages épars, qui résistaient courageusement à la froideur immobile, le roi devina une silhouette féminine dense et replète. Amaury la reconnut avant qu'elle ne sursaute, surprise de ne pas être seule à une heure aussi matinale. La surprise ne fut pas le seul facteur, car la femme au visage bâti autour des rides comme si elle n'avait jamais connu la jeunesse craignait d'être prise la main dans le sac. Ce n'était pas la première fois que les soldats la réprimandaient, la surprenaient en train d'arracher les plantes grimpantes des murs comme une mauvaise herbe. Amaury avait ordonné de ne pas la brutaliser.

Cette vieille femme lui rappelait sa propre grand-mère. Celle-ci avait survécu à ses enfants et la famille lui avait prêté une réputation d'immortelle. La prétention de Soann de ne pas craindre la mort avait bien pris racine quelque part. Son aïeule, dotée d'un caractère bien trempé, avait refusé que quiconque lui dicte sa conduite jusqu'à son dernier souffle. L'insurrection de la vieille noble, qui dénotait dans l'abondance et les excès de la Cour, qu'elle tolérait plus qu'elle ne soutenait, avait pris une forme plutôt amusante. Elle ne se révoltait pas contre Amaury directement, mais contre son choix d'habillage végétal.

— Madame de Baugne, vous êtes bien matinal.

— Majesté ! Vous permettez que je ne m'incline pas, mes vieux os ne...

— Ne vous donnez pas cette peine.

— Vous êtes bien matinal, vous aussi. La fête n'était pas à votre goût ou peut-être êtes-vous trop nerveux ?

Amaury posa sur la vieille noble un regard plus insistant. Si elle pensait à son neveu, le sujet était d'ordinaire très scrupuleusement évité – évoquer le nom de l'usurpateur devant celui qui s'était proclamé roi légitime était de plus mauvais goût, Amaury ne sentait plus contrarié que nerveux.

— Pour votre mariage.

— Il s'agit plus d'une formalité qu'autre chose et d'une union diplomatique. À ce titre, nos états d'âme n'ont aucune place à occuper. Je le sais et je suis persuadé que ma fiancée est suffisamment lucide pour en avoir conscience.

Amaury ne comptait pas tant sur sa lucidité que sur sa docilité et la moue doucereuse de la vieille dame lui confirma qu'elle n'était pas dupe. Elle laissait entendre à tout son entourage qu'elle perdait ses esprits, mais ce n'était qu'un prétexte pour œuvrer sans craindre d'être blâmée.

— Cette petite semble avoir la tête sur les épaules et sa jeunesse vous offrira de beaux héritiers.

Amaury n'émit aucun commentaire. En réalité, et s'il n'avait évoqué le sujet avec personne, il n'avait pas l'intention de donner de nouveaux héritiers à la Couronne. Priam lui succéderait, par souci de revanche contre Soann qui avait tué sa génitrice et parce que cela tenait de la logique la plus pure.

Avant de tourner les talons, Amaury vit la vieille dame racler le sol de son talon pour y camoufler une longue tige arrachée. Ses feuilles pendaient mollement dans la terre, preuve de son méfait.

— Ayez la gentillesse de laisser ces plantes tranquilles, madame de Baugne.

Il lui souhaita ensuite une bonne journée. Lorsqu'il pivota pour poursuivre sa route, il crut entendre un raclement de gorge, suivi d'un bruit peu appétissant, comme un crachat. Elle avait disparu, évanoui entre les plantes dépouillées. Il ne restait que le vestige des dernières tiges arrachées avec ses ongles et les derniers lierres qui grimpaient contre les murs. Écrasés contre la terre, les feuilles se détachèrent et elles se disperseraient au premier coup de vent.

Amaury ignorait si l'hiver était tardif ou si les éléments s'évertuaient à en refuser la venue en s'accrochant aux feuilles des arbres, aux animaux qui galopaient encore dans les bois, non loin du palais.

Amaury reprit sa marche paisible, plongé dans l'abîme de ses pensées, dans ce calme qui n'était jamais qu'éphémère. Le seul indicateur de l'hiver restait ce silence, ce silence quasi parfait auquel le roi avait dû renoncer.

Un croassement reconnaissable tira Amaury de sa léthargie. Il se redressa, surpris sans trop l'être de découvrir le corbeau perché sur une branche nue. L'oiseau inclina la tête, comme s'il l'interrogeait, et croassa à deux reprises avant de battre des ailes et de s'envoler. Un soldat rejoignit le roi au pas de course, comme si le corbeau n'avait servi qu'à annoncer sa venue.

Amaury avisa la mine tendue du garde et se rembrunit. Il n'était pas superstitieux, bien qu'il aimait jouer des symboles en sa faveur, non sans susciter l'angoisse, mais un doute le saisit. Le corbeau n'avait pas une excellente réputation, c'était d'ailleurs pour cela qu'il avait choisi cet oiseau pour le représenter.

— Sire ! Je... Je suis navré de vous déranger, mais j'ai longuement hésité à venir vous confier ce que...

— Parle, dis-moi ce qui t'amène, trancha Amaury, qui subissait déjà les bavardages de la Cour à longueur de journée.

Le garde prit une inspiration avant de vider son sac. Il exposa la situation, brossa le tableau en quelques mots. Il avait croisé la marquise de Laval au beau milieu de la nuit et dans un état qu'il avait jugé inquiétant. Il avait occulté ce passage de son esprit lorsque, en passant par les écuries avant de regagner ses quartiers, il avait entendu des rumeurs frémir. Un cheval aurait disparu.

— La baronne possède un cheval pour lequel elle a une certaine affection.

— Ce cheval a disparu, en déduisit Amaury, d'une voix blanche.

Sous ses dents, les paroles crissèrent. Le pressentiment qui l'avait saisi ne le quittait plus et il jura à voix basse. Un éclat de colère qui lui échappa et qui ne dura qu'un court instant. Il maudissait sa propre clémence pour avoir permis à la baronne de Meauvoir de vivre en misant sur la tutelle de son mari afin de museler ses ardeurs. Voilà où le menait la générosité, la bonté dont se targuait Lyssandre. Si Nausicaa avait décidé de s'échapper, personne n'avait été en mesure de l'en empêcher et cela ne pouvait signifier qu'une chose. D'une part, elle avait forcément quitté l'enceinte du palais, car si tel n'avait pas été le cas, un garde aurait fait état de sa rébellion.

De l'autre, elle possédait des complices parmi les membres influents du palais, peut-être même des hommes auxquels Amaury accordait sa confiance.

Que Nausicaa le trahisse, il ne s'en étonnait pas, mais qu'un traître circule librement dans les couloirs du palais, il ne le tolérait pas. Il soupçonna immédiatement Laval, qui avait pourtant fait preuve d'un dévouement sans pareil. Un dévouement intéressé, à l'instar des seigneurs venus de l'Ouest, avides d'obtenir plus de pouvoir, toujours plus de poids dans cet engrenage. Laval pouvait être un manipulateur plus fin que ce qu'Amaury avait envisagé, mais cette explication ne le persuadait pas.

Il y avait autre chose.

Le roi expira l'air de ses poumons. Ses ordres se noyèrent dans le nuage opaque qu'il avait exhalé :

— Fouillez le palais de fond en combles, assurez-vous qu'elle ne se cache nulle part. Envoyez les meilleurs cavaliers vers le Nord, elle a forcément essayé de rejoindre le prince si elle est parvenue à quitter l'enceinte du palais.

Amaury réfléchissait à toute allure. Il n'excluait pas l'hypothèse d'une ruse de la part de la baronne. Elle ne manquait pas d'ingéniosité, elle n'avait d'ailleurs jamais cessé de le prouver. Amaury la soupçonnait d'être à l'origine de la fuite qui avait coûté l'effet de surprise à ses troupes près de Yersach. La défaite qu'elles avaient essuyé en conséquence aurait été plus humiliante encore si la bataille n'avait pas permis de se débarrasser de Tryarn. Le bilan demeurait mitigé, mais comme à chaque fois que la situation se corsait, Amaury cessait de s'appuyer sur ses conseillers pour ne compter que sur lui-même. La rage brute qu'avait engendrée l'issue des combats ne l'avait pas quittée.

Les mariages n'avaient pourtant pas été annulés et les plus perspicaces avaient compris que le roi avait trop à gagner pour les retarder, ne serait-ce que d'une semaine. Il avait besoin de Miriild, de Déalym, de s'assurer une victoire éclatante. Contrairement à Lyssandre, son oncle n'était pas un familier des débâcles. Il les haïssait, lui qui ne supportait pas de se voir damer le pion par un adversaire.

Amaury ne pouvait se permettre de perdre à nouveau.

Son regard se durcit encore tandis qu'il achevait, d'une voix forte :

— Vérifiez la chambre, même si vous devez surprendre le marquis dans son sommeil, amenez-le-moi ! Il n'y a pas un instant à perdre.

Le soldat disparut sans demander son reste et Amaury referma les pans de sa veste autour de lui. Le vent s'était levé. Il croisa le regard fatigué de Priam qui se déroba, fidèle à l'attitude qui réservait à son père, mélange d'obéissance aveugle et de rigueur digne d'un soldat, non d'un fils.

Amaury avait ordonné à ses hommes de retrouver Nausicaa, de ramener Laval, de démêler les liens de cette situation. Une part de lui, celle qui associait au corbeau chacun de ces malheurs, envisageait déjà une part de la réponse.

Et elle ne lui plairait pas.

***

Lyssandre, confortablement assis dans un fauteuil, avait conversé avec les seigneurs qu'accueillait Yersach depuis la mort de Tryarn. Il s'agissait autant d'une tradition que d'une manière d'éviter que des actes regrettables ne plongent la demeure dans le chaos. N'importe quel ambitieux pouvait profiter de la disparition de Karcyra pour s'emparer de ce qu'il avait gouverné d'une main de fer pendant plusieurs décennies.

Lyssandre avait quitté le salon précipitamment, à la venue d'un serviteur effacé qui n'avait eu qu'un mot à lui dire. Qu'un mot pour que le roi déchu abandonne les civilités échangées pour claquer la porte derrière lui.

Il dévalait les marches sans jamais ralentir et les échos de la discussion le frappaient à chaque nouveau palier.

— Nous n'y mettrons pas les pieds. Tryarn vous a fait confiance et...

— Et la bataille a été remportée.

— Au prix de sa vie !

Lyssandre pinça les lèvres. Il n'avait pas besoin de l'entendre. Il manquait à cette forteresse la présence écrasante de Tryarn à chaque instant de la journée. Le roi s'était attaché à cet homme qui ne s'embarrassait pas des manières, qui savait se montrait aussi juste qu'intransigeant. À bien des égards, il avait été un dirigeant digne de son nom, bien plus que l'avait été le défunt roi.

— Je n'ai pas besoin de vous à Halev, mais de vos armées. Tryarn ne... Il a été jusqu'à mourir pour l'idéal que je poursuis. Ne pas m'apporter le soutien dont il m'a fait cadeau, c'est aussi renier ce pourquoi il est mort.

— Vous avez de l'audace, fit remarquer l'homme à sa gauche, pour un homme que nous pourrions abattre d'un claquement de doigts. La protection de Tryarn ne s'étend pas par-delà sa mort et vous n'êtes jamais qu'un gêneur.

Lyssandre serra son poing sur la table. Il revivait inlassablement les mêmes discussions, se heurtait chaque fois à la même méfiance. Quand cesserait-elle de le poursuivre ? Quand aurait-il fini de faire ses preuves ? Lyssandre n'avait pas achevé de se convaincre lui-même.

— Que me demandez-vous ? s'enquit-il, d'une voix qu'il espéra mesurée.

— Une garantie.

— Je suis un roi en exil, un souverain déchu, et il m'est impossible de vous promettre des montagnes d'or. Les promesses que je vous ai faites, je ne peux pas vous offrir plus que ma parole.

— La vie d'une personne que vous ne perdriez pour rien au monde, avança un homme dans la force de l'âge, avec précautions.

Les dents de Lyssandre se refermèrent sur le fromage qu'il avait pioché sur le plateau copieusement recouvert d'une collation composée de noix, de raisons, et de fromage.

— Il m'est impossible de quitter ces montagnes, reprit-il, comme s'il n'avait pas saisi l'allusion.

— Vous y êtes pourtant parvenu, à Halev, une première fois.

Il avait obtenu le soutien de la noblesse de la capitale, celle qu'Amaury négligeait au profit d'alliés plus intéressants. Il ne laissait à Lyssandre que les miettes, qu'il s'agisse des sang-neufs d'Halev ou des seigneurs du Nord de Loajess.

— Je n'ai pas besoin de vous à Halev, mais votre présence me sera utile pour la deuxième étape de ce final, déclara Lyssandre.

Les seigneurs échangèrent un regard éloquent.

— Je me charge d'Halev.

Lyssandre parvint au pied de l'escalier et bifurqua à l'angle pour se glisser sous une voute étroite. Le cœur battant à rompre dans sa poitrine, il dérapa et faillit manquer la porte qui menait vers l'extérieur. Sa main incertaine peina à abaisser la poignée et la gifle glaciale de l'extérieur l'accueillit.

L'invitée de marque n'avait même pas été introduite à l'intérieur de Yersach. Fidèle à elle-même, la forteresse n'acceptait que les personnes de confiance.

Vêtue d'une toilette rigidifiée par les températures cruelles du Nord, la femme présentait son dos au roi. Une posture altière, digne, qui devait appartenir à une adulte plus âgée de plusieurs années.

— Tu es venue.

Il sembla à Lyssandre qu'il n'avait jamais connu un tel soulagement. Pas de mauvaise surprise, cette fois, le dos de son amie ne servait qu'à le rassurer. Qu'à le soulager du poids qui l'écrasait d'heure en heure.

Un chasseur l'avait retrouvée, égarée dans la forêt à quelques dizaines de kilomètres de Yersach, transie de froid, les membres si gourds qu'elle n'était pas parvenue à descendre de cheval. Qu'elle soit parvenue à rejoindre la forteresse tenait du miracle.

Lentement, elle se retourna. Elle présenta un visage changé au regard de son ami. Nausicaa dégageait un mélange d'épuisement et de profonde vitalité, de faiblesse et de force.

— Tu es vivante, murmura Lyssandre, dont le soulagement occulta presque l'ombre des hématomes qu'une écharpe épaisse camouflait à moitié.

Une éternité les séparait, un monde les avait éloignés, et le roi les réduisit à néant en refermant ses bras autour des épaules de Nausicaa. Celle-ci ne se dégagea pas, mais la tension de ses muscles en trahissait l'envie. Comme si cette étreinte la révulsait.

À moins qu'il ne s'agisse de ses mots.

— Tu es vivante.

La gorge de Nausicaa étranglait les mots. Elle parvint à peine à articuler un nom :

— Miriild...

Lyssandre s'écarta et Nausicaa secoua faiblement la tête.

— Q-Quoi ?

Elle était vivante, elle ne sentait que cela, du hurlement de son sang dans ses veines au brouhaha de pensées qui s'éveillaient au contact de la sensibilité de Lyssandre. Elle se sentait soudain à fleur de peau et le calme qu'elle avait manifesté jusqu'alors se fendilla. Une voix endommagée par le froid de ces régions reculées et par la rudesse de son exil fit remonter à la surface un murmure, presque une plaine ânonnée :

— Morte.

Lyssandre aurait juré que la montagne venait de se s'effondrer sous ses pieds dans un bruit effroyable de fin du monde.


Je travaille sur la fin de Longue vie au roi et après une grosse frayeur, j'ai eu une sorte de mini blocage et j'ai un peu paniqué (beaucoup, en fait, j'ai vraiment cru ne pas arriver à me décider sur le déroulement exact de la fin que je vous prépare), je pense boucler ce dernier tome demain, après demain au plus tard. J'écris ce soir le dernier chapitre et il me reste plus que l'épilogue. Autant vous dire que je suis fébrile. Un peu plus que ça, même... J'espère sincèrement vous offrir (et leur offrir, aux personnages) la fin que vous méritez. J'espère ne pas vous décevoir. 

Sur ces belles paroles, je vais tâcher de me concentrer sur le dénouement (dire adieu à des personnages après deux ans passés à leurs côtés, c'est... compliqué) et je vous embrasse !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top