Chapitre 36
[Je vous présente le dessin de Nausicaa, le premier réalisé en 2021 je crois, avec un mini décor. J'espère que ça vous plaît !]
Nausicaa ne sut jamais où elle puisa la force qui lui permit de quitter la chambre de la reine.
Quel courage elle employa pour ne pas passer le seuil de la porte en rampant.
Quelle faiblesse la poussa à fuir.
Nausicaa ne savait plus où se situait la bravoure dans l'abandon, où logeait la lâcheté dans la douleur.
La courtisane savait précisément où la souffrance s'était tapie.
Ce palais en était devenu l'hôte et cette nation, sa maîtresse.
Elle referma la porte de la chambre comme elle repousserait celle d'un tombeau.
Nausicaa traversa ensuite les couloirs. Son cœur battait contre ses tempes, au creux de ses doigts, au bord de ses lèvres. Elle percevait très nettement le chaos de son sang qui rugissait dans ses veines jusqu'à parvenir à hauteur des quartiers réservés au personnel du palais. Elle n'y avait que rarement mis les pieds au beau milieu de la nuit. Perturbée, son corps refusait de lui confier le chemin à emprunter. Elle s'égara dans ce dédale de couloirs, de pièces imbriquées, dans cet envers du décor auquel elle ne prêta pas une once d'importance.
Elle croisa une servante essoufflée qui se retourna sur son passage, puis un valet tout aussi pressé. Un mariage demandait une organisation monumentale dont les nobles n'avaient pas idée. Nausicaa ne savait rien de cela demandait.
Un garde finit par se planter devant elle, stupéfait :
— Madame la marquise ?
Nausicaa pria pour que les ombres enveloppent sa mine blanche, ses traits brouillés et les traces de sang qui la souillaient encore.
— Vous... Est-ce que vous auriez besoin de quelque chose ?
— De l'aide.
Nausicaa frissonna.
— J'ai besoin d'aide.
Les yeux du garde s'arrondirent et la baronne désembua ses yeux d'un battement de cils. L'homme posa une main rassurante sur son épaule et elle se déroba comme si son contact l'avait brûlée. Dépassé par le comportement inexplicable de la jeune mariée, le soldat ouvrit la bouche pour l'interroger. Nausicaa le devança :
— Ne me touchez pas.
Que plus jamais on ne me touche.
Un goût de bile dans la bouche, elle chassa le vertige qui l'engourdissait et se somma de tenir. De tenir encore un peu.
— Je suis désolé, madame. Je ne voulais pas vous effrayer. Je n'aurais pas dû... C'était déplacé.
La gentillesse du soldat, l'éclat véritablement inquiet qui démentait la méfiance de Nausicaa, l'apaisa un peu. Il ne se contentait pas d'accomplir son rôle à la lettre, il ne craignait pas seulement d'être appréhendé pour avoir manqué de tact ou de délicatesse. Il craignait pour elle, ou plutôt pour l'expression qui froissait, déchirait, piétinait son visage.
Elle ne ressemblait pas à une épouse transportée de bonheur.
— Comment puis-je vous aider ?
Les lèvres hermétiquement closes, Nausicaa eut pour cet homme un regard implorant. Une supplique qu'elle était incapable d'articuler.
Lui revinrent alors les indications de Miriild, comme si elle les avait occultées l'espace d'un instant.
Elle devait fuir, peu en importait le prix.
— Je vais chercher de l'aide, trancha l'homme, avec douceur et fermeté. Restez ici, attendez-moi et ne bougez pas. Je reviens.
Et il disparut à l'angle du couloir, aussi furtivement qu'il était apparu.
Nausicaa serra les points et se remit en marche. Cet homme pourrait alerter Amaury, à moins qu'il craigne son courroux et qu'il préfère oublier cette discussion.
Cette discussion ainsi que le regard insoutenable de la jeune mariée.
Les couloirs débouchèrent sur plusieurs pièces où le linge séchait, pendu à un fil, et enfin sur l'extérieur. Nausicaa poussa une nouvelle porte et les écuries se dévoilèrent à son regard, plongées dans l'obscurité nocturne.
Une silhouette se devinait, entre deux mares d'ombres et Nausicaa approcha. La peur l'avait délaissée et ce qui l'embrassait ne lui en était en rien enviable.
Priam tenait Providence par la bride et l'étalon, la tête haute, s'ébroua. Ses naseaux dessinaient des nuages opaques à chaque expiration. Nausicaa lui présenta sa main et flatta la soie de son nez.
— Tu devrais t'en aller.
Priam semblait curieusement empoté, encombré par un corps qui avait grandi trop vite. La jeune femme lui accorda un regard. Un long regard.
— Pourquoi ?
Il haussa les épaules.
— Tu n'as pas ta place ici.
— Est-ce là ce dont tu te persuades ? Je vais rejoindre Lyssandre et tu peux me croire, il saura tout ce que je saurai. Tout ce qui pourra l'aider à gagner cette guerre.
Elle ne fuyait pas, elle trahissait Amaury de toutes les manières envisageables. Elle ne lui avait jamais promis sa loyauté.
Le ton de Nausicaa vibrait d'une colère malsaine, douloureuse, et Priam accusa le coup en silence.
— Je sais, croassa-t-il.
— Alors pourquoi ?
— Parce que je suis aussi prisonnier de ce château que tu étais prisonnière de Laval.
Prisonnier de son père, de l'image fantasmée qu'il avait forgée de toute pièce et de l'espoir qu'il gardait encore.
— Le plan de Miriild... Est-ce que tu le connaissais de bout en bout ?
Priam fronça les sourcils. Il n'était pas certain de comprendre le piège que renfermait cette question.
— Laval est morte, je l'ai tuée.
La surprise gomma les ombres du visage de Priam et Nausicaa ne savoura cet effet. Au contraire, elle enfourcha Providence et ajouta :
— Miriild est morte, elle aussi.
Les traits du prince se figèrent et Nausicaa obtient sa réponse. Il ne savait pas et elle s'en sentit presque coupable. La manière de le présenter avait été trop crue et elle réalisa qu'elle se servait presque de ces prétextes pour atteindre Priam. D'où lui venait un tel désir de le blesser ? Sa passivité la révulsait et Nausicaa connaissait mal la demi-mesure. Du moins elle ne la comprenait pas. À ses yeux, ceux qui observaient sans agir ne valaient pas plus cher que ceux qui prenaient part. L'inaction en pareille circonstance revenait à consentir.
Nausicaa se demanda jusqu'où irait l'aveuglement de Priam ? Quel acte épouvantable Amaury devait-il accomplir pour que son fils perde toute estime ?
— Tu l'as...
— Non, elle est morte pour délier le destin de nos deux Royaumes.
Nausicaa vit Priam déglutir. Elle crut qu'il allait s'épargner la peine de rétorquer, de nier le ton cassant de la courtisane, celui-là même qui sonnait comme une accusation. Le prince déclara, d'une voix blanche :
— Elle était prisonnière, elle aussi. Prisonnière de mon père.
Ils l'étaient tous, d'une certaine manière, et Lyssandre avait été le premier de ses otages. Amaury avait abattu sur lui une geôle d'appréhension. Celui d'un destin corrompu, réduit à une nuée de malheurs.
Nausicaa s'était trompée : Priam n'était pas aveugle, mais seulement aliéné à ce qu'il ne contrôlait pas, à savoir les liens du sang.
— Déalym ne sera plus prisonnier de ton père, désormais.
Priam acquiesça lentement et Nausicaa fut tentée de s'adoucir. L'adolescent n'avait sans doute pas besoin d'être morigéné comme un enfant, mais elle n'avait au bord des lèvres que des reproches. Qu'une amertume qui l'enivrait et qu'une douleur prête à lui ôter la raison. La provoquer chez autrui ne lui donnait l'assurance de diviser la sienne, mais au moins d'en desservir l'illusion.
— Quelque chose se prépare, avança soudain Priam.
— Quoi ?
L'hésitation du prince souffla les braises de la colère de la courtisane.
— Le temps n'est plus aux devinettes, Priam !
Ce jeu appartenait à son père et il excellait à cet exercice. Nausicaa retint de le lui faire remarquer, mais un éclat de lucidité l'en empêcha.
— Lyssandre a coiffé mon père au poteau au palais des Mille Nuits. Cela fait deux victoires, même nuancées, en sa faveur. Il ne lui laissera pas le temps de se relever de la perte de Tryarn de Karcyra.
Nausicaa releva la tête. Ce nom lui était familier, et pour cause. Il appartenait à l'homme que l'on accusait désormais de complicité aggravée. Si une rumeur circulait que le seigneur avait bien trouvé la mort, l'imminence des deux mariages que devait accueillir le palais n'avait pas permis à Amaury d'en faire l'annonce.
Si les propos de Priam s'avéraient justes, Nausicaa imaginait sans mal le trouble que cela avait dû susciter dans le Nord. Les cartes se redistribuaient dans une telle situation et Amaury le savait. C'était précisément pour cette raison qu'il ne laisserait pas le temps à Lyssandre de reprendre son souffle.
— Où ?
Le silence de Priam fut éloquent. Il ne savait pas, ne souhaitait pas savoir, ou refusait de confier cette information à Nausicaa. De quel droit décidait-il quel élément devait être en la possession de qui ?
Nausicaa dompta sa colère et referma ses doigts sur les rênes. Sa monture pivota sur ses postérieurs, prête à détendre ses muscles puissants pour dévaler le chemin qui les mènerait tous les deux vers la liberté.
— Les portes ne sont pas gardées. Si tu pars maintenant, tu devrais avoir quelques heures d'avance sur les hommes de mon père. Ne t'arrête pas.
Avant de lancer Providence au trot au travers de la cour, elle retint ce dernier encore quelques secondes.
— Viendra un temps où il te faudra te décider, lâcha Nausicaa, plus sèchement qu'elle ne l'aurait dû.
— Retrouve Lyssandre, rétorqua Priam. Retrouve-le vite.
Et fuis, loin.
***
L'aube était encore grise lorsque Lyssandre se présenta à Cassien. Ils avaient fixé cet entraînement à la demande de l'élève. Si celui-ci n'était en rien brillant, il se montrait appliqué, ce qui ne l'empêchait pas de se contenter des sessions organisées par le chevalier. Pas davantage, pas moins non plus.
C'était la première fois que Lyssandre formulait une telle demande et si l'heure matinale en aurait découragé plus d'un, Cassien n'avait pas pu la lui refuser.
Armé d'une épée plus légère que celle confiée aux soldats, Lyssandre se présenta face à son adversaire du jour.
— Altesse, le salua ce dernier.
— Majesté, le corrigea Cassien.
Il y avait, dans le regard de Lyssandre, une lueur nouvelle, à mi-chemin entre le défi, la douleur, et une indignation plus positive. Le chevalier s'y mira sans parvenir à établir si cette hargne profiterait à celui qui tolérait à nouveau son titre ou non. La mort de Tryarn était encore fraîche, mais s'il y avait bien une chose que Lyssandre avait accepté, c'était peut-être un fragment de sa légitimité.
Au cœur de Loajess, il n'y avait pas un prince déchu et un roi, mais deux rois pour une seule couronne.
— En garde !
Cassien n'eut pas le temps de signaler le début de l'entraînement que le roi tenta de piquer du bout de son épée le côté du soldat. Un geste maladroit, trop imprécis, que l'autre n'eut aucun mal à dévier. S'il permettait à Lyssandre de se servir d'une arme, c'était parce qu'il s'assurerait qu'il ne se blesse pas en la magnant.
Sur le champ de bataille, les opposants ne combattaient pas armés d'une épée en bois, Lyssandre avait eu l'occasion de l'expérimenter.
Durant plusieurs minutes, le roi s'acharna, enchaîna des parades simples qui ne le sauveraient sans doute pas en cas de combat à mort. Le travail imposé par Artell avait porté ses fruits et à défaut d'être un grand guerrier, Lyssandre maîtrisait quelques maigres bases. De quoi assurer sa survie, à défaut de le changer en arme mortelle. Cassien occupait déjà ce rôle à merveille.
Peu à peu, la retenue de Lyssandre se dilua et il ne retint plus ses coups. Il s'était endurci ces derniers mois et son endurance, bien que relative, lui permit de tenir, de multiplier les attaques. Parfois, Cassien feignait quelques offensives, mais il laissait essentiellement Lyssandre œuvrer. La colère précipitait les mouvements et le roi, d'ordinaire si mesuré. Il avait pour habitude d'exécuter chaque mouvement avec application.
Cassien s'immobilisa. La respiration haletante du roi en disait long sur son état, tout comme son front luisant de sueur. Cela n'avait pas suffi à réduire l'émotion qui l'animait et sur laquelle le chevalier n'avait aucune emprise. Lyssandre devait s'en charger seul.
— Ne vous précipitez pas.
— Je ne me...
— En garde !
Cassien n'avait nul besoin de ce déni et il initia lui-même les premiers coups. Il raviva le courroux inexplicable qui ternissait l'application naturelle de Lyssandre. Il l'accula, coup après coup. Son épée crissa contre celle du roi, la plainte de l'acier contre l'acier qui résonna dans toute la cour. Recouverte par quelques millimètres de neige, la pierre était glissante et Lyssandre perdit l'équilibre à l'instant où il se retrouva acculé contre le mur.
Une main posée à plat contre celui-ci, il se retint et ne put compter sur la clémence de Cassien. Loin d'abandonner sa charge, le chevalier envoya sa jambe faucher la lame à la naissance de son manche. L'épée fendit l'air et s'écrasa hors de portée.
Les yeux de Lyssandre n'avaient pas perdu une miette de spectacle. La lueur vacilla et l'ancien soldat sut que la leçon était apprise, ancrée, que la résistance du roi n'aurait duré que quelques minutes.
— Revenez me voir lorsque vous serez prêt à combattre.
Si Cassien s'en voulut de se montrer aussi dur, il s'en rendait à peine compte. Le seul fait de tenir une lame au creux de sa main le plongeait dans un état d'esprit qui excluait l'apitoiement.
Cassien tourna le dos à Lyssandre, prêt à s'en aller, mais un bruit mat le retint. Le roi était tombé à genoux, les mains ouvertes devant lui, un mince geignement coincé au fond de la gorge. L'émotion qui lui lacérait les flancs, abîmait son être, aurait pu le tuer. Il ressentit la peur, la lâcheté, le poids de l'impossible perché au sommet de ses épaules.
Lyssandre ne possédait pas les armes nécessaires. Il l'avait toujours su, mais la mort de Tryarn lui avait prouvé que rien, pas même le temps, ne changerait cette vérité-là.
Le sentiment qui étreignait son corps, comme un hideux pressentiment, inaugurait de nouveaux malheurs.
Pour ma part, je planche sur la fin du tome et autant vous dire que je galère. Oui, ça m'angoisse clairement de ne pas savoir vous donner la meilleure fin possible et celle qui sera à la hauteur des personnages, de ce qu'ils représentent, de ce qu'ils sont. Je prends une mini pause pour avancer un peu sur mes autres projets et je pense achever fin du mois le roman. Il ne me reste que quatre parties, le compte à rebours peut commencer. Il y aura, par ailleurs, cinquante chapitres auxquels s'ajoute un épilogue !
Je vous souhaite un bon début de week-end ;))
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