Chapitre 35
Le temps s'égrena sans que Nausicaa n'accuse le moindre geste. Étouffée par le poids mort de son défunt mari, elle supporta la douleur, endura le sang qui coagulait contre son corps nu.
Lorsqu'enfin, elle se délogea de cette étreinte morbide, Nausicaa prit une profonde inspiration. Laval roula sur les draps souillés. La jeune femme faillit sourire. Lui qui avait promis d'enduire le lit d'une toute autre manière, elle avait accompli à sa place ce serment. Il avait souhaité lui arracher quelques gouttes de sang virginal, elle lui en offrait plusieurs litres.
Une pensée étrange, desservie par un calme qui ne lui ressemblait pas.
Elle décomposa lentement chaque geste qui suivi. Elle s'assit sur le bord du lit, contempla ses mains qui tremblaient, puis l'arme qui gisait. Il lui fallait réfléchir, ne pas se précipiter.
Devait-elle cacher le cadavre ? Où ? Sous le lit ? Elle ne pouvait nettoyer le sang qui imbibait les draps et poser ne serait-ce qu'un doigt sur le cadavre de Laval la révulsait au-delà des mots. Elle ne pouvait simplement pas s'y résoudre. Alors quoi ? Elle attendait aux côtés de sa dépouille l'aube, quand un serviteur courageux oserait franchir le pas de la porte pour déloger les deux époux ? L'un des deux serait froid et l'autre porterait les traces de son crime. Ils refuseraient tous de croire qu'elle s'était défendue, qu'elle n'avait fait que se préserver d'un monstre.
Et Nausicaa était incapable de s'imaginer trouver le sommeil aux côtés de celui qu'elle venait d'assassiner.
Elle essuya les larmes à moitié séchées de ses mains recouvertes de sang. Elles tremblaient toujours, mais c'était bien la seule parcelle de son corps qui trahissait le choc, l'effroi, la terreur la plus pernicieuse qui soit.
Elle était logée en elle comme un poison au creux de son ventre. Nausicaa savait qu'elle ne s'en débarrasserait pas de sitôt. Laval avait laissé son empreinte sur elle, de plus d'une manière.
Nausicaa frissonna. La tiédeur de la pièce effleurait sa peau nue et elle croisa son reflet dans une glace. Aussi pâle qu'un spectre, le sang poissait son ventre, ses seins, jusqu'à couler le long de son intimité comme s'il s'agissait du sien. Elle avait étalé des coulures vermeilles le long de ses joues. Elle ressemblait à une innocente meurtrière.
Prise d'un sursaut impérieux, elle se précipita vers la bassine d'eau et y trempa ses avant-bras. Elle frotta le sang, griffa sa peau pour en retirer la plus petite particule, et plongea son visage dans la bassine. L'émail se colorait de rose, puis de rouge. Le sang s'était infiltré partout, jusque dans ses cils. Lorsque son visage fut propre, elle versa ce qu'il restait d'eau sur son ventre et ses cuisses, sur ses seins, sur tout ce que Laval avait souillé en trépassant. Ses gestes étaient désormais plus sûrs, presque lents. Elle se dépouillait du sang comme d'une seconde peau. La toilette dura de longues minutes et elle poussa le vice jusqu'à retirer les dernières épingles logées dans ses cheveux pour les nouer sur sa nuque à l'aide d'un lacet.
Elle consulta son reflet. Il lui renvoya l'image d'une innocente, d'une innocente bouleversée, d'une femme qui n'était plus que l'ombre d'elle-même. Nausicaa tomba à genoux et vomit tout le contenu de son estomac. Celui-ci se retourna dans son ventre comme s'il tentait de s'en déloger. Un verre d'eau avait été déposé non loin, dans une attention quasi prévenante, et elle se rinça la bouche.
Devant le miroir, elle essuya son visage humide, essora quelques mèches imbibées d'eau, et lissa ses traits de ses paumes. Comme si elle souhaitait gommer les traces que Laval lui avait laissées. L'hématome avait violacé sur sa joue et il recouvrait toute la longueur de sa mâchoire. Sous l'ombre de celle-ci, elle devinait les empreintes des doigts de son défunt époux. Les stigmates s'imprimaient sur sa peau et elle ne pouvait que les subir. Il l'avait condamnée, de toutes les manières imaginables.
Nausicaa s'arracha à son reflet. Elle n'en supporterait pas davantage. Une pile de vêtements avait été mise à disposition et la jeune femme renversa les braies réservées à Laval pour dérouler la robe qui lui avait été préparée. Sertie de mille détails, elle était superbe, digne d'une marquise, et Nausicaa faillit vomir à nouveau. Elle se rabattit sur une toilette plus épaisse, plus confortable aussi, et en tout point moins esthétique. Elle entreprit de l'enfiler.
Elle était calme, trop calme. Aucun geste ne succédait à l'autre en le chevauchant. Elle les accomplissait un à un avec un soin anormal.
Lorsqu'elle fut entièrement vêtue, elle n'accorda pas l'ombre d'un regard à son reflet. Elle avait moins froid, elle se sentait moins vulnérable, et elle rejoignit le lit nuptial. Elle ignorait ce qui dictait ses pas, mais cette résolution froide était plus terrifiante que les éclats, les cris et les larmes. Elle considéra longuement le cadavre de Laval, comme si elle souhaitait infliger à sa mémoire cette image jusqu'à son dernier souffle.
Sans ciller, elle attrapa le poignard qui reposait non loin. Une violence sourdait, quelque part en elle, et elle ne s'en savait pas pourvue. Elle comprit ce qui poussait les hommes à la brutalité, ce feu inarrêtable qui poussait les frontières de sa conscience. Elle était capable du pire.
Capable de faire payer à la dépouille de Laval, chaque coup, chaque répugnante attention qu'il lui avait réservée. Elle en avait envie. Le poignard pesait entre ses doigts. Elle désirait l'abattre sur la poitrine de Laval, ou peut-être sur son visage, sur ses grands ouverts qui contemplaient le néant. Elle ferait disparaître ses traits dans une bouillie sanglante. Elle pouvait aussi sectionner le sexe mou qui pendait entre ses jambes et, de toutes les envies qui se succédèrent, celle-ci fut la plus séduisante.
La plus symbolique.
Nausicaa logea finalement le poignard entre les doigts de Laval. Personne ne croirait en un suicide, mais elle devait se débarrasser de la lame avant qu'elle ne cède à son impulsion.
D'un pas léger, mais sûr, elle rejoignit la fenêtre. La nuit régnait à l'extérieur, souveraine et impénétrable. Quelques larmes perlaient à la surface du ciel. Des étoiles, mais pas l'ombre d'une lune.
Un vase trônait sur le rebord de la fenêtre. Un assemblage de fleurs, parmi lesquels trônaient des roses, bien sûr, blanches et rouges.
Et, comme une provocation, une tulipe blanche.
Nausicaa attrapa la tige et contempla la beauté des pétales avec une émotion vertigineuse coincée au creux de son être. Elle serra les dents.
D'un pas altier, elle rejoignit le lit et laissa tomber la fleur aux pieds de Laval. Comme une victoire, comme une promesse jamais prononcée. Une manière de prouver à son hideux époux qu'il n'obtiendrait rien d'elle que Tybalt n'avait su recueillir. Une manière d'honorer sa mémoire, de condamner le marquis, de se relever.
Adieu, monstre.
Nausicaa quitta la chambre nuptiale sans se retourner.
Elle traversa les couloirs, emprunta volontairement les moins susceptibles d'être déjà occupés. Personne ne devait la voir et la jeune femme évita même les gardes dans son avancée inexorable. Elle n'hésitait pas, à elle n'hésiterait plus. Pas même lorsqu'elle s'arrêta devant la porte close de la chambre de la princesse.
Miriild profitait peut-être encore de la fête. Nausicaa en doutait sérieusement. Son mariage sonnait que le brouillon du sien, une répétition avant qu'elle ne soit condamnée à son tour. La princesse avait dû quitter la salle de bal juste après que les époux se soient éclipsés, incapable d'admettre ce qui l'attendait.
Nausicaa ouvrit la porte sans même toquer et se glissa dans l'embrasure. Son pas léger l'amena jusqu'à la pièce communicante où elle découvrit l'ombre de la princesse. Penchée à la fenêtre, celle-ci s'offrait aux rayons nocturnes comme pour en respirer l'inimitable parfum.
— Princesse, l'appela Nausicaa.
Miriild ne sursauta même pas. En fait, perdue dans sa contemplation, elle ne semblait pas avoir entendu l'appel de la baronne.
— Princesse !
Cette fois, l'interpellée se retourna à demi pour apercevoir Nausicaa. Elle ne parut pas s'étonner. Son regard distrait l'effleura à peine. Elle semblait ailleurs et si la courtisane avait connu la princesse de Loajess, elle lui aurait sans doute trouvé une attitude commune. Surtout, si les étoiles ne projetaient pas leur pâleur sur le visage de Miriild, Nausicaa aurait vu combien elle était blafarde.
Nausicaa ne vit rien de tout cela. Au contact de la princesse, la peur avait rejailli. Elle était bouleversée, démunie, terriblement seule.
— Déjà ? demanda Miriild, d'une voix enrouée, à peine plus haut qu'un murmure.
— Ce n'est pas ce que vous croyez.
Miriild arqua un sourcil. Elle ne croyait rien, elle ne faisait que constater la présence de Nausicaa là où elle n'aurait pas dû émerger de la chambre avant le lever du soleil.
— J'ai tué mon mari.
— Oh.
Ce fut la seule réaction qu'elle arracha à la princesse. Elle avait l'air à la fois perplexe et désintéressée, comme si cela tenait de la plus insignifiante des anecdotes.
— Laval est mort de ma main, reformula Nausicaa, pas certaine que Miriild l'avait bien comprise.
— Je sais.
Puis elle ajouta, d'une diction très lente, comme si chaque parole lui réclamait un effort immense :
— Vous avez encore du sang sur les mains. Sous vos ongles et tout n'est pas complètement parti. Que comptez-vous faire ?
— Vous rejoindre.
— Ce n'est pas suffisant.
Pas suffisant pour échapper aux hommes d'Amaury. Elle disposait de quelques heures d'avance si elle tentait quoi que ce soit et ce n'était pas négligeable. Cependant, Nausicaa devait bien admettre qu'elle n'avait pas réfléchi en se présentant à la porte de Miriild. Son corps l'y avait naturellement mené, sans qu'elle sache pourquoi. Elle aurait pu chercher le soutien de Priam, mais son errance l'avait guidée jusqu'à quémander l'appui de celle qui pouvait la comprendre. Désormais que Calypso n'était plus, Miriild était la plus à même de représenter un repère aux yeux de Nausicaa.
— Ne perdez pas votre calme, lui intima la princesse.
Elle avait prononcé ces mots juste avant que le calme parfait de la courtisane ne vole en éclats.
Celle-ci porta sa main à ses lèvres et réprima un râle d'animal à l'agonie.
— Ne perdez pas votre calme, vous en aurez encore besoin.
Nausicaa vacilla, se retint au mur, et mordit son poing pour ne pas céder à la panique qui se soulevait. Elle entendit presque Miriild prononcer les paroles ingrates, cruelles, qui l'obnubilaient : elle n'avait pas le temps pour cela.
— Vous devez m'écouter, articula-t-elle, de cette voix traînante qui semblait appartenir à une autre. Je...
Le propre calme serein de Miriild chancela à son tour et elle s'accrocha au rebord de la fenêtre. Ses ongles en griffèrent le bois et elle poursuivit :
— J'ai envoyé Priam seller votre... votre monture.
— Providence ?
— Oui, c'est cela, Providence.
— Vous avez perdu l'esprit ?
— Providence vous attend dans la cour réservée au personnel du palais, celle qui...
— Je sais laquelle ! la coupa Nausicaa, fébrile.
— J'ai négocié avec le fils d'Amaury, il vous laissera quitter le château. Suivez ses instructions et vous serez libre.
Incrédule, Nausicaa contempla la silhouette de Miriild découpée par la pâleur des éclairages extérieurs. Elle ne possédait plus grand-chose d'humain et un doute terrible s'insinua jusqu'à bouleverser les certitudes de la courtisane.
— Que lui avez-vous promis en échange de mon départ ?
Le silence qui lui répondit ressemblait à s'en méprendre à un assentiment.
Au cours des semaines, des mois écoulés, Miriild avait peu à peu gagné sa confiance. Elles n'avaient pas pu converser comme elles l'auraient voulu, mais les petits gestes de la princesse faisaient d'elle une personne honorable. Proche du peuple, profondément altruiste, mille fois respectable. Nausicaa s'était méfiée d'elle jusqu'à réaliser combien elle s'était montrée injuste, combien son jugement avait été faussé. Combien elle avait été aveuglée par des préjugés qui ne lui ressemblaient pas.
Le doute s'immisça malgré tout, vicieux, nocif, impérieux.
— Qu'avez-vous offert pour me permettre de fuir ? Quelle est la contrepartie de sa générosité ?
Nausicaa évoluait dans ce monde depuis suffisamment longtemps pour savoir que l'aide n'était jamais gratuite, qu'on en payait toujours le prix. Rarement de l'argent, mais souvent des relations à faire fonctionner pour obtenir une faveur, ou encore quelques invitations à séjourner dans un lieu de prestige. Priam avait été un adolescent à part, effacé, écrasé par la noblesse qui lui infligeait ses railleries. Il avait changé, comme cela arrivait à chaque membre de la Cour.
— Qu'avez-vous fait ?
Nausicaa abattit sa main sur l'épaule de Miriild pour la retourner et celle-ci obtempéra sans résister. La peine se dévoila sur son visage, mais un détail interpella tout particulièrement Nausicaa. L'ombre sous ses narines.
Du sang.
— Qu'avez-vous fait ? répéta la courtisane d'une voix blanche.
— Ce qui devait être fait.
Un sourire tremblant s'inscrivit sur ses lèvres et l'estomac de Nausicaa se retourna.
— Dites à Lyssandre que je m'excuse, que je m'excuse pour tout et que...
— Auprès de qui l'avez-vous trahi ?
Un rire triste échappa à Miriild et la baronne réalisa qu'elle n'avait jamais entendu un tel son s'extirper de la bouche de la princesse.
Nausicaa crut que celle-ci avait définitivement perdu la tête. Elle découvrit alors, aux pieds du lit, gisant au sol, un flacon vide.
Miriild s'était trahie elle-même.
La princesse porta sa main à son nez et elle essuya la trace de sang qui souillait son visage. Elle eut l'air chagriné, comme si cela avait la plus petite espèce d'importance.
— Je ne devrais pas souffrir. Je me sens seulement... drôle.
— Vous... Est-ce que vous allez... balbutia Nausicaa.
— Oui.
Elle avait scellé son sort à l'instant où elle avait avalé le contenu de la fiole. Elle, la sagesse incarnée, la douceur et la simplicité. La courtisane entrevit un visage qu'elle ne lui connaissait pas, plus sombre.
— Laissez-moi vous expliquer.
Miriild observait la nuit s'étendre jusqu'à elle pour ne pas perdre pied. Elle ressentait une chaleur désagréable, un léger engourdissement dans le bout de ses doigts.
— Mon père est lié à Amaury et le lien qui les unit est... C'est moi, Amaury s'est servi de moi pour obtenir l'obéissance de son père. Hier, il m'a rendu visite et il m'a dit que... qu'une fois notre mariage prononcé, il exigerait de Déalym un soutien militaire conséquent. Un soutien qui lui permettra de mettre la main sur Lyssandre et écraser sa rébellion.
Miriild sourcilla, songeuse.
— Je ne sais pas si je meure pour cela ou si je refuse seulement de devenir l'épouse d'un autre.
— Vous êtes courageuse, princesse.
Miriild avait cru mourir seule et elle s'était faite à cette idée. La venue de Nausicaa bouleversait ses plans et sa résolution s'agitait mollement. Elle passa sa main sur ses bras ; elle avait froid, tout à coup. Elle se laissa choir le long du mur, avec une surprenante délicatesse et le cœur de Nausicaa s'emballa. La courtisane faillit la gifler d'un revers de la main.
— Si je meure, mon père sera libre. Je...
Nausicaa s'agenouilla devant Miriild dont les yeux papillonnaient.
— J'aimerais que vous vous assuriez que mon père soit tenu informé de ma mort, qu'il sache que rien ne le retient désormais et que... qu'il peut se soulever contre Loajess.
— Pensez-vous qu'il le fera ?
Nausicaa lut dans les yeux gris de la princesse qu'elle n'était plus sûre de rien.
— Tant que je vivrai, je trahirai Loajess.
Nausicaa ouvrit la bouche pour la détromper, mais elle se ravisa. Miriild luttait pour garder les yeux ouverts. Elle évoquait plus que jamais un roc dans son écrin de cristal.
Plus que jamais, Nausicaa regretta de ne pas lui avoir apporté le soutien qu'elle méritait, de l'avoir méprisée. Elle prit sa main dans la sienne et la pressa de toutes ses forces. Son geste tenait du sacrifice et ce que la princesse de Déalym avait offert à Loajess, aucune autre n'en aurait été capable.
— Vous êtes toujours sa reine, Miriild. Partez en tant que telle.
Je me charge de veiller sur Lyssandre.
— Merci...
Un sourire troubla la surface lisse du visage de la reine qui rendit son dernier souffle. Elle semblait paisible, certaine de s'échapper vers un monde plus clément.
Vers le Loajess que Lyssandre entendait créer de ses mains, elle qui aurait regretté de ne pas avoir pu contempler de ses yeux ce miracle.
Miriild serait restée fidèle au seul roi qu'elle avait consenti à épouser. Elle avait décidé de sa vie en se donnant la mort.
La reine de Loajess n'était plus.
J'ai posté un chouïa moins régulièrement ces dernières semaines et je m'en excuse. J'avais pris un peu de retard à cause d'autres deadlines avec d'autres projets, mais j'ai pu me rattraper récemment sur deux longs rushs. J'approche de la fin de l'écriture, plus que six parties à rédiger de mon côté !
Je vous souhaite une belle et agréable soirée :))
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