Chapitre 33
La nuit tombait sur Déalym et une journée harassante s'achevait pour Äzmelan.
Le tyran déployait des efforts monumentaux pour être tenu informé de l'évolution, heure par heure, de ce qu'il se produisait de l'autre côté de la frontière. Les raisons personnelles secondaient les raisons d'État, à moins qu'il s'agisse de l'inverse.
Amaury était trop occupé à rechercher activement Lyssandre, bien que toutes ses missives se veuillent rassurantes, pour songer à rompre le Traité. La paix avec Déalym tiendrait, pour peu que les guerres intestines rongent Loajess pour de longs mois encore.
Les premières semaines, Äzmelan n'avait rien caché de sa jubilation. C'était ironique : le Royaume ennemi agonisait et Déalym n'en était même pas la cause. Loajess se mourait par sa faute, parce qu'elle était incapable de s'entendre, de décider du règne d'un homme. Le despote du Sud n'avait qu'à attendre qu'ils s'entretuent pour le pouvoir, il pourrait alors convenir d'une paix durable avec le vainqueur ou profiter de sa faiblesse, de ses forces amoindries par des mois de résistance et de lutte, pour l'écraser sans autre forme de procès. Si la question s'était posée dix, vingt ans plus tôt, Äzmelan n'aurait pas hésité un instant. Il se serait baigné dans les viscères de ses rivaux s'il le fallait et ce serait assuré que son nom entre dans la légende en cueillant la vie de Soann.
Soann n'était plus et sa mort avait semé plus de discorde que ce qu'Äzmelan avait imaginé. Si le roi de Loajess avait eu l'orgueil, la vanité, de se croire immortel, incapable de fait d'envisager son trépas, Äzmelan devait avouer qu'il en allait de même pour lui. Il avait été impensable à ses yeux que Soann puisse mourir de façon naturelle.
Il était d'ailleurs étonnant que personne n'ait soupçonné un empoisonnement. Il n'y avait pas eu l'ombre d'une méfiance à l'égard de Déalym, alors qu'Äzmelan martelait lui-même son opinion : il n'autoriserait pas son rival à mourir autrement que de sa main.
Malheureusement, le vieil ours n'en avait fait qu'à sa tête, fidèle à lui-même. Il n'avait pas attendu l'autorisation de son ennemi de toujours pour s'éteindre.
Désormais que la joie de voir Loajess en si mauvaise posture lui était passée, ne restant qu'une touche de satisfaction, Äzmelan posait un regard plus clairvoyant sur la situation. Plusieurs options s'offraient à lui et, jusqu'alors, il avait opté pour la retenue. Il n'avait pas pris part
— Amaury ne se rabaissera pas à supplier du renfort par ici, s'avança un homme petit et aussi sec qu'une aiguille, et au moins aussi tranchante.
— Vous pensez ?
La table ronde, ouverte en son centre, réunissait des conseillers du tyran. Pas des ministres, mais seulement des hommes chargés de prendre le parti du roi, de le recadrer avec prudence. Aucun ne se risquerait à tenir tête à Äzmelan, ils craignaient trop les répercussions d'une pareille audace.
— Amaury a perdu un combat tôt dans la journée.
— L'information n'a pas encore été confirmée, ce ne sont que des rumeurs, maugréa un homme, enfoncé dans son siège, une pipe coincée entre ses dents serrées.
— Lyssandre ne gagnera jamais plus que ce combat, de toute façon. Même s'il a pu rallier quelques armées à sa cause, si Amaury soulève tout Loajess, ces quelques milliers d'hommes ne feront pas le poids. C'est mathématique.
— Justement, il semblerait que Loajess ne soit plus si favorable à la cause d'Amaury. Son coup d'État tenait déjà du miracle et...
— Pas du miracle. C'était un coup ingénieusement orchestré ! vociféra un homme, raturant sa résolution de conserver son calme intact.
— Et l'épisode d'Azerys constitue la preuve que cette gloire n'est qu'éphémère. Lorsque l'on prend le pouvoir par la force, c'est tout ce dont à quoi on peut s'attendre.
Un bref silence retomba sur la salle. Äzmelan fit rouler son vin dans son verre avant que le débat ne reprenne de plus belle.
— Si Amaury veut gagner cette guerre, il aura besoin de soutien. C'est d'ailleurs pour cela que le mariage a été conclu, non ?
— Pour tenir en laisse Déalym, approuva un autre, visiblement très concerné par le sujet.
— Personne ne tient Déalym en laisse, trancha Äzmelan avec force.
Pas même les rois. Déalym était une bête féroce, un animal semblable à ceux du désert : dangereuse et indomptable.
— Majesté, cette alliance n'est pas désintéressée. Nous pourrions peut-être... Je ne sais pas, attaquer le palais. Cette fois, la victoire serait nôtre, cela ne fait aucun doute. Ou peut-être dresser un plan d'action. L'occasion est trop belle pour que nous refusions d'en profiter.
Cela ressemblait à un reproche et l'homme n'en avait même pas conscience. Le regard du vieux loup s'était durci. Il n'appréciait que très peu la tournure qu'empruntait la fin de la réunion. La conclusion s'éternisait un peu trop à son goût, sans compter les sujets fâcheux qui risquaient de sourdre.
— Déalym se tient en retrait depuis des mois, fit remarquer un de ses plus fidèles conseillers, avec beaucoup plus de précautions.
— Le temps n'est plus à la guerre de front.
— Amaury finira tout de même par demander le soutien militaire de Déalym lorsqu'il aura obtenu la main de votre héritière, Sire.
Äzmelan plissa les yeux. Personne n'osa lui demander des comptes et en particulier les raisons de son absence au second mariage de sa fille. Officiellement, le tyran avait refusé l'hospitalité d'Amaury en raison de l'instabilité de Loajess. Officieusement, les raisons étaient plus obscures, même pour le principal concerné. Marier sa fille pour la deuxième fois en à peine quelques mois, cela allait à l'encontre de toute morale, bien qu'il n'était pas rare, à Déalym comme à Loajess, de vendre une fille au plus offrant, de négocier sa dot contre des terres, contre un titre de noblesse, et de changer d'avis pour se tourner vers une offre plus alléchante. Depuis plusieurs semaines, la culpabilité s'était annoncée par touches discrètes.
Äzmelan ne s'était pas contenté de livrer Miriild en pâture, il l'avait fait sans pudeur, sans chercher à veiller sur elle, même de loin. Il l'avait abandonné dans un Royaume gangréné par les guerres, par la corruption, par les traîtrises dissimulées derrière une révérence et un sourire.
— Qu'il vienne.
— Qu'obtiendra-t-il de Déalym ? Nous pourrions avoir les moyens de lui confier quelques centaines, peut-être quelques milliers d'hommes et, à vrai dire, il détient votre fille, nous ne pourrons pas réellement lui refuser cette faveur.
La bouche d'Äzmelan, réduite à une ligne, se durcit. À la réflexion, et s'il avait longtemps refusé de l'admettre, quitte à se complaire dans le déni, Amaury avait étendu son contrôle sur Déalym. Il avait profité de la confusion pour négocier rapidement une nouvelle paix, une paix renouvelée, avec son voisin. Il s'était montré pragmatique et persuasif, Äzmelan devait bien l'admettre. Ce coup avait été aussi ingénieux que sa prise de pouvoir. Amaury ne pouvait pas se payer le luxe d'une nouvelle guerre, il avait pourtant laissé entendre au tyran l'inverse, comme si Déalym était en situation de crise, afin d'obtenir ce qu'il souhaitait. Une manœuvre tordue, mais opérante.
— Amaury finira par nous trahir, renifla un homme, installé non loin du roi.
Autrement dit : Déalym s'était enchaîné à un roi peu fréquentable, un brillant manipulateur, qui commençait à subir les premiers revers. Pour autant, la présence de Miriild au palais royal de Loajess enchaînait les Royaumes l'un à l'autre. C'était précisément ce qu'Amaury avait souhaité. Il avait voulu s'assurer de l'obéissance d'Äzmelan et l'avait obtenue sans mal, puisque le tyran avait manifesté la docilité d'un agneau au cours des mois écoulés. Les échanges cordiaux qu'ils entretenaient n'étaient guère plus que de la poudre aux yeux.
— Nous pourrions faire cavaliers seuls et déclarer la guerre à Loajess, aux deux rois qui se disputent le trône. Nous ferions d'une pierre deux coups.
Au risque de perdre tout allié potentiel parmi les deux hommes, Lyssandre et Amaury. Äzmelan devait se rendre à l'évidence : Amaury avait réussi son coup. Il tenait Déalym dans le creux de sa main.
— La princesse risque fort de... intervint le plus prudent de tous, avec une grimace équivoque.
— Vous pouvez disposer, grommela le roi, dans sa barbe tissée de fils blancs.
Immédiatement, sans que personne ne cherche à négocier ce terme prématuré, les chaises raclèrent contre les dalles et les conseillers quittèrent la pièce un à un. Äzmelan aurait pu y rester pour y méditer cette conversation. Cette discussion avait eu le mérite de mettre en lumière la solution dans laquelle Déalym s'était enfermé. Seul, car il se trouvait dans une situation de loin enviable à celle de Loajess. Il aurait suffi qu'Äzmelan accepte de sacrifier sa fille pour être à nouveau libre de ses mouvements. Libre de prendre parti dans cette guerre ou d'écraser le Royaume qui n'avait jamais été aussi faible.
En vérité, la retenue de Déalym, le seul fait qu'il ne tente rien, était la plus grande preuve d'affection qu'Äzmelan aurait pu faire à sa fille. C'était bien peu, mais le tyran ne connaissait que son trône, le reste n'existait pas à ses yeux, et cela ne pouvait que souligner l'importance de ce geste.
Äzmelan quitta la pièce d'un pas lourd et atteignit rapidement la cour baignée par le soleil mourant. Le crépuscule était un phénomène part, à Déalym, un spectacle à part entière qui se répétait, jour après jour. Lorsque le soleil était bas, les couleurs réanimaient les couleurs chatoyantes du Royaume, et les ombres se prélassaient sur la terre roussie par les rayons de l'astre. C'était d'une beauté telle qu'elle amenait presque Äzmelan à se demander pourquoi il n'avait jamais pu s'en contenter.
Jusqu'à ce jour.
Äzmelan avait toujours eu le visage tourné vers Loajess, jusqu'à ce que la fascination et la haine courent vers l'obsession. Il n'avait jamais apprécié à leur juste valeur les merveilles de son propre Royaume.
— Vieil ours, tu dois bien te gausser en observant ce désastre. Il y a de quoi te conforter dans ce que tu pensais. Il n'y avait pas roi plus à même de régner que toi.
Äzmelan contemplait l'horizon avec un mélange de nostalgie et de défi. La part guerrière, celle qui ne s'avouait jamais vaincu, regrettait le temps des guerres et la délicieux ardeur des combats. Ce pan de sa jeunesse avait été enterré, d'une manière ou d'une autre.
— Ton absence aura provoqué un sacré merdier.
Il n'y avait qu'à l'attention de Soann que le tyran tenait de tels propos. Il le reconnaissait comme mort, il reconnaissait qu'il n'avait pas pu obtenir la vie de son ennemi juré. Une forme de défaite, plus insoutenable que celle personnifiée par la signature du Traité de paix.
Äzmelan s'arracha aux lueurs changeantes, vespérales, qui doraient la surface du ciel, le couvraient de quelques vastes traînés de sang. Il prit la direction d'un lieu reculé du palais, où d'ordinaire, ses occupants ne mettaient que rarement les pieds. Les parures y étaient moins originales, les reliefs des murs moins grandioses. On y prônait le recueillement et les vieilles coutumes de Déalym, et pour cause, cette partie du palais avait été bâtie plusieurs siècles auparavant, lorsque la dynastie à laquelle Äzmelan appartenait avait pris les rênes du pouvoir.
Le tyran ouvrit une porte enfoncée dans le mur et dérangea l'atmosphère pieuse de l'étroite alcôve. Aménagée en petite chapelle, elle était trop étroite pour accueillir nombre de nobles venus chercher le pardon des dieux. C'était de fait devenu le lieu de recueillement privilégié de la reine.
Celle-ci, agenouillée dans la lueur vacillante du jour, les mains posées sur ses genoux en signe de pénitence, elle psalmodiait des paroles dans une langue lointaine. La reine avait appartenu à une riche famille, à l'extrême sud du Royaume, et les coutumes y étaient plus solidement ancrées avec la proximité du désert pour seul témoin.
La reine n'interrompit par sa prière et Äzmelan, piqué au vif bien que largement habitué à cette défiance qu'il lui rendait bien, d'une manière tout aussi pernicieuse, lui ordonna :
— Relevez-vous !
L'intéressée ne répondit pas immédiatement. Elle réagit à peine et se signa, une main portée à ses lèvres, puis en direction du ciel, avant de déclarer, d'une voix affaiblie par le passage des ans et par ses interminables silences :
— En ce lieu, je ne réponds aux ordres célestes, roi, pas à ceux qui me sont adressés depuis la terre.
— Voyez-vous cela ! Et que disent les dieux, sinon qu'une reine devrait s'abîmer les genoux à remplir son devoir conjugal plutôt qu'à se vautrer sur les dalles pour se répandre en prières ?
— Ne blasphémez pas ! siffla la dévote, le visage empourpré.
Elle se releva malgré tout, le menton haut, une haine solidement ancrée dans ses yeux. L'âge lui avait ôté toute beauté et ce n'étaient pas tant les années qui l'avaient défraîchie que son aigreur et son amertume.
— Douce est votre ignorance, Majesté.
— Je laisse la clairvoyance céleste à celles qui servent l'impuissance et l'aveuglement sur terre.
L'insulte glissa sur la figure de la reine. Elle déglutit sans trahir la moindre tourmente. Elle était habituée aux insultes, aux humiliations, bien qu'il soit plus rare qu'Äzmelan la dérange pour les lui jeter en pleine figure. D'ordinaire, il préférait parader au bras d'une de ses favorites, ou la reine de celles-ci, la marquise de Lasolih. Personne n'ignorait les aventures du roi et il était davantage question d'envoyer sa fille réchauffer la couche du tyran, afin d'obtenir ses faveurs et la mettre à l'abri du besoin, elle et toute sa lignée, plutôt que de rentrer dans les bonnes grâces de la reine.
Cette dernière avait appris à deviner des ennemies partout, des rivales pour elle, qui ne voyait que des caprices de plus de la part d'un époux aussi inconstant que le vent du Sud. Elle avait perdu toute confiance en ces courtisanes, pas plus qu'elle en accordait aux courtisans. Ils étaient coupables, même par procuration, de son malheur, et dans le registre sans fin des coupables, Äzmelan figurait en tête de liste.
— Que me voulez-vous ?
— Certainement pas vous arracher à votre retraite céleste. Mes sujets ont appris à voir en vous la parfaite incarnation de la dévotion aux dieux.
À défaut de celle qu'elle aurait dû témoigner à son époux. En d'autres termes, la reine était l'incarnation de l'ennui.
— Et en vous la quintessence des péchés terrestres.
— Je suis curieux de connaître leurs noms, ricana Äzmelan.
— La guerre, les combats qui empoisonnent cette terre, l'avidité du pouvoir qui vous aveugle et a fait de vous ce que vous êtes.
— Vous en oubliez un, ma reine.
Äzmelan s'était approché jusqu'à avaler dans son imposante silhouette celle de son épouse. Il devait bien lui reconnaître un certain courage. Différent de celui dont il se savait doté, ce qu'il aurait qualifié de courage féminin sans grande lucidité. Il susurra à l'oreille de la reine :
— Voyons, vous n'avez aucune idée ? Ces années d'abstinence ne vous ont tout de même pas ôté cette idée de la tête.
— Ce... Cette idée n'a apporté dans mon existence que malheur et désespoir.
— Parce que vous avez refusé d'y voir autre chose.
Elle haïssait ce ton faussement mielleux, cette douceur qu'elle savait feinte, et cette présence écrasante dont Äzmelan abusait. Il effleura sa joue et elle frémit à son contact. Plus de dégoût que d'un quelconque désir profondément enfoui.
— La luxure, finit-elle par abdiquer.
— Précisément.
Le tyran consentit à s'écarter, un sourire sardonique épinglé contre sa bouche dessinée. Il n'avait pas conversé avec son épouse depuis des mois, peut-être des années. Leurs rapports n'étaient pas cordiaux, ils se résumaient à une ignorance établie en bonne et due forme. Il aurait pu en être autrement si Äzmelan ne lui avait pas volé sa vie en même temps que sa virginité. Elle lui avait refusé sa couche dès que les pulsions de son mari, qui l'avaient répugnée au plus haut point, avaient pu se canaliser. Elle ne lui avait jamais permis de s'inviter dans son lit depuis.
La reine se rappelait avoir été soulagée d'apprendre que son époux libérait ses besoins les plus primaux sur d'autres. Un soulagement égoïste et il en était de même à ce jour pour une toute autre raison.
Plutôt que de redoubler de provocations, une idée séduisante, Äzmelan recouvra son sérieux.
— Notre fille épousera le roi de Loajess après-demain.
— Je ne suis ni sourde ni aveugle. Pourquoi m'en avertir ?
— Parce que cela vous laisse complètement indifférente. Je pensais que vous jouiez un rôle, là-bas, à Loajess, mais il semblerait que je me sois fourvoyé.
Digne dans son chemisier boutonné jusqu'en haut du cou, la reine releva le menton.
— Je ne crois pas avoir à vous justifier.
— J'impose à votre fille le sort qui vous a enchaîné à cette vie que vous méprisez et vous n'avez même pas tenté de m'en dissuader.
— Je ne suis pas assez égoïste pour me figurer que je suis la seule à qui ce sort a été réservé.
— En revanche, vous l'êtes assez pour ne pas vous sentir concernée par son sort.
Pour la première fois, Äzmelan vit que son épouse accusait réellement le coup. Sa lèvre inférieure souffrit d'un tremblement infime et les mains de la dévote se refermèrent sur ses jupons sombres. Elle n'avait pas su se préparer à entendre ces paroles et elles étaient douloureuses précisément parce qu'elles ne se fondaient pas sur des fabulations.
— N'allez pas prétendre que vous avez pitié d'elle !
— Son sort vous est-il indifférent à ce point ou cela vous satisfait-il de voir la chair de votre chair enchaînée à un homme, elle qui a ruiné le destin honorable que vous vous réserviez ?
La voix d'Äzmelan s'était teintée de dédain et la reine ne trouva rien à répondre. Le roi eut un geste d'humeur et, avant d'abandonner la pièce au creux de laquelle son épouse avait trouvé un refuge, il lança :
— Ne pensez pas valoir plus cher que moi. Je l'ai envoyée à Loajess, vous avez consenti en plus de l'abandonner. Si je suis un monstre, vous l'êtes tout autant !
***
Nausicaa foulait l'épais tapis qui étouffait ses pas. Elle avançait seule, ayant refusé que le roi l'accompagne jusqu'à l'autel. Orpheline, elle avait tenu à conserver cette bribe d'honneur. Elle porterait seule son courage et la résilience qu'elle refusait d'offrir à quiconque.
Vêtue de sa lourde robe, de dentelles, de volants et d'une soie qui lui offrait la tiédeur de la salle du trône comme une caresse impudique sur sa peau. Elle haïssait autant cette robe que celle qui l'avait confectionnée, que celui pour lequel elle avait été faite.
L'assemblée était silencieuse et chacun respectait cette fausse solennité. Nausicaa avait refusé de baisser les yeux et se faisait violence pour ne pas contempler ses chaussures. Elle croisa le regard d'une cousine, puis celui d'un cousin. Qu'attendaient-ils pour se rebeller ? Cette pensée traversa l'esprit de Nausicaa un bref instant avant qu'elle ne se rende à l'évidence : cette guerre, elle la mènerait seule.
Le marquis de Laval l'attendait, plus fier que jamais. De là où elle se trouvait, la baronne sentait les effluves de sa jubilation et elle mourait d'envie de lui faire ravaler son sourire suffisant.
Il descendit les marches pour accompagner sa future épouse sur les derniers pas. Un geste que l'assemblée trouva sans doute galant, mais qui révolta Nausicaa. Il lui laissait entendre qu'elle était incapable d'y parvenir seule.
— Je vous sens nerveuse, lui susurra-t-il.
Nausicaa crut jusqu'au dernier moment qu'elle aurait le bon goût de garder le silence. Miriild le lui aurait conseillé, peut-être même que Calypso l'aurait sommée de se montrer prudente. L'indignation ne lui donnait nullement envie de surveiller ses arrières. Elle voulait attaquer, résister jusqu'à son dernier souffle, n'en déplaise à l'attitude d'innocente vierge qu'on entendait lui prêter.
— Je suis aussi nerveuse que vous êtes un homme respectable.
Le sourire de Laval s'élargit. Elle lui donnait précisément ce qu'il cherchait. Il n'eut pas le temps de rétorquer qu'ils gravirent les marches de l'autel.
En vérité, Nausicaa dégagea sa main de l'étreinte du marquis autant parce qu'elle ne supportait pas son contact que parce qu'elle désirait effacer le tremblement de ses doigts. Elle n'était pas nerveuse, mais indignée, révoltée, terrifiée.
Était-ce le lot de toutes les femmes, ici-bas ?
Miriild avait été installée au premier rang et portait un voile pour préserver sa pudeur dans l'attente de son mariage. Celui-ci aurait lieu le surlendemain et elle aurait sans doute donné raison à Nausicaa. Leur hostilité s'était envolée. Elles avaient interdiction de s'adresser la parole, sauf en public à de rares exceptions, pour des échanges insignifiants et la baronne avait peu à peu perdu la méfiance qu'elle nourrissait à l'égard de cette femme. Elles étaient plus semblables qu'elles pensaient l'être. Calypso avait vu juste, une fois de plus.
Nausicaa ressemblait à un agneau guidé jusqu'à l'autel où il serait égorgé. Son sang dégoulinerait bientôt le long des mains du prêtre et de celles de son époux. Métaphorique ou réel, peu importait, la baronne s'apprêtait à renoncer à une part d'elle-même sous la menace.
Cette pensée fut accompagnée par la prise de parole du prêtre. Sa voix monocorde s'éleva et Nausicaa fut saisie d'un désir de violence. Une envie de gifler ce pantin, d'arracher à Laval son insupportable sourire. Elle ne put qu'endurer les vœux récités par le vieil homme jusqu'à ce qu'il s'adresse en premier au marquis pour exiger de lui la promesse de fidélité.
Un serment autant qu'une condamnation au malheur.
La question fut alors accordée à Nausicaa qui se mordit l'intérieur de la bouche jusqu'au sang. Ne pouvait-elle pas fuir ? Ne pouvait-elle pas hurler que non, elle refusait, que personne ne la ferait plier. Qu'elle ne serait jamais la femme d'un autre que Tybalt.
Le sentiment de trahir son défunt fiancé, dont elle s'était déclarée veuve, lui accorda le coup de grâce.
Pardonne-moi, mon amour. Jamais, jamais je n'oublierai de fleurir mon cœur d'une tulipe en ta mémoire.
Cette pensée emporta Nausicaa avant même qu'elle ne soit forcée d'articuler faiblement :
— Oui.
Elle n'avait pas écouté un mot du discours du prêtre. Elle savait ce qu'il signifiait pour elle et le mariage fut prononcé dans le silence religieux, coupable, complice, de l'assemblée.
Le marquis souleva le voile de celle qui était désormaissa femme et lui sourit. Il lui sourit, et avant qu'il n'embrasse ses lèvres, sonsouffle ravi celui de Nausicaa et elle acheva de s'appartenir. Sa lente agoniepouvait débuter.
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