Chapitre 32
[Une Nausicaa réalisée avec un petit décor]
Nausicaa s'efforçait de respirer calmement. L'aube se déclarait par touches discrètes parmi le gris fade qui succédait au noir nocturne. Il était encore tôt et elle chancelait sous l'étreinte de la fatigue. Une servante l'avait tirée de son lit un peu plus tôt pour la rappeler à ses obligations.
Il lui fallait se préparer au vu de la cérémonie.
Anxieuse, la couturière avait insisté pour que l'essayage ait lieu au lever du jour afin d'effectuer les dernières modifications d'usage avant que la fiancée ne soit appelée ailleurs par ses responsabilités de dernière minute. Si Nausicaa avait refusé de s'intéresser aux détails de son propre mariage, après avoir renvoyé la femme chargée de choisir la disposition des tables, des invités, ainsi que la couleur des nappes, elle ne pouvait se soustraire à ce devoir.
Ainsi, la couturière orchestrait l'habillage d'une main de tyran. Elle exigeait que tout soit réalisé selon ses souhaits et, pour ce faire, elle n'hésitait pas à morigéner Nausicaa comme si elle s'adressait à une enfant. Il y avait bien longtemps qu'une roturière n'avait pas employé ce ton avec elle et encore moins sciemment. Elle soupçonnait Laval de lui avoir ordonné de ne pas la ménager.
— Tournez-vous sur la gauche, mademoiselle. Non, un peu plus par ici. Le corset n'est donc pas assez serré ?
D'un claquement de doigts, la couturière indiqua à l'une des servantes, dépassée par les ordres qui ne leur laissaient aucun répit, les liens du corset. Les servantes se réjouissaient toujours lorsque de tels événements se présentaient : un mariage dans l'enceinte du palais royal, ce n'était pas arrivé depuis des lustres. Cela ne servait qu'à prouver une fois de plus l'importance capitale rendue au Premier conseiller du roi ainsi qu'à celle que le roi vouait à cette union, pour une raison qu'il n'avait pas jugé utile de préciser. Cette fois, les servantes n'avaient aucune envie de fêter cette union, du moins pas celles qui s'étaient approchées suffisamment près de Nausicaa. Suffisamment près pour entrevoir le malheur qui l'accablait.
Ce mariage n'était pas un heureux événement, mais une condamnation.
Avec une excuse silencieuse, la servante interpellée entreprit de resserrer les lacets du corset, coupant au passage la respiration de la baronne. Celle-ci eut à peine le temps de reprendre son souffle que la couturière, le regard plissé, examina les plis de la robe qui cascadait jusqu'à recouvrir les chaussures de la jeune femme. Elle en souleva les volants et commenta :
— Je vais devoir réaliser quelques retouches à ce niveau et renforcer les coutures sur le côté. Il ne s'agirait pas de les voir céder en pleine cérémonie ou au cours de la soirée... Si elles cassent après, votre époux n'en sera pas mécontent, mais avant... Cette robe se doit de préserver la pudeur, ce que doit représenter une femme pour son mari, avec l'abnégation d'une vierge qui offre son plus beau trésor. Cette robe, une fois à vos parfaites mesures, remplira ce rôle à merveille, vous verrez !
Les mains de Nausicaa se refermèrent sur l'avant de sa robe et elle encaissa sans un commentaire. La couturière prenait des largesses intolérables, comme si elle avait été sa génitrice. La coutume des Meauvoir voulait que les femmes de la famille, en particulier la mère, mais aussi les tantes, les nièces, les cousines, accompagne la mariée dans sa lente préparation. Nausicaa ne possédait presque aucune famille, ou quelques parents éloignés qui avaient fait le déplacement plus pour parader à la Cour que pour la soutenir d'une quelque manière.
La couturière, armée d'une aiguille et de son fil blanc, n'eut pas le temps de s'exécuter que la porte s'ouvrit. Amaury passa le seuil sans s'annoncer, sans même avoir pris la peine de toquer.
— Majesté ! se réécria la couturière.
— Ne vous interrompez pas pour moi, poursuivez donc votre œuvre, je ne suis que de passage.
Le cœur de Nausicaa s'était emballé et elle s'était tendue. Toutefois, elle ne laissa rien paraître et ignora de son mieux cette ébauche de conversation.
— Vous êtes ravissante, baronne, digne d'une future marquise.
— Je suis... honorée d'être à votre goût.
Un sourire amusé traversa les lèvres d'Amaury de part en part. Il n'avait jamais vraiment accordé d'importance à cette noble, sauf pour ordonner qu'on l'interroge. Si son fiancé était son conseiller le plus proche, cela ne l'empêchait pas de manquer de temps pour s'intéresser à Nausicaa.
— Vous ne l'êtes pas.
La baronne cilla et Amaury savoura la petite victoire que cela représentait. On disait cette jeune femme intouchable et il lui avait suffi de quelques secondes pour s'assurer du contraire. S'attaquer à l'orgueil d'un individu faisait toujours mouche.
— Vous ressemblez davantage à un animal que l'on mène jusqu'à l'autel pour y être égorgé qu'à une femme qui s'apprête à prendre un époux.
— Inutile de vous exposer ce que je ressens en cet instant. Vous êtes un homme, vous ne comprendriez pas.
L'aiguille, manipulée pourtant avec dextérité par la couturière, se planta dans la chair de Nausicaa qui grimaça. Cela ressemblait à un avertissement. Non, une supplique. Il valait mieux qu'elle s'arrête là, qu'elle ne provoque pas le roi et qu'elle n'aggrave pas dans un même sursaut sa situation déjà problématique.
— Votre loyauté envers mon neveu est toujours intact, éluda Amaury, en considérant la jeune femme avec l'attention d'un prédateur.
— Je suis loyale envers mon souverain.
— Ne mentez pas ! Ayez au moins le courage de votre traîtrise, baronne !
— Je n'ai pas dit que je vous étais fidèle, mais que je l'étais envers mon souverain.
Amaury haussa un sourcil et ne réagit pas outre mesure. Comme si ce genre de revers lui était familier. Nausicaa en doutait sérieusement.
— Je n'arrive pas à savoir si vous êtes d'un courage qui force le respect ou de la plus aberrante des stupidités. J'aurais pu ordonner votre mort après ce qu'il s'est passé au palais des Mille Nuits et vous avez mérité la mort pour avoir ostensiblement aidé l'ennemi à s'échapper.
Nausicaa réprima une réponse trop directe et ferma ses lèvres sur des mots qu'elle se défendait de prononcer. Il y avait des limites à l'impertinence et à la bravoure, bien qu'une mort des mains d'Amaury paraissait presque plus enviable que le sort que le marquis de Laval lui réservait.
Amaury se garda de préciser combien la garder en vie
— Vous m'enchaînez à un homme, n'est-ce pas une punition suffisante à mon insurrection ?
— Pensez-vous que je cherche à vous punir ?
— Je ne vois aucune autre raison. Je suis l'amie de votre ennemi, cela fait de moi une adversaire de taille, un danger, toute femme que je suis. Vous n'avez su vous résoudre à me tuer, peut-être avez-vous vendu ma vie à Laval, la marchandant contre son dévouement comme si le visage d'une femme pouvait tout offrir.
Son visage, son ventre, sa fortune. Dans un monde gouverné par les hommes, le poids des femmes était immense, mais de la plus répugnante des façons.
— Vous me réduisiez au silence et à l'impuissance en plus de... dompter la bête indocile que je suis. L'occasion parfaite, énonça Nausicaa, le nez plissé par le dégoût.
— Vous m'amusez.
Amaury tourna autour d'elle comme un oiseau de proie et détailla sa robe. La couturière prêtait une oreille attentive et peu discrète à la discussion, son aiguille suspendue à un fil de la chair de Nausicaa.
— Vous êtes plus intelligente que ce que je pensais, mais les raisons sont plus complexes que ce que vous vous prêtez à penser. Les Meauvoir sont immensément riches et vous êtes la dernière représentante directe. Si vous mourez, cette fortune reviendra à des cousins, à des lignées apparentées à la vôtre. Si vous épousez Laval, cet or lui reviendra et ne sera plus en votre possession. Sans compter la nécessité d'allier les grandes lignées de Loajess à la cause du roi. Ces familles ont eu trop tendance à s'éloigner du pouvoir royal.
En d'autres termes : elle n'était pas la seule que l'on mariait afin d'assurer une alliance. Celle-ci s'achevait souvent par des fiançailles bâclées et ces traditions archaïques subsistaient encore, en temps de guerre plus que jamais.
— Pour tout vous dire, je m'étais préparé à me demander une audience bien avant.
— Je n'ai jamais eu l'intention de le faire.
— C'est curieux, malgré la répugnance que vous inspire ce mariage, vous n'avez pas une seule fois tentée de vous y soustraire.
— Je ne pense pas que mes efforts auraient desservi ma cause.
— Une part de vous s'est peut-être résolue à ce soir.
— Miriild est résolue à vous épouser, malgré tout le dégoût que vous lui inspirez, malgré l'injustice que vous lui faites subir pour des raisons de politique, moi non.
— Vous êtes une femme, les affaires de politique vous dépassent.
La langue de Nausicaa claqua contre son palais. Elle avait toujours su tout débat stérile et Amaury en avait sans doute conscience, lui aussi. Pourtant, il avait décidé de lui rendre visite. Pourquoi ? Pour obtenir des promesses d'allégeance éternelle, placée sous le signe du désespoir ?
— Je m'attendais à ce que vous me suppliez d'annuler ce mariage et j'en aurais eu le pouvoir.
Nausicaa haussa les épaules avant que son visage ne se durcisse un peu plus.
— Si vous me connaissiez, vous sauriez que je préfère mourir qu'implorer qui que ce soit.
— Les soldats tiennent le même discours, avant de regarder la mort dans les yeux, persifla Amaury, avant de tourner les talons sans l'ombre d'une salutation.
La gorge de Nausicaa se noua. Loin de ne porter aucun sens, les dires du roi résonnaient en elle comme un cri longtemps contenu. Le champ de bataille des femmes était différent que celui qu'avait à affronter les hommes. Pour la baronne, il s'agirait de l'autel devant lequel elle jurerait fidélité à un monstre. Le monstre qui endosserait le rôle de la mort, autant métaphorique que littérale. Nausicaa renoncerait à une part d'innocence, d'indépendance, et d'intégrité avant que la journée ne connaisse son terme.
Pouvait-elle réellement jurer qu'elle ne supplierait pas ?
***
Lyssandre profitait du calme et des quelques murmures qui brouissaient, essoufflés par le vent. De violentes bourrasques soulevaient la neige et rendaient diffus les contours pourtant découpés des montagnes.
Tout paraissait paisible, peut-être même un peu trop.
L'aube pâle voyait rosir la neige çà-et-là et réanimait la vie endormie des hauts territoires du Nord. Le froid glacial les paralysait la majorité de l'année et l'hiver voyait les températures chuter à des extrémités impensables. Lyssandre ne sentait déjà presque plus ses doigts et les soldats, en rang derrière lui, tentaient de se réchauffer. Le froid mordait les joues du prince à chaque bourrasque et il en venait presque à espérer que cela débute enfin. Que l'attente prenne fin.
— Ne soyez pas pressé, lui glissa Cassien, comme s'il avait perçu l'écho de ses pensées.
Lyssandre acquiesça et concentra son attention sur l'horizon. Un messager ne devrait pas tarder pour apporter des nouvelles d'un point de repère situé quelques centaines de mètres plus loin. Les indications communiquées par Nausicaa leur avaient permis d'organiser une riposte à même de prendre de court Amaury.
— Les armées du roi sont tombés dans le piège, Altesse, lança Artell, avec la vigueur de celui qui retrouvait l'ardeur des combats.
Son destrier dansait d'un pied à l'autre et son cavalier referma ses doigts sur les rênes pour le rappeler à l'ordre avant de poursuivre :
— Ils seront là d'une minute à l'autre.
— Ils ne rebrousseront pas chemin ? s'enquit Tryarn, qui avait revêtu une lourde armure.
— Non. Ils progresseront coûte que coûte, quitte à décimer chaque homme. Amaury leur en a donné l'ordre.
Lyssandre opina. Il avait espéré un abandon qui leur aurait épargné les combats. Une embuscade avait été mise en place un peu plus bas, entre les immenses pins et au travers d'un passage suffisamment étroit pour rendre toute esquive inopérante. Première étape du plan établi entre les seigneurs et Artell, elle avait été couronnée de succès. Désœuvrée, l'armée d'Amaury avait perdu son avantage en plus de la surprise qui lui avait filé entre les doigts. Ses soldats, désormais moins nombreux, risquaient à présent de perdre.
— Tenons-nous prêts à les recevoir, cracha Tryarn, ses mots prisonniers de la vapeur crachée à chaque expiration.
Lyssandre tâchait de ne pas communiquer sa peur à sa monture. Il était terrifié par la perspective d'un combat. Le poids de son épée dans son fourreau était insoutenable et le prince se préfigurait l'offensive que les attendait. Il était pris d'un doute soudain en plus d'une envie, de plus en plus prononcée, de prendre ses jambes à son cou. Il avait accepté de se tenir aux premières lignes malgré la très nette désapprobation de Cassien. Lyssandre lui avait rappelé son refus de se tenir éloigné des combats compte tenu de la blessure qui barrait le haut de son épaule. Ils étaient quittes et le prince ne pouvait pas se permettre d'attendre tranquillement que les combats cessent. Il en allait de sa crédibilité, même s'il se répugnait de participer à la bataille et même si cela lui rappelait le rôle tenu par son père. Ses récents alliés ne lui accordaient qu'une infime part de leur confiance et Lyssandre avait pas droit à l'erreur. Il se devait de montrer l'exemple.
L'horizon se confondit soudain en des ombres mouvantes. Les lignes qui fracturaient la terre et le ciel ainsi que les arbres dont la cime piquait la naissance des nuages, s'estompaient en une masse sombre.
L'ennemi approchait.
Le sang de Lyssandre battit dans ses veines et Tryarn dégagea son épée de son fourreau, prêt à fondre sur les forces d'Amaury dans le seul but de les écraser.
— Altesse ? gronda-t-il.
— Vous êtes l'homme d'expérience, seigneur de Yersach, et à ce titre, je suis à vos ordres.
Les pupilles de Tryarn s'étrécirent et il ordonna :
— On avance.
Chaque pas qu'ils exécutaient représentait une offense, une injure à la terre sacrée du Nord et le seigneur entendait les arrêter dans leur avancée le plus tôt possible. Ses hommes ainsi que ceux de ses alliés se mirent en marche. Une marée humaine venue fouler la neige fraîche, venue engloutir sous ses bourrasques l'impertinence de l'envahisseur.
Ils ne se trouvaient plus qu'à quelques centaines de mètres, la menace s'étant considérablement précisée, lorsque les sens du seigneur ne soient interpellés par un pressentiment. Cassien guettait la forêt qui bordait leur route, sur la droite, méfiant lui aussi. Quelque chose clochait et ils ne tardèrent pas à en avoir le cœur net.
— Sire, l'appela le chevalier.
Tryarn n'eut pas le temps d'accompagner cet avertissement de sa voix puissante. Les premiers soldats déferlèrent sur l'armée du Nord, perçant leurs défenses sur la droite, à chaque rang à peine du roi, du seigneur, du général et du chevalier. Plusieurs dizaines d'hommes prenaient de surprise ceux qui avaient cru les décimer aussi aisément.
— Comment ont-il...
La méconnaissance du terrain ne les avait empêchés de couper par la forêt. Une partie d'entre eux bloquait ainsi les chances de s'échapper en plus de jouir de l'effet distillé par la consternation.
Le piège du Nord pouvait se refermer sur son propre commanditaire.
***
Une trace écarlate souilla la neige dans un éclat de fer et de cris étranglés.
Lyssandre assista à ct instant, encore et encore, comme un spectacle morbide répété à l'infini.
Il se rappelait d'événements brefs et factuels.
Il se rappelait avoir été jeté à terre. Son cheval avait trébuché et Cassien avait alors pris le relai pour assurer sa défense. D'un coup de pied, il désarmait un ennemi, de son épée, il limait la peau, déchirait les chairs, maculait de rouge la neige piétinée.
Il se rappelait la main d'un ennemi qui étranglait sa cheville. L'homme agonisait par terre, l'autre main refermée sur son ventre qui recrachait ses entrailles dans un mélange de sang et de viscères. Lyssandre avait essayé de se dégager, mais la poigne du mourant tenait bon et il avait failli l'entraîner avec lui dans la mort. L'horreur qui paralysait le prince l'empêcha de prévoir la course d'un soldat enragé qui fondait sur lui, sa lame dirigée vers le visage de Lyssandre. Celui-ci avait réussi à parer le coup à l'aveugle et un des hommes du Nord l'avait abattu avec la force inépuisable qui caractérisait ces territoires. Lorsque le prince avait jeté un œil à son pied, la main crispée de l'agonisant s'était à peine détendue, mais il avait rendu son dernier souffle.
Il se rappelait s'être déporté sur la gauche pour éviter un énième ennemi, leur nombre ne semblait jamais diminuer. Plutôt que de l'atteindre, la pointe de l'épée le frôle pour se loger en travers de la gorge d'un autre. Le sang avait aspergé le visage de Lyssandre et un gargouillis répugnant s'était extirpé de la gorge de son sauveur.
Il se rappelait avoir suivi avec une attention teintée d'admiration et d'effroi, les combats expédiés par Cassien. Lancé sur un champ de bataille, il redevenait le soldat imbattable, la machine à tuer irréprochable. Il avait fauché les vies les unes après les autres, extirpant deux poignards de leurs fourreaux pour réunir dans la mort deux ennemis en même temps. Dans une symétrie qui tenait presque du sens de l'esthétisme, il avait enfoncé les lames en plein cœur. Il avait usé de ses mains, de ses jambes, de ses dents et son cœur était devenu l'arme. Son triste palmarès de morts remporté au terme de cette bataille l'enchaînerait un peu plus à sa culpabilité une fois que la raison lui serait rendue.
Il se rappelait avoir reconnu les premiers frémissements de la victoire. Malgré le piège qui avait réduit les effectifs du Nord, ceux-ci prenaient l'avantage. Il ne restait plus qu'à attendre que les derniers hommes d'Amaury ne soient abattus. Il fallait survivre jusque-là aux cris meurtris qui brouillaient l'air, aux sanglots des soldats, parfois aussi jeunes que Lyssandre, aux plaintes humides des mourants et au silence des morts.
Les montagnes façonnaient un tableau morbide, fait de sang versé et de neige souillée.
Lyssandre avait trouvé refuge derrière la carcasse d'un cheval, le cœur au bord des lèvres. Il y était resté jusqu'à ce qu'un cor ne fasse résonner son cri à travers le plateau. Le prince se releva alors en titubant, les mains maculées de sang, peut-être aussi du sien, et s'abîma dans la contemplation du spectacle qui s'étalait sous ses yeux.
Des morts à perte de vue, des corps qui s'entassaient, méconnaissables, du sang qui ruisselait jusqu'à noyer les survivants. Bientôt, les corbeaux feraient de ces dépouilles encore chaudes un festin digne d'une fête et Lyssandre ne pourrait s'empêcher d'y déceler le plus glaçant des cynismes.
Le visage d'Artell s'imposa à lui. Le général, bien que mal en point, avait survécu. Il semblait toutefois aussi exténué que son prince, une large balafre découpant le sommet de son front, sur la partie vierge de son visage. Lyssandre s'avança jusqu'à lui, manqua de trébucher sur un membre arraché à son corps d'origine, et lâcha, sans articuler la moindre syllabe intelligible :
— J'ai tué un homme.
— Tryarn a disparu.
Lyssandre sursauta et redressa son regard jusqu'à accrocher celui d'Artell. Il remarqua alors combien son ami était perturbé, presque autant qu'il pouvait l'être.
— Comment ? s'étrangla-t-il, d'une voix blanche.
— Des hommes lui ont mis la main dessus. Ils... Ils doivent faire route vers Yersach pour... pour marchander votre reddition ou pour s'assurer de ne pas rentrer les mains vides.
Comment Tryarn avait-il pu se laisser capturer vivant ? Cassien avait veillé à la sûreté de Lyssandre une partie de la bataille, le seigneur n'avait pas eu cette chance, aussi expérimenté soit-il.
— On peut encore les rejoindre et les empêcher d'atteindre Yersach.
C'était ce que Tryarn souhaiterait, quitte à le payer de sa vie.
Lyssandre opina précipitamment et remarqua la silhouette accroupie de Cassien au milieu des quelques soldats alliés qui déambulaient entre les cadavres. Le chevalier reprenait pied, recouvrait ses esprits, et se releva.
— C'est trop risqué, trancha-t-il comme s'il avait été témoin des subtilités de l'échange.
— On ne peut pas le laisser en pâture.
Le temps manquait. Il n'était pas question de se répandre en débats inutiles et Cassien le savait mieux que quiconque. Ce fut l'une des raisons qui le poussa à céder. Il s'exécuta avec une évidence mauvaise foi :
— Je vous accompagne.
***
La neige avait commencé à tomber à gros flocons, comme si elle s'acharnait à estomper les traces des tueries.
Tryarn résistait à ses ravisseurs avec la force qui le caractérisait. Ils étaient une demi-douzaine et le géant était blessé. Son bras brisé retombait mollement contre son corps, annihilant toute parade.
— Là-bas, s'exclama l'un des soldats ennemis, non sans déborder d'une écoeurante satisfaction. Yersach !
Tryarn freina des quatre fers. Cette fois, il préférait encore qu'on le jette dans le ravin qui bordait le chemin plutôt que d'ouvrir la voie à ces hommes. Ceux-ci pouvaient rivaliser de persuasion, de menaces, cela ne changerait rien.
L'individu qui s'assurait de sa docilité, un poignard comme prolongement de son bras, se retourna soudain. Deux de ses subalternes ne suivaient plus et pour cause : une flèche enfoncée dans le crâne pour l'un, en pleine poitrine pour l'autre, ils avaient été abattus par un archer à moitié caché par les branches des pins.
Armé d'un arc dérobé à un des seigneurs du Nord, Artell entreprenait de faire pleuvoir les flèches. Il arrosa copieusement les soldats. Les deux premiers étaient tombés presque sans un bruit, mais la mise à mort des autres, scrupuleuse, imprima la peur sur le visage de ceux qui se savaient condamnés. Depuis le haut d'une pente abrupte, Artell était hors d'atteinte et disposait d'un champ de tir idéal.
Bientôt, il ne resta plus que le dernier soldat, le visage empourpré sous le joug d'une tension extrême. Sans attendre l'approbation de qui que ce soit, un quelconque signal, Tryarn fit volteface et envoya son poing valide dans la mâchoire de son ennemi. Celui-ci tituba, dangereusement proche du gouffre qui s'ouvrait derrière lui. Artell avait arrêté de tirer, de crainte d'atteindre Tryarn par mégarde. Le soldat cracha :
— Tu ne vaux pas la peine que j'y reste pour une foutue récompense.
Alors que le géant s'apprêtait à lui envoyer un autre coup, l'ennemi feinta pour l'attirer assez proche de lui. Assez proche pour loger la pointe de sa lame dans le ventre. Assez proche pour que la douleur explose, ravage Tryarn au point où il fut incapable de riposter. Artell décocha une flèche redoutable de précision. Elle pénétra la chair un peu plus haut que le cœur et le seigneur de Yersach le repoussa du plat de sa main avant de s'effondrer contre la roche enneigée. Il vit son ennemi vaciller, puis sombrer dans le vide dans un cri interminable.
Une bien maigre victoire, décréta-t-il, dans un rictus amer.
Artell dévala la pente, Lyssandre sur ses talons, secondé par Cassien. Le neveu s'agenouilla aux côtés de Tryarn qui pressait sa main déjà meurtrie contre sa blessure.
— Bien... visé, commenta-t-il.
— Pas assez vite, nuança Artell.
Même la part brûlée de ses traits reflétait une émotion qui n'aurait pas dû être celle d'un soldat. Le général ne perdait pas un allié, mais un parent, un protecteur malgré tout. La violence du sentiment bouleversa Lyssandre au-delà des mots.
— Tu diras à... ton idiote de mère que... que j'ai accompli sa faveur. On est quittes, elle et moi.
Artell acquiesça, les lèvres pincées. En réalité, Tryarn avait offert, à sa génitrice comme à sa descendance illégitime, plus de reconnaissance qu'ils n'en avaient jamais eue. Tryarn referma son attention sur Lyssandre avec une gravité qui surplombait la douleur.
— Roi de Loajess.
L'intéressé s'apprêta à répliquer lorsque Tryarn le coupa, mu de son autorité naturelle :
— Tu es roi, n'en... n'en déplaise à ceux qui t'ont... ravi la couronne. Tu es... le seul roi que Loajess devrait reconnaître... N'abandonne... pas... le Nord.
— Je n'oublierai ni votre courage, ni le soutien que vous m'avez apporté, Tryarn. Jamais.
Tryarn respirait de plus en plus péniblement. Il pouvait endurer la douleur vertigineuse qui lui ôtait son souffle, mais l'hémorragie finirait par l'emporter. Un froid, plus mortel que celui de ces régions reculées, gagnaient déjà les membres du seigneur.
— Gagne cette... foutue guerre... le... le seul roi... légitime qui soit en ce monde.
Les paroles s'étranglèrent dans la gorge de Tryarn et l'aveu, la reconnaissance tant espérée par l'intéressé, le surprit. Ses doigts étranglèrent ceux du seigneur, mais cela ne suffit pas à le rattacher à la vie. Il gagna quelques précieuses secondes d'agonie.
— Partez en paix, roi du Nord, articula Lyssandre après avoir serré entre ses doigts la main de Tryarn.
L'oiseau tombé du nid avait déployé ses ailes.
Il était temps pour lui d'apprendre à voler.
La grimace douloureuse plantée sur le visage de Tryarn se figea soudain.
Le roi du Nord n'était plus.
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