Chapitre 31
De ses lèvres, Lyssandre accompagna la clameur muette.
Les syllabes roulèrent sur sa langue, vrilla son esprit avec une force dont il ne se pensait pas capable. Une détermination, une fureur et, surtout, l'écueil d'un triomphe qu'il avait fait sien.
Cette fois, Amaury ne gagnerait pas à ce jeu.
— Attrapez-le !
Il n'était plus question de cueillir le prince, formulation ironique lorsque l'on songeait au symbole auquel Lyssandre s'associait de son propre chef, mais d'attraper l'usurpateur.
— Mort ou vif !
Pétrifiée par ces cris, prononcés au réconfort de grands gestes – Amaury ne permettrait pas de perdre ainsi, pas après tant d'efforts, la foule cherchait le coupable.
Elle le chercha d'ailleurs jusqu'à le désigner et la peur se dissolue. Le visage découpé par les flammes, le prince devait être vu et reconnu de tous.
Le voilà, l'insolent qui avait profité des réjouissances à la barbe de son oncle. Le voilà, le prince disparu, l'exilé, l'usurpateur présumé. Il était bien en vie et ce seul fait tenait de l'offense, de l'humiliation.
— Qu'on me l'attrape, gronda Amaury.
Dhelia l'avait rejoint, la mine défaite, et s'apprêtait à se jeter en direction de Lyssandre lorsque son père la retint.
— Laisse-les l'attraper.
— Père, il me fallait vous dire...
— Pas maintenant, Dhelia !
— Il n'est pas seul. Le prince, il n'est pas venu seul.
Le sourire d'Amaury s'était envolé dès qu'il avait compris combien la situation pouvait lui échapper. Il n'y avait aucune chance pour que son neveu quitte le palais en vie, mais la moindre erreur entacherait sa réputation et il ne le permettrait pas. Sa langue claqua contre son palais.
— Bien évidemment qu'il n'est pas venu seul.
Il ne s'assura pas de la santé de sa fille et s'assura simplement qu'elle ne se lance pas à la poursuite du prince.
Lyssandre avait profité de la confusion entraînée par son coup d'éclat. Il en avait profité pour apparaître à la vue de tous, afin que plus personne ne le croit mort. Cela signerait son retour et, d'ici au lever du soleil, tout Halev serait informée, et Amaury aurait beau s'échiner à étouffer la rumeur, celle-ci enflerait jusqu'à atteindre les confins du Royaume.
Le prince échappa à la main du soldat qui était parvenu jusqu'à lui. Il gravit une des hautes marches des gradins et se faufila entre les nobles qui s'écartèrent sur sa route. Il ne chercha pas à obtenir leur soutien, mais une jeune femme, celle qui avait longuement dansé en sa compagnie, lui tendit la main. Elle le hissa sur la marche et prononça :
— C'était un honneur, Majesté.
Un des Oiseaux d'Amaury fondait droit sur sa position et les certitudes de Lyssandre vacillèrent une première fois. Il devait trouver Cassien dans ce chaos de nobles ivres et hébétés. L'un d'eux bouscula Lyssandre et manqua de le précipiter du haut d'une marche. Les paumes entaillées par la pierre, il retroussa le bas de son pantalon évasé pour en extirper un poignard. Hélas trop tard, puisque le soldat parvint à sa hauteur.
— Non ! s'écria une voix féminine.
Nausicaa avait ignoré les protestations de Laval lorsque la surface du mur s'était embrasée pour rejoindre son ami. La densité de nobles l'avait retardée et elle crut, lorsque l'Oiseau leva son poing armé, que c'en était fini du prince. Il ne pouvait pas mourir après avoir signé de son nom une riposte aussi jouissive...
Par miracle, Lyssandre para le coup. Sa prise maladroite sur le manche de son poignard lui permit de gagner quelques précieuses secondes. L'Oiseau avait sous-estimé son adversaire et son expression défaite confia au prince la force nécessaire à une nouvelle parade doublée d'une attaque de biais. La lame pénétra la chair entre deux côtes comme si celle-ci était faite de beurre.
Les yeux de son ennemi s'écarquillèrent et Lyssandre, en se dérobant, le cœur au bord des lèvres, pria pour que sa blessure n'entraîne pas la mort. Il ne voulait pas que la première fois qu'il aurait à tuer un homme se déroule dans des circonstances aussi sordides. Car il devrait bien s'y résoudre et le regard que lui jeta cet homme, regard qui précéda la parole, lui suffit amplement.
— Crève, chien d'usurpateur !
Il gravit le dernier niveau des gradins et surplomba l'ensemble de la structure, Amaury toujours en son sens. Il lui accorda un regard, presque un défi. Un défi qui criait à lui seul tout ce que Lyssandre ne lui criait pas.
Nous nous reverrons.
Lyssandre se précipita sur les portes. Si le désordre avait éloigné les gardes de quelques-unes d'entre elles, d'autres étaient surveillées avec attention. Le piège s'était véritablement refermé sur le prince.
Nausicaa attrapa ses jupes pour gravir à son tour chaque marche des gradins. Enivrée non de ce breuvage étrange servi sous les ordres d'Amaury, mais de courage, elle ne put se résoudre à la passivité.
— La gauche, la porte à gauche ! s'époumona-t-elle.
La baronne se fichait d'être surprise, d'être reconnue. Lyssandre était leur dernier espoir et en tant que tel, il lui fallait échapper aux griffes d'Amaury. Le prince avait accompli un exploit au cours de la soirée, le second devait lui permettre de quitter le palais des Mille Nuits en un seul morceau.
La porte que Nausicaa désignait était à peine visible, établie dans le renfoncement du mur et ses irrégularités. Alors que Lyssandre courait en direction de l'issue et que les soldats convergeaient en sa direction, Nausicaa reconnut Cassien, entre les silhouettes extravagantes que présentaient les nobles. Il était proche d'elle et extraordinairement loin de Lyssandre. Aux prises avec un homme qu'il réduisit au silence en l'espace de quelques mouvements précis, ses yeux d'oiseaux de proie détaillèrent rapidement le Noctam.
— Là-haut !
Elle ne remarqua même pas qu'elle venait de s'attirer l'attention d'un soldat enhardi par la violence, par son impuissance surtout. Alors qu'elle passait ses jambes au-dessus d'un niveau des immenses gradins, des bras crochetèrent sa taille.
— Arrête, Nausicaa, lui intima-t-il, dans un chuchotement qui trahissait sa peur.
— Lâche-moi, Priam !
— Tu vas te faire tuer !
— Au moins, je ne resterai pas là à attendre que les choses se fassent seules. Je n'ai pas l'intention de suivre ton exemple, Priam.
Amère, plus agressive qu'elle ne l'aurait dû, elle se contint pour retenir des paroles plus injustes encore. Si l'adolescent fut heurté par ses dires, il ne desserra pas son étreinte pour autant. Du coin de l'œil, il vit le soldat renoncer à son œuvre et glisser son épée dans son fourreau. Il n'aurait pas hésité à s'en prendre à la baronne, fusse-t-elle peu investie dans les agissements du prince. Nausicaa cessa de se débattre lorsque Cassien rejoignit Lyssandre à hauteur de l'issue.
En haut des gradins, dos à dos, les deux amants s'offraient au regard de tous. Une flèche déchira l'air dans un sifflement hideux avant de se longer à quelques centimètres de l'épaule du prince.
Il était temps pour Lyssandre de se retirer.
Il avait accompli son devoir et rempli une promesse. C'était bien assez pour débuter l'an 433 et annoncer les ripostes qui s'annonçaient.
Ce n'était qu'un prélude à ce qui attendait Loajess.
***
Lyssandre dévala les escaliers, Cassien sur ses talons. La pénombre des salles officielles du palais n'était rien vis-à-vis de celle qui régnait dans les passages dérobés. À l'instar du palais royal et de la plupart des châteaux de Loajess, celui-ci en était truffé.
Arrivé en bas des marches, Lyssandre dut se tenir à la roche pour ne pas mettre en péril son équilibre. Son corps s'était tu jusque-là, mais il avait manifestement sous-estimé sa capacité à endurer la violence. Il vacilla.
— Altesse !
— Je vais bien ! s'écria-t-il, sans réaliser qu'il venait de mettre à mal toute sa crédibilité.
Sa vision se troubla un bref instant et il vit, du coin de l'œil, Cassien s'activer. Il extirpa d'une de ses nombreuses poches un petit flacon que Lyssandre reconnut immédiatement. Il s'agissait de l'huile qui lui avait servi à enflammer les hauts murs du Noctam sur sa surface recouverte de draperies.
— Que faites-vous ?
— Je m'assure qu'il ne suive pas !
Du coude, il éventra un meuble qui soulignait l'angle de l'escalier jusqu'à en coucher les débris au travers du passage. Il versa le fond d'huile dessus et craqua une allumette qui se distendit dans les courants d'air. Le palais était niché dans la roche et dans ces passages étroits, la pierre, l'obsidienne ou le lapis lazuli, était remplacée par les arêtes tranchantes qui suintaient leur humidité.
L'allumette enflamma immédiatement les débris de bois et le feu condamna l'entrée sous le regard fasciné de Lyssandre.
— Venez !
Cassien l'entraînait déjà à sa suite, mais avant qu'ils aient quitté le couleur, le prince entendit des cris résonner. Leurs assaillants s'étaient déjà lancés à leurs trousses. La précaution n'avait pas été vaine, mais nécessaire. Elle n'empêcha pas le sang de Lyssandre de se glacer.
Une question cingla sa conscience de sa terrifiante empreinte : étaient-ils réellement forcés d'en venir à de telles extrémités ? N'existait-il pas d'autres solutions qu'ils auraient négligées ? La discussion, peut-être, parlementer aurait pu suffire.
La course de Lyssandre essouffla le cours de ses réflexions et ils débouchèrent très vite sur la vaste pièce de bal. Vide, elle aussi, mais pour combien de temps ? Amaury avait envoyé ses soldats boucler les issues restantes afin de s'assurer qu'au moins, son neveu ne quitte pas vivant le palais des Mille Nuits. Qu'au moins, l'humiliation essuyée n'aurait pas été vaine. Ses hommes connaissaient mieux qu'eux l'immense complexe et cela les désavantageait bien assez.
Lyssandre coula son regard sur la pièce dépouillée de toute présentée, même celle d'un serviteur ou d'un musicien esseulé une fois la fête achevée. De mystique, l'ambiance de ces salles vidées de ses occupants était devenue lugubre, presque macabre. Un frisson hérissa la colonne vertébrale de Lyssandre avant même qu'il ne remarque l'ombre qui se détachait du mur et des étendues d'eau qui tachaient de leur couleur bleuté ce sombre tableau.
La main de Cassien se referma sur le poignet de Lyssandre. Hélas trop tard.
Une voix tonitruante annonça la présence de l'intrus.
— Vous ne comptez pas me fausser compagnie, j'espère. Sans remerciement, sans excuse, ce serait du plus mauvais goût, prince !
Lyssandre reconnut la silhouette empâtée du Gardien avant que son sourire ne lui apparaisse. Il avait été tenu informé des manœuvres d'Amaury et, en un sens, le prince en était presque étonné. Le roi tenait à posséder quelques longueurs d'avance, même sur ses alliés, et qu'il se soit assuré la coopération d'un homme au prix d'un peu de son libre-arbitre ne ressemblait pas aux manières du félon.
— Chevalier de la Couronne, n'est-ce pas ? demanda le Gardien, à l'attention de Cassien. Ancien chevalier, du moins. Veuillez vous débarrasser de cette lame. Je paris que vous êtes capable de quelques miracles avec une telle arme en main et le combat ne serait pas très égal.
Lyssandre ne consulta pas le chevalier du regard. Le Gardien reprenait déjà, trop heureux de s'écouter parler et saisit par l'écho de ses propres paroles dans l'immense pièce plongée dans la pénombre :
— Ne bougez pas, prince. Je n'apprécie pas l'ingratitude et lorsque l'on bénéficie de mon hospitalité, j'apprécie qu'on me présente ses remerciements en bonne et due forme. Me faire l'honneur de votre présence ne suffit pas.
— Veuillez vous écarter, ordonna Lyssandre. Nous sommes... pressés.
— Je n'en doute pas, mais nous sommes tranquilles pour quelques minutes encore. Les soldats déployés par le roi se concentrent actuellement sur les issues principales du palais.
Un bruit sourd arracha un sursaut à Lyssandre. Le poignard de Cassien, déjà souillé de sang, teinta en rencontrant le sol et, incrédule, le prince réalisa que son protecteur venait de se désarmer.
— Vous vous rendez ?
Le menton haut, Cassien ne feignit pas l'air pénitent de celui qui baisse les armes. Le sourire du Gardien s'élargit et il parut approuver l'initiative.
— Vous êtes décidément bien plus sage que ce que vous laissez paraître et...
L'homme s'interrompit, pivota sur lui-même pour pointer une lame d'obsidienne, incrustée de joyaux vers celle qui l'approchait en silence.
Miriild se pétrifia et, Lyssandre, au moins aussi stupéfait que le Gardien, en vint à se demander si elle aurait véritablement menacé la vie d'un homme. Aux tremblements de son arme et à son pas peu assuré, il était certain que non. Cassien s'était contenté de faire diversion et les joues du propriétaire des lieux s'empourprèrent lorsqu'il le comprit :
— Bande de sots ! Vous pensiez m'avoir avec une ruse aussi grossière ?
— Ne... Ne bougez pas, le prévint Miriild.
— Vous... L'agneau sans taches, cracha le Gardien.
Cassien fondit sur la lame qu'il avait lâchée, prêt à riposter. Miriild leur avait offert un peu de répit, mais venait également de compliquer la donne. Si l'homme décidait de leur compliquer la tâche plus que nécessaire, le chevalier ne pourrait pas assumer la charge de deux individus à protéger.
Le Gardien avait l'esprit encore suffisamment vif pour saisir les enjeux de la situation et pour arracher à Miriild son arme d'un coup asséné à la naissance du poignet. La jeune femme se courba et serra les dents pour ravaler une plainte. Il était trop tard, l'ennemi la pressait contre lui dans une étreinte répugnante. Un ricanement, le sien, résonna au travers du corps de Miriild.
— Fuyez ! s'exclama-t-elle, au prix d'un courage qui la força à fermer les yeux de toutes ses forces.
S'il prenait au Gardien l'envie de la tuer, il n'avait qu'à ramasser son couteau maladroitement dérobé aux serviteurs.
— Vous ne ferez rien, articula Cassien, d'une voix grave.
— Vous pensez ?
— Amaury vous tuerait, laissa échapper Lyssandre, avec tout le mépris que pouvait lui inspirer un homme comme lui, qui avait jadis fait preuve du plus grand respect à l'égard de Soann.
— Je suis un homme puissant et respecté, le roi ne prendrait pas le risque de se mettre à dos mes innombrables alliés, ricana le Gardien, avec suffisance.
— Et vous pensez que mon oncle prendrait le risque de perdre le soutien et même la paix signée avec Äzmelan de Déalym pour un homme tel que vous ? Vous sous-estimez votre importance, monsieur.
Le Gardien s'étrangla sous l'insulte et plus encore, sur son erreur monumentale. Amaury n'hésiterait pas un instant à le servir en pâture à Äzmelan s'il avait le malheur de s'en prendre à sa fille. Moins pour la gravité du geste que pour l'humiliation et l'acte impardonnable que cela représentait.
Lyssandre offrit à Miriild un regard désolé. Une fois de plus, on usait de sa position comme on manipulerait un pion. Depuis longtemps déjà, la princesse de Déalym s'y était résolue.
Cassien approcha le Gardien qui referma ses bras épais autour de la taille et de la poitrine de la princesse qui serrait les dents.
— Elle ne partira pas avec vous. Je m'assurerai qu'elle paie les conséquences de sa traîtrise !
— Pourvu qu'elle lave votre honneur entaché, Gardien !
L'intéressé lorgnait Cassien, une haine profonde inscrite dans ses yeux, deux billes aussi sombres que l'étaient sa demeure. Il mourait d'envie de ramasser d'enfoncer sa lame d'obsidienne dans la gorge du chevalier, afin au moins de laver son honneur, comme le disait si bien Lyssandre. Cassien l'en dissuada :
— Vous n'êtes pas de taille.
Le Gardien était écarlate et même les rares touches de couleurs, froides, ne masquaient pas son teint dangereusement rouge.
— Fuyez, répéta Miriild, et, la prochaine fois que vous vous présenterez à nous, libérez le peuple du joug de ce félon !
Lyssandre acquiesça. Il cherchait à obtenir de Cassien l'autorisation de libérer la princesse, mais les échos des pas ennemis le rappelèrent à la raison. Il suivit alors l'exemple de son chevalier, passa à la hauteur du Gardien sans lui accorder l'ombre d'un regard. Il réserva toute son attention à
— Vous ne passerez pas les défenses du palais des Mille Nuits, je le jure sur mon honneur.
— Laissez votre honneur où il se trouve, Gardien, soit dans la fiente du corbeau que vous avez offert à mon oncle, jeta Lyssandre, par-dessus son épaule.
Ensemble, ils quittèrent la salle de bal, où le réel et l'irréel se côtoyaient, où le bleu épousait le noir et où les contours vaporeux des danseurs s'étaient effacés.
Lyssandre ne garda que peu de souvenirs de leur fuite à compter de cet instant. Il ne songeait qu'à franchir enfin les portes du palais et, pour y parvenir, Cassien dut croiser le fer. Cela ne durait jamais plus que quelques secondes, mais fait impensable, Lyssandre remarqua combien la défense de son chevalier s'affaiblissait. Il avait pensé que le sang qui poussait son vêtement n'était pas le sien, comme il avait pour habitude de l'imaginer, mais il commençait à s'interroger.
— Cassien, votre dos...
— Quand nous aurons passé les portes de ce fichu palais, pas maintenant, le coupa l'ancien soldat.
Son souhait se réalisa bien vite. Les portes se matérialisèrent et le sol jonché de cadavres interpella Lyssandre.
— Comment est-il possible ? Qui a pu...
Les portes s'ouvrirent sans l'autoriser à achever sa phrase et un hoquet de stupeur lui échappa. En haut des marches qui menaient au palais se découpait le visage impassible d'Artell.
— On vous attendait, déclara-t-il, en guise de salutations.
Derrière lui se massaient une dizaine de soldats armés jusqu'aux dents, parmi lesquels Lyssandre reconnut des gardes d'Halev. Encore derrière, en simples spectateurs, figuraient des sangs-neufs, le torse bombé par la fierté. Après être restés si longtemps dans l'ombre qu'Amaury leur avait réservée, ils étaient ravis de se rendre utiles.
Pour eux, le choix ne s'était pas fait en fonction du prétendant au trône le plus convaincant, mais en fonction de ce qu'ils étaient en mesure de leur offrir. La perspective qu'Amaury dessinait se révélait trop guerrière pour leurs desseins, plus centrés sur le développement économique et commercial de Loajess, là où se trouvaient leurs intérêts. Artell avait su flairer le bon filon.
— Qui sont-ils ? s'enquit Lyssandre, en descendant les marches.
— Des nobles que vous pouvez considérer acquis à votre cause à compter d'aujourd'hui.
— Merci, mon ami.
Lyssandre échangea une poignée de mains avec Artell qui, bien que surpris, ne protesta pas. Le général avait cessé depuis des semaines de n'être qu'un général vaguement utile. Si ces nobles étaient acquis à la cause du prince exilé, alors Artell était l'un des hommes les plus loyaux que comptait Loajess.
Un homme s'avança, juché sur une jument alzane, et lança, au nom de tous :
— Considérez que si Halev est une rose, nous en sommes les épines.
Lyssandre approuva gravement cette affirmation. Halev, une rose... S'il se retournait pour la voir s'épanouir dans la nuit, il n'aurait pu qu'approuver ces dires.
— Vous avez toute ma reconnaissance.
— Ce n'est pas d'elle dont nous avons besoin.
Lyssandre acquiesça à nouveau. Cassien s'impatientait à la frontière de son champ de vision et, avant d'enfourcher la monture que les nobles avaient amenée jusqu'à eux avant d'ordonner le massacre des forces du roi, il extirpa le billet de Nausicaa de sa poche. Ses yeux en parcoururent les lignes et son cœur se serra. S'il ne s'était pas attendu à une bonne nouvelle, celle-ci se révélait plus mauvaise que ce qu'il avait escompté.
Sans rien laisser paraître, Lyssandre se hissa sur le dos de sa monture et referma ses doigts sur les rênes. Il retint un juron à l'égard d'Amaury qui lui avait laissé croire qu'il pouvait gagner, d'une manière ou d'une autre. Il avait toujours deux temps d'avance sur ses ennemis, son neveu aurait dû le savoir.
— Partez sans crainte, prince, nous nous chargeons de les ralentir, lui lança Artell.
En plus de l'ami, Lyssandre retrouva le général qu'il avait quitté. Lorsqu'il mit son destrier au galop, lorsqu'il jeta un dernier regard au palais des Mille Nuits, majestueuse et mortelle, qui se fondait dans la roche.
Il était incapable de savoir s'il le quittait en perdant ou en vainqueur.
***
— Quand ? tonna Tryarn, de sa voix rocailleuse.
— Demain, avant l'aube.
Il fallait être aveugle pour ne pas constater que Tryarn bouillonnait d'une rage de mauvais augure. Lyssandre ne craignait pas seulement qu'il renonce à prendre les armes, mais aussi qu'il le livre à Amaury afin de préserver ses sujets d'une bataille qu'il risquerait de perdre.
— Amaury ignore que ces instructions ont fuité. Il se tiendra à ces éléments au pied de la lettre. Cela nous donne une longueur d'avance. Vous connaissez le terrain mieux que personne, cela nous permettrait de le piéger et de compenser l'effectif royal en disposant à notre guise d'un champ de bataille à notre avantage.
— Ce félon n'atteindra pas Yersach.
Il se tourna vers les quelques seigneurs qui siégeaient à ses côtes. Leurs mines graves ne permettaient pas de deviner le fond de leur pensée et Lyssandre se tordait les doigts. Il s'efforçait de se montrer rassurant et convaincant, mais la missive de Nausicaa l'avait terrifié. Il évitait de montrer combien c'était vrai.
— Demain, à l'aube, cela nous laisse tout juste le temps de rassembler des hommes et établir une stratégie qui fera de nos montagnes un enfer.
— Mon château est trop reculé pour que je puisse rassembler mes hommes assez vite.
Impuissant, Lyssandre les vit se dérober de la sorte un à un.
— Karcyra, la situation n'est pas à prendre à la légère. Combattre à tes côtés, cela signifie déclarer la guerre à ce roi. Aucun de nous n'en a les moyens.
— Vous n'en avez pas les moyens individuellement, mais qu'en est-il si vous alliez vos forces ? Il ne s'agit pas d'une guerre d'usure telle que Loajess en a connue contre Déalym, mais l'affaire de quelques semaines, quelques mois peut-être.
Lyssandre soutint le regard des seigneurs. Il y avait de la retenue dans leurs regards, sinon un réel mépris. Le peu de respect qu'il devait au prince leur imposait la plus stricte des politesses, les contraignait à ne pas exposer le fond de leur pensée, mais cela ne rendait pas celle-ci moins limpide.
— Combattre pourquoi ? demanda finalement l'un d'eux, un homme fort et vigoureux, un lointain cousin de Tryarn. Nous ne versons pas dans les affaires de traîtrise de la Couronne. Ces guerres intestines ne nous concernent pas.
La gorge de Lyssandre se noua. La réflexion du seigneur le heurta de plein fouet. Après une nuit de chevauchée à travers Loajess, la patience du prince et le contrôle de ses nerfs étaient réduits à quelques bribes limées à un moignon minuscule. Ces hommes les laisseraient s'entretuer jusqu'au dernier.
— Vous méprisez les rois depuis que vous êtes en âge de comprendre leur rôle. Je suis l'un d'eux et, à ce titre, je mérite sans doute votre mépris, mais je n'ai jamais voulu régner. Si j'ai accepté le fardeau que représente pour moi cette couronne, ce n'est jamais que pour honorer une promesse.
Lyssandre laissa les regards couler sur lui, modeler son visage. Visage que les ombres du palais des Mille Nuits habitaient toujours.
— Celle de changer le visage de Loajess pour tous ceux qui n'en ont pas la chance. Le temps me manque, je ne peux pas décemment vous exposer chaque idée, chaque projet, chaque dessein d'avenir, mais prenez les armes en mon nom, et je vous en serai à jamais reconnaissant. Mon oncle ne vous prêtera jamais son respect et une voix, ce que je vous offre.
— Vous êtes un roi désargenté, ni plus ni moins qu'un vagabond. Tout noble reclus que nous sommes, notre légitimité est plus grande que la vôtre. Vous réclamez nos armées en échange de quoi, de votre nom et d'une vague promesse ? Les affaires d'État, et plus encore les affaires de guerre, ne fonctionnent pas ainsi ! asséna le cousin de Tryarn.
— Je vous demande une chance et cette chance sera aussi la vôtre. Amaury n'acceptera jamais une indépendance, même relative, du Nord.
Lyssandre s'attaquait aux points sensibles, à la fierté de ces peuples qui subsistaient à l'écart du Royaume, et à des espoirs qui se terraient tout au fond de leur conscience.
— Vous nous promettez l'indépendance ?
— Je vous promets de vous offrir le choix de la réclamer ou non, répondit Lyssandre, sans ciller.
Cassien s'était tendu. En prononçant ces mots, le prince allait à l'inverse des positions tenues par ses prédécesseurs depuis des décennies, peut-être des siècles. Tryarn se leva de son siège dans un sursaut nerveux. Sa silhouette interminable se déplia et il rejoignit la fenêtre en deux enjambées. De gros flocons chutaient paresseusement sur Yersach et il contemplait sa forteresse en se représentant les soldats d'Amaury, leurs bottes souillant la neige fraîche en la barbouillant de sang.
Il était de loin le seigneur le plus fortuné, le plus puissant. Sa voix faisait figure de loi et peu importait sa position, la plupart des autres finiraient par se ranger de son côté. Tout reposait sur ses épaules massives et ce poids avait cessé depuis longtemps de le tourmenter.
— Le Nord prendra les armes en votre nom, Lyssandre de Loajess !
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