Chapitre 30

[Un dessin tout doux qui ne convient pas vraiment à l'ambiance du chapitre, mais j'espère qu'il vous plaît :))]

Lyssandre s'enivrait, de danses et de rires, de discussions et séduction. Il vivait au gré de cette vie qui frémissait autour de lui avec l'envie, le besoin viscéral, de se mêler à eux. Pas d'être reconnu, il n'était pas encore temps pour lui de sortir de l'ombre, mais se confondre avec ces nobles et de goûter aux réjouissances sans craindre pour sa vie.

Lorsqu'un valet s'était présenté, un plateau en équilibre sur le plat de ses paumes, le prince avait eu du mal à ne pas céder. Il avait refusé poliment, sans prononcer une parole, avec à peine un sourire poli, vestige d'une éducation impeccable. Le breuvage avait l'air exquis, avec sa robe sombre, qui oscillait entre le bleu et le violet. Lyssandre n'avait jamais rien connu de semblable et, tout comme l'entièreté du palais des Mille Nuits, il brillait par son exotisme, par son envoûtante étrangeté.

Il n'avait jamais mis les pieds dans cette demeure. Il fallait avoir atteint la majorité pour obtenir ses entrées et Soann n'avait pas cédé une invitation à son plus jeune fils. Seul Hélios avait été autorisé à goûter à ce trésor venu d'ailleurs avant de périr. Son puîné y pénétrait à son tour, mais sous le nom d'un autre, sans savoir si ce mensonge le rendait plus vulnérable, plus honteux ou si, au contraire, il se sentait plus puissant que jamais.

En fait, personne ne prêtait réellement attention au prince. Oh, quelques regards vaguement insistants, mais cela n'avait rien de comparable aux attentions constantes auxquelles Lyssandre avait dû s'habituer. Les invités commençaient à céder à l'appel de la débauche. Une débauche mesurée, toutefois, qui se trahissait par des conversations moins lucides, par des raisonnements bâclés. Il semblait que tout avait été conçu pour appeler à ces faiblesses, à commencer par la lumière rare qui se diffusait par touches estompées avec soin. Les reflets de la pierre noire et agrémentée d'un bleu purement décoratif, conféraient à la pièce une esthétique à la fois sombre et hypnotisant. L'air y était étrangement consistant, comme habité par des volutes opaques. Les drapés des longs rideaux, des napes interminables, faisaient de la scène celle d'un modèle d'œuvre de maître. Lyssandre sut qu'il perdrait la tête s'il avait le malheur de s'éterniser trop longtemps en ces lieux.

Une femme au regard cerné de khôl, joliment souligné par un masque délicat qui descendait jusqu'à la base de son nez, allait et venait à proximité. De sorte à ce que son jeu ne soit bientôt plus qu'une évidence aux yeux du prince qui faillit rebrousser chemin. Après tout, sa présence n'était qu'indicative jusqu'à nouvel ordre, alors rien ne le forçait à prendre de tels risques. Lyssandre en avait ressenti l'envie, tout simplement.

La jeune noble finit par approcher le prince, deux verres à la main, un sourire mesuré, mais déjà séducteur, au bout des lèvres.

— Bonsoir.

— Bonsoir, mademoiselle.

Lyssandre s'inclina et l'intéressée rosit de plaisir en se surprenant à le dévisager sans pudeur.

— Un verre ?

— Non, je vous remercie, je ne préfère pas prendre le risque.

Le risque de quoi ? De perdre ses moyens, de se libérer de l'angoisse qu'il contenait derrière ses couches de vêtement et derrière son masque doré ?

Peut-être fallait-il retourner le problème dans l'autre sens : le risque de ne pas être à la hauteur de sa venue, de cette mise en danger, en s'enivrant des plaisirs dont il avait été privé des mois durant, sans doute.

— Vous devriez goûter, c'est un délice. Et puis... vous n'avez aucune raison de vous montrer raisonnable ce soir, je me trompe ?

Le regard de la demoiselle se planta dans celui de Lyssandre qui déglutit. Il pouvait nier, mais il se saisit du verre qu'elle lui tendit pour examiner le liquide bleu qui attisait sa curiosité.

— N'hésitez plus, lui susurra la femme.

Lyssandre trempa ses lèvres dans le breuvage et le laissa rouler sur sa langue. Une caresse piquante qui captura ses sens. Aussi étonnant que le palais des Mille Nuits, l'alcool qu'on y servait semblait être de la même facture.

La femme ne l'empêcha pas de s'en resservir. Elle l'y encouragea plutôt, interpellant les valets pour glisser entre les mains du roi une nouvelle coupe de cristal. Ils n'échangèrent qu'au sujet de futilités et Lyssandre n'en tint pas rigueur à celle qui lui changeait les esprits. Tandis qu'elle noyait des sujets sérieux dans une vaste plaisanterie, le prince diluait sa charge dans une ivresse de plus en plus prononcée.

Lorsqu'un coup résonna, semblable au gong, pour interrompre les largesses des noblesses qui s'étaient appropriés les lieux, la jeune femme contait une légende invraisemblable au sujet du palais. Elle soutenait que des organisations ésotériques secrètes avaient agi en ces lieux et que leur magie avait déteint sur les murs jusqu'à les saturer de leur essence. La structure du palais leur devait son apparence à la fois obscure et intrigante.

La noble s'ébroua comme si elle tentait de remettre de l'ordre dans ses pensées embrumées. Elle dit d'ailleurs :

— Je crois que la tête me tourne.

Lyssandre sourcilla sans venir au secours de la demoiselle qui recouvra très vite ses moyens. Elle ne s'attarda pas sur cette retenue inhabituelle.

— Le bal va commencer, monsieur... À qui ai-je l'honneur ?

— Considérez que pour une nuit, je ne suis personne.

— Il s'agit des mots d'un homme qui a tout à cacher.

— Ou d'un homme dont le titre n'est pas aussi ronflant qu'un autre.

— J'en serais étonnée, minauda la jeune femme, en s'attirant l'étonnement de Lyssandre. Je sais reconnaître ceux qui sont le plus dignes d'intérêt. Mon instinct ne me fait jamais défaut, mais jouez donc de ce mystère. Vous avez bien mis le doigt sur notre faiblesse.

— Vous ne devriez pas indiquer votre faiblesse, mademoiselle, dit Lyssandre, en se prenant au jeu.

— Pour être tout à fait honnête, il s'agit de la seule.

Sur ces mots, elle entraîna le prince jusqu'au centre de la piste de danse. Vaste, décorée par des motifs tissés d'arabesques d'or sur un fond bleu, elle invitait à la communion des corps sur un morceau de musique. L'orchestre, que Lyssandre ne vit nulle part, se mit à jouer. Il fut incapable de déterminer la manière dont il avait réchappé à ce simulacre de discussion ni même comme ses pieds s'accordèrent en une danse qui ne lui fit pas trop honte.

Une main sur la taille de sa cavalière, il se laissa porter par le mouvement parfaitement orchestré. Il ne chercha pas à épier la foule, à craindre la proximité de ces inconnus et, plus encore, des visages reconnus. Il renonça à mettre la main sur d'éventuels alliés, sur Nausicaa qu'il avait aperçu lors de la cérémonie introductive. Autour de lui, les couples observaient une distance entre chacun d'eux et ne transgressaient aucune règle. Comme une chorégraphie millimétrée, ils se croisèrent, se décroisèrent, sans perdre le rythme, sans trébucher, sans qu'aucun impair ne soit repéré.

— Vous a-t-on déjà dit combien vous êtes beau ?

La question s'écrasa sur Lyssandre comme un couperet. Une sorte de revers violent, qui n'aurait pas dû l'être. Il fut tiré de sa léthargie de force et abattit un regard défait sur l'auteure de ces paroles. Une insulte lui aurait arraché une réaction moins violente.

— Non ?

Lyssandre sentit l'ombre d'un doigt audacieux qui remontait le long de sa mâchoire jusqu'à s'échouer sur le haut de sa pommette.

Exactement comme si elle s'apprêtait à retirer son masque sans son autorisation.

Lyssandre tenta de se soustraire à son contact, mais elle effleura de la pulpe de son index la trace dorée qui luisait dans les éclats de lumière.

— Je ne crois pas avoir déjà rencontré une beauté comme la vôtre... Elle m'est presque... familière.

La voix traînante de la femme, plus alcoolisée qu'elle ne voudrait l'admettre, caressait ses paroles. Au-delà de la peur qui lui avait rendu sa lucidité, Lyssandre entrevit sa vulnérabilité. Si elle ne s'était pas enivrée de la sorte, sans réaliser l'erreur monumentale qu'elle commettait, elle n'aurait pas osé approcher le prince et encore moins lui tenir de tels discours.

— Vous devriez... prendre l'air.

Sa prise sur la taille de la femme s'allégea jusqu'à se faire très subtile. Il craignait qu'elle ne découvre son identité et elle s'en approchait déjà trop à son goût, mais au cœur de toutes ces ombres, de ces draps qui se déployaient au sol, de ces couleurs inhabituelles, elle risquait gros.

— Uniquement si vous acceptez de m'accompagner.

Le dilemme refit surface et le sourire de la noble vacilla un peu sans qu'elle ne prenne conscience de sa situation. Perdue entre une faiblesse aussi mystérieuse que Lyssandre prétendait l'être, une ébriété manifeste et une séduction qui rappelait au prince quelques rencontres, elle dansait et dansait encore.

Sans en avoir la certitude, Lyssandre crut reconnaître en elle l'inconnue d'Halev, le soir où il avait déambulé dans les couloirs d'une haute demeure de la capitale, qui lui avait tenu compagnie, sur les balcons. Il n'eut pas le loisir de s'y intéresser.

Avant que Lyssandre ne lui soit arraché par la force d'un changement obligatoire de partenaire, elle lui souffla :

— À une prochaine danse, divin inconnu.

Les yeux de Lyssandre papillonnèrent et les couples s'entrecroisèrent, s'effleurèrent sans se toucher, jusqu'à trouver un nouveau partenaire. Il n'y eut pas de moments d'errance au milieu de cette foule de nobles parfaitement coordonnés. Cette harmonie orchestrée à la perfection perturba un bref instant Lyssandre. Il se retrouva pendu au bras d'une femme exagérément souriante et dut lui rendre la politesse.

Un instant plus tard, la musique s'emballait, s'accélérait, et un nouveau changement de partenaire fut annoncé. La main de la jeune femme, qui ne craignait pas d'être appréhendée – ce n'était après tout qu'un inconnu – remonta l'épaule de Lyssandre pour épouser le creux de son cou comme si elle souhaitait l'embrasser. Elle n'acheva jamais son geste et l'ivresse rappela l'esprit du prince à elle.

Les couples se mêlèrent, éphémères et Lyssandre en perdit le compte. Il se perdit dans une cascade de tissus sombres, de maquillages extravagants, incapable de s'accrocher à un détail qui soit solide. Comme une étuve noyée par cette brume surnaturelle qui effaçait les visages et estompaient les corps, réduits à des formes diffuses, par la pénombre, par les quelques pierres qui offraient un mince éclairage à la pièce, une nuée d'étoiles accrochées au plafond, Lyssandre se laissa transporter. Les cavalières se succédèrent et aucune ne retint l'attention du prince, jusqu'à ce qu'une main se referme solidement sur la sienne, jusqu'à ce qu'un nom le surprenne :

— Lyssandre.

Les yeux de l'intéressé s'arrondirent. Les yeux de Nausicaa ne délaissaient plus les siens, comme pour l'empêcher de sombrer. Son visage se détacha des contours vaporeux de tous les autres et il la contempla comme s'il ne l'avait jamais réellement observée. Son menton volontaire, son nez prononcé, ses yeux vifs, taillés dans un visage qui ne manquait pas de caractère, et sa peau délicate qui se froissait à hauteur d'une bouche maquillée. La colère qu'elle exhalait à chaque souffle apparaissait presque comme un détail.

— Tu es devenu fou ?

— Je... J'ai...

Nausicaa lui asséna un coup à l'arrière du crâne tout en s'assurant que personne ne les observait. Elle avait perdu Laval, quelque part, au bras d'une cavalière qui pouvait se montrer aussi entreprenante qu'elle le souhaitait.

— Je suis... content de te revoir.

— Moi aussi, siffla Nausicaa, sur un ton qui laissait suggérer le contraire, et en vie par un miracle inexplicable.

Elle reprit, encore plus bas, de sorte que ses paroles se détachent à peine de la musique entraînante qui avait pris les danseurs dans son engrenage infernal :

— Qu'est-ce qui t'a pris de venir ici ? Tu es inconscient.

— Est-ce que l'on pourrait discuter à l'écart ?

— Non !

Nausicaa s'assura que Laval ne s'était pas approché et qu'aucun regard trop insistant ne les épiait pour ajouter, entre ses dents :

— Je ne peux pas. Laval me traque dès que j'échappe à son champ de vision, il...

— Tu es fiancée, se souvint Lyssandre, comme s'il extirpait ce souvenir des tréfonds de sa mémoire.

— Oui, répondit Nausicaa, d'un ton sec. Cette soirée est codifiée à l'extrême, tu ignores sûrement le déroulé de ce qu'Amaury a préparé, mais...

— Je sais ce qu'il a concocté à ses invités.

Lyssandre avait refait surface. Son visage hébété se libérait de son apathie et il recouvrait un peu de sa lucidité. Suffisamment du moins pour tenir un discours cohérent, pour se préparer à ce qu'il l'attendait.

— Tu es fou. Il a eu mille occasions de découvrir ta présence et il en aura mille autres avant que tu ne quittes ce palais en vie. Qu'est-ce que tu espères, que ce palais devienne ton tombeau ?

Le regard de Lyssandre échappa à celui de Nausicaa. Il balaya la pièce sans un mot, s'attarda sur quelques couples qui caracolaient non loin, sur les renfoncements qui disparaissaient dans les jeux d'ombre, sur les spectres qui se déplaçaient aux pieds des danseurs, sur l'ambiance indescriptible qui s'en dégageait. La brume qui avait accompagné la venue d'Amaury quelques heures plus tôt se déplaçaient en courants contraires, voltigeaient entre les poupées qui dansaient, et dansaient encore. Elle anesthésiait les sens et les rendait plus vifs encore, pour imprimer une sensation d'infini à la surface de la conscience amollie. Si le danger était imminent, personne ne serait en mesure de le déterminer.

Le palais se logeait au sein de la roche d'Halev et le prince ne put s'empêcher de penser que cela en faisait le lieu idéal.

Un tombeau parfait.

Avec les étoiles pour témoins, dans cette reproduction époustouflante d'une nuit d'hiver, l'antre mortuaire le séduisait.

— Tu y es résolu, traduisit Nausicaa, défaite.

Lyssandre aurait employé le terme « désespéré ». Et le désespoir amenait les hommes à des comportements regrettables, souvent insensés. Deux parts de lui bataillaient, à moitié abruties par l'ivresse. L'une jouissait de l'instant qui se dévoilait, de ce qui ressemblait à une consécration, et l'autre tremblait dans l'attente des conséquences, des risques incongrus qu'Artell avait eu raison de lui souligner.

Le désespoir était un poison bien plus dangereux que l'alcool, bien plus mortel aussi.

— Nous t'avons attendu durant des mois, Loajess, la Cour, et toi, tu... tu...

— Je vous demande encore un peu de patience. Juste encore quelques minutes. Est-ce que tu penses pouvoir me les accorder, Nausicaa ?

— Qu'est-ce que tu comptes faire ?

Déjouer le sort, tromper le malheur, se défaire de la malédiction.

Lyssandre se garda de répondre. Sa nuque céda et son front se pressa contre le torse de Nausicaa comme pour y enfouir un fragment de sa honte. Pour échapper à son regard. Il n'avait pas imaginé de pareilles retrouvailles.

— Je suis désolé, Nausicaa.

Ébahie par cette faiblesse qui lui coulait entre les doigts et qu'elle aurait autrefois blâmée, Nausicaa prit conscience de ce que ce geste pouvait signifier, pour Lyssandre et pour elle. Sa gorge se noua et elle n'eut pas le cœur à lui avouer les sévices, la douleur, la peur et l'abandon. Elle les garderait secrets, quitte à en souffrir plus qu'elle ne le devrait. La baronne était fière, trop fière pour se lamenter, trop fière pour présenter à Lyssandre un visage qui lui aurait fait honte. Sa figure se radoucit toutefois et se départit de sa sévérité pour énoncer :

— Je leur dirais.

— Non, pour toi. Je suis désolé pour toi.

Nausicaa fut incapable de lui intimer de se reprendre. De se redresser, de se faire violence. Il s'était mis en danger, il devait en assumer les conséquences. Au lieu de cela, elle articula rapidement :

— Je te l'accorde. Ces quelques minutes, je te les accorde, Lyssandre.

Vertèbre après vertèbre, Lyssandre se redressa. L'or qui maquillait ses yeux avait dégouliné et il ressemblait à une divinité chagrinée.

Nausicaa fourra entre les doigts de Lyssandre un billet qu'elle avait extirpé de son décolleté et dut abandonner le bras du prince.

— Nous attendons ton signal, Majesté.

Elle n'abandonna dans son sillage que le billet et son parfum de conscience retrouvée.

***

Cassien reprenait laborieusement son souffle lorsqu'une silhouette féminine se matérialisa dans son dos. Ses doigts se refermèrent instantanément sur le manche de sa lame. Il la fit glisser entre ses doigts et menaça celle qui l'avait rejoint.

Ce n'était pas Dhelia.

— Du calme, chevalier.

— Vous.

— Il me semblait bien avoir aperçu une ombre.

Elle sourit.

— Surveillez-vous les arrières de Lyssandre pour assurer sa sécurité ou craignez-vous qu'il ne soit plus capable d'assurer son rôle lorsque l'instant sera venu ?

Cassien coula un regard sur la femme. Elle sous-entendait une autre raison qui aurait pu justifier sa vigilance, mais elle eut la délicatesse de ne pas le faire remarquer. Le chevalier s'était toujours méfié de cette candeur, de cette douceur, et il se tenait plus que jamais sur la défensive.

— Il est ivre, répondit Cassien, plus parce qu'il le devait, plus pour le déplorer, que par réel envie de le partager.

— Oui, et vous êtes blessé.

Le sang tiède qui poissait les vêtements du chevalier. La jeune femme s'était approchée et Cassien se tassa contre le mur, le nez froncé. Tout son corps la défendait de s'avancer encore, mais en dépit de tous les avertissements, elle releva ses jupes pour s'accroupir devant l'homme.

Même si la suite se déroulait sans encombre, le palais pourrait recueillir de quoi s'abreuver jusqu'à l'année suivante.

— Vous êtes semblable à un animal blessé, prêt à mordre.

Elle avait prononcé ces mots avec une touche d'affection et cette suave tranquillité qui ne la quittait jamais.

— Même les soldats souffrent, chevalier.

Même les soldats sont humains, mortels, et pour ainsi dire vulnérables. Dans les rayons de lune qui frappaient la vitre, Cassien paraissait plus pâle qu'à l'ordinaire. Il préférait toutefois mourir plutôt qu'exhaler la moindre plainte.

Sans attendre que Cassien daigne lui répondre, elle présenta un petit trousseau sur ses genoux et en tira un mouchoir de soie ainsi qu'un objet minuscule, qu'elle tint entre son pouce et son index.

— Avalez ceci. Les soldats de Déalym en prennent souvent. Ces herbes permettent au corps d'oublier la douleur. Elles vous permettront de quitter ce palais vivant et le roi avec vous.

Face à l'indécision de Cassien qui ne semblait pas disposé à bouger d'un cil, elle ajouta :

— Ce n'est pas un poison et vous aurez besoin de tous vos moyens pour sortir d'ici. Lyssandre aura aussi besoin de se reposer sur vous.

Elle glissa le comprimé d'herbes broyées entre les lèvres rougies de Cassien. Lentement, il déplia ses jambes et chercha une position moins inconfortable avant de presser le mouchoir contre sa blessure.

— Les portes sont gardées, toutes, et je doute que vous quittiez le palais aussi aisément que vous y êtes entré.

Cassien acquiesça. Cela ne faisait que confirmer ses soupçons.

— Dites à Lyssandre que sa reine l'attend au palais royal.

Miriild disparut à l'ombre de l'escalier derrière lequel Cassien s'était terré.

— Vous le lui direz vous-même, articula-t-il, d'une voix étouffée.

Elle s'immobilisa, à moitié rongée par l'obscurité, et présenta au chevalier un sourire infiniment triste, qui tenait autant de l'affirmative que de la négative. Elle s'évanouit à l'angle de l'escalier et abandonna Cassien parmi les ombres.

***

L'orchestre avait interrompu sa ballade et les danseurs avaient pu reprendre leur souffle avant que le Gardien ne se présente, un sourire débordant de sa bouche.

— Minuit va sonner. Chers convives, veuillez me suivre.

Les intéressés pressèrent le pas. Le clou du spectacle les attendait et Lyssandre comprit de quoi il était question lorsqu'ils débutèrent une longue ascension vers le sommet de la tour centrale.

Le Noctam les attendait. Aussi nommé l'Observatoire, sa tour s'ouvrait vers le ciel comme si le toit avait été découpé pour ne laisser que des tiges filiformes à l'extrémité recouverte de lapis lazuli. Comme si des larmes s'y étaient déversées. Il s'agissait sans doute du lieu le plus insolite du palais, avec son ouverture en biais et le froid hivernal qui remplaçait la moiteur de la salle de bal. Une ambiance pour une autre, tout aussi charmeuse, tout aussi irrésistible, peut-être même dangereuse tant on ne soupçonnait pas qu'un tel édifice puisse renfermer une aura aussi puissante. Des siècles d'Histoire, de danseurs ivres et d'une obscurité enchanteresse.

Une fois de plus, Lyssandre fut forcé de reconnaître que la réputation qui poursuivait le palais n'était pas volée. Le ciel étoilé se dévoilait aux yeux des spectateurs et, comme chaque année depuis des siècles, une poignée de nobles y assisterait à la naissance de la nouvelle année. Une étoile de plus à compter dans le ciel.

Amaury les attendait et son ombre invitait ses pairs à prendre place au milieu des gradins inégaux qui avaient été installés tout autour. Il prit la parole et sa voix prit corps dans toute la hauteur de la tour :

— Chers convives, minuit sonnera bientôt, et lorsque le gong retentira, je vous demanderai à tous de retirer vos voiles et vos masques, de vous dévoiler à l'année naissante tels que vous êtes.

Lyssandre sentit le piège se refermer sur lui. Les portes se fermaient, les unes après les autres, et une œillade circulaire suffit à le conforter dans son pressentiment. On s'assurait que personne ne quitte le Noctam avant d'y avoir été autorisé. S'il existait encore une issue, Lyssandre le chercha pas à la trouver.

Le silence était retombé

Le gong retentit, identique à celui qui avait résonné dans la salle de bal, et les invités retirèrent, un à un, leurs masques.

Le sourire d'Amaury s'élargit. Il n'y avait que lui pour prendre l'expression « faire tomber les masques » au pied de la lettre. Lyssandre conserva le sien et inspira l'air nocturne, le véritable air nocturne cette fois, pour se défaire des illusions portées par le palais.

L'an 432 tirait sa révérence.

L'an 433 s'esquissait à sa suite.

Lyssandre sentit une main se refermer sur son épaule, une main rude qui n'appartenait à aucune dame. Depuis le centre du Noctam, Amaury déclamait :

— Cueillez-le.

Cueillez le lys, sans délicatesse ni précaution, en arrachant la tige s'il le fallait, en froissant quelques pétales.

Lyssandre le sentit à peine. En revanche, il ne manqua pour rien au monde l'éclat qui fendit la nuit et qui ruina les plans d'Amaury pour le prendre à son propre jeu.

Il suffit d'une étincelle pour que s'enflamme une portion du Noctam.

Des lettres de feu se tracèrent et Lyssandre ferma les yeux pour en savourer l'impact, pour s'abreuver d'un triomphe. Pour la première fois, cette clameur ne l'effrayait plus.

Ces mots se destinaient à Amaury et lui renvoyaient la piquante ironie du destin, d'une revanche.

Des mots enflammés s'inscrivaient dans le velours cousu contre la pierre. La consécration d'un roi, la condamnation d'un autre.

Longue vie au roi !


Il reste une vingtaine de chapitres à Longue vie au roi avant de boucler ce dernier tome et un douzaine de chapitres à écrire de mon côté. Après ça, j'entamerai une longue réécriture, autant vous dire que je compte bien étoffer cette trilogie. Le premier tome a grand besoin d'un nettoyage et j'espère bien sûr que le dénouement sera à la hauteur de ce que vous attendez. Je vous remercie d'avoir tenu jusqu'ici :)

Bonne soirée et bon week-end <3

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