Chapitre 3

[Je vous présente le crayonné d'un dessin de Miriild, épouse de Lyssandre et reine de Loajess !]

 Amaury se tenait debout sous les arcades du palais.

Devant lui s'étendait ce qu'il restait des jardins intérieurs, de cette cour ravissante qui faisait le bonheur des courtisans, à savoir des arbres calcinés. Il n'en restait que les branches noircies, réduites à l'état de charbon, nues. Le feu avait léché l'écorce jusqu'à l'embraser, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, et les feuilles ainsi que les fleurs qui fanaient avec l'arrivée de l'automne, avaient été les premières à roussir.

Depuis son arrivée au château, il y avait de cela deux jours, Amaury avait posé un regard d'étranger sur les couloirs, les boudoirs, les antichambres, les pièces qui s'assemblaient avec un goût qu'il jugeait immoral. Tout l'indignait, tout était prétexte à s'extasier. Le roi ne savait pas si ce décor, trop familier, ne le répugnait pas justement pour cette raison, parce qu'il avait créé de toutes pièces dans le seul but de susciter l'admiration. Du reste, Amaury oscillait entre la jubilation, la joie de retrouver un lieu qu'il regagnait en conquérant, et le dégoût de voir ressurgir cette perfection apparente, cette hypocrisie qu'il n'avait jamais su oublier tout à fait.

Immobile à deux pas de la deuxième cour, enlacée par les bras du château et à l'abri entre ses murs, il hésitait. Il hésitait à s'y aventurer. Chaque espace qu'il foulait, il le faisait sien, mais il permettait aussi au château d'en faire de même, et Amaury éprouvait, à l'égard de ce constat, une émotion inqualifiable.

Il finit par céder et par avancer parmi les débris végétaux carbonisés. L'odeur y était encore désagréable, et celle de la fumée se mêlait à celle des cendres.

— Roi, dois-je ordonner le nettoyage de la cour avant l'arrivée de la Cour ?

— Non, je veux que tout reste parfaitement en état. Qu'on ne touche à rien.

L'homme dans son sillage s'inclina, docile. Il avait l'allure d'une brute, mais placé au service d'un être avisé, il savait se montrer obéissant et aussi manipulable qu'une poupée de chiffon. Une qualité pour le moins appréciable.

Amaury déambula un moment entre ses cadavres des arbustes, des lauriers autrement fleuris et de toute cette végétation luxuriante, parfois exotique, partie en fumée. Dans son dos, il entendit l'écho de pas assurés, bien qu'un peu précipités, et ne se retourna pas immédiatement. Axyv, chargé de sa protection, empêcha l'intru de s'aventurer plus loin, sans s'embarrasser de délicatesse :

— Hé, toi !

Amaury consentit à se retourner. Ce ne fut pas tant l'exclamation de son homme de main qui l'y encouragea, mais plutôt le fait que l'inconnu ne se plie pas à ses ordres. Axyv le ceintura à la taille avec une brutalité qui aurait tiré une grimace à tous les nobles raffinés de cette Cour. Amaury ne sourcilla même pas, les sourcils froncés, l'attention arrêtée sur l'homme dont le nez s'était froncé de mépris. Il clama :

— Lâchez-moi, bon sang ! Je désire m'entretenir avec sa Majesté un instant.

— Parce que tu crois que ça s'passe comme ça ? le railla grassement Axyv, dont le crâne dégarni luisait à la lueur éclatante du soleil.

L'homme avait pincé les lèvres et Amaury aurait juré qu'il retenait un propos grossier, une injure à l'égard de ce qu'il devait considérer comme un rustre. Les insulaires n'avaient pas particulièrement bonne réputation sur le continent, mais au vu de ce qu'il se passait, ce n'était pas près de changer. Amaury se sentait parfois tiraillé entre les maigres considérations qu'il nourrissait à l'égard des brutes sans cervelle, héritage de son éducation, et ce qu'il savait d'elles après les avoir côtoyés durant plus d'une décennie.

Et le fait qu'il les savait aisément manipulable.

Amaury leva la main pour autoriser Axyv à relâcher le courtisan. Celui-ci obtempéra et sa cible fut à nouveau libre de ses mouvements, libre d'exhiber l'ampleur de son mépris sans honte avant de lisser les plis de sa veste et de l'épousseter. Exactement comme si le contact d'un insulaire pouvait l'encrasser jusqu'à la moelle.

— Vous désirez vous entretenir avec moi, avança Amaury, en détachant chaque syllabe comme s'il se moquait de ces propos.

Cette attitude, un brin provocatrice – le château lui rappelait ses tendances de jeunesse et la défiance, souvent bénigne et bon enfant, qui lui était propre, n'affecta guère son interlocuteur qui se présenta en accompagnant la parole d'une révérence appuyée :

— Je suis le marquis de Laval. Eugène de Laval, roi, et je n'ai pas l'intention d'abuser de votre patience. Aussi irais-je droit au but en vous disant que je vous propose mes services.

— Vos services, répéta Amaury, d'une voix songeuse. Pourquoi en aurais-je besoin ?

Cette fois, le marquis marqua un instant d'hésitation. La réponse lui semblait à la fois inatteignable et évidente. Comment pouvait-on douter de son utilité ?

— Je connais ce palais comme ma poche et je crois pouvoir me vanter d'une certaine capacité d'analyse qui ferait de moi un allié parmi cette Cour. Elle vous sera hostile, croyez-moi, elle le sera parce que vous vous êtes attaqués aux leurs et que vous représentez une menace plus grande encore que celle qu'incarnait votre neveu.

— Qui vous dit que je recherche à obtenir votre bénédiction ? s'enquit Amaury. Vous appartenez à une noblesse dont j'exècre le goût du luxe, qui se repose sur sa légitimité pour se vautrer dans l'opulence et dont l'incompétence égale celle de mon neveu.

Cette fois, et à la grande surprise d'Amaury, Laval humecta ses lèvres fines, presque inexistantes, et répondit du tac-au-tac :

— Parce que vous avez besoin de cette noblesse, au moins pour le symbole qu'elle incarne, sinon pour... l'obéissance que vous pouvez lui imposer.

Laval s'aventurait sur un terrain dangereux et il le savait. La sueur qui collait ses cheveux à son front, la tension qui rigidifiait ses traits longs, durs, le trahissait. Amaury aima cette audace, cette honnêteté qui n'hésitait pas à se mettre en danger. Il invita le marquis à poursuivre.

— Je vous offre mes services. Vous avez quitté le palais il y a seize ans et, entre temps, bien des choses ont changé. Vous aurez besoin d'un allié si vous voulez obtenir d'eux un semblant de loyauté. Je les connais mieux que personne. Je sais quelles sont leurs points faibles, je connais les alliances, les aventures, les liaisons, tout ce qui peut servir à manipuler un homme ou à l'asservir.

Planté au milieu du jardin ravagé, Amaury étudiait les propos de Laval. Il grossissait le trait, cela ne faisait aucun doute, et affichait des positions plus extrêmes que celles qu'il défendait, mais la proposition ne manquait pas d'intérêt pour autant. Il savait qu'il aurait besoin de cela, non pas nécessairement pour manipuler, mais pour s'emparer des cartes qui seraient nécessaires au bon fonctionnement du jeu.

Un deuxième jeu qui avait débuté à l'instant même où il avait destitué Lyssandre de la plus humiliante des façons.

Un homme comme Laval serait nécessaire pour éviter d'être submergé par un mécontentement dont il n'aurait pas deviné l'imminence.

— Que demandez-vous en échange ? s'entendit-il articuler, mu du plus grand sérieux.

— Une place à vos côtés.

— Une part du gâteau, le corrigea Amaury, sans se laisser impressionner.

— Une voix dans l'entreprise que vous menez, rien de plus.

C'était bien peu. Laval proposait de jouer les espions parmi les siens et cela n'avait rien d'anodin. Il jouait sa peau et outre la trahison que cela représentait, un tel revirement semblait presque prématuré. Décidément, le palais n'avait pas changé et ses occupants non plus, peu importait ce que le marquis s'évertuait à prétendre. L'hypocrisie et le goût de la tromperie étaient toujours les mêmes.

— Je vous l'accorderai, si vous servez mes intérêts en plus des vôtres.

Amaury approcha. Il ne représentait aucune menace, n'était armé d'aucune lame, mais sa seule présence suffisait, même aux yeux d'un homme aussi sûr que Laval. Le prince oublié avait taillé sa barbe avec soin et ne ressemblait plus à un vagabond, mais à un véritable roi.

Bien plus que Lyssandre, qui ne s'accorderait jamais à l'image de masculinité caricaturale, d'inhumanité et de folie guerrière qui caractérisaient les souverains depuis la nuit des temps.

Amaury désigna ses soldats qui se massaient aux quatre coins de la cour dont la vue était désormais dégagée et dit :

— Ils porteront le titre d'Oiseaux de malheur et ils sont prêts à faire offrande de leurs vies pour la mienne. Leur fidélité doit être un exemple pour vous, car je ne tolérerai pas la moindre rumeur de trahison.

Façonner un monde nouveau demandait de la rigueur et Amaury s'employait déjà à bouleverser les acquis. Il lui fallait pour cela des alliés solides, des outils de qualité, et si ceux-ci ne fonctionnaient pas, le roi était tenu de les changer. Cela valait pour les institutions comme pour les hommes.

— S'ils sont vos oiseaux, comment vous êtes-vous représentez ? s'enquit Laval, qui commençait à saisir le sérieux penchant d'Amaury pour les symboles, pour l'abstrait, pour les métaphores.

— Lyssandre me considérait comme la personnification de son malheur et j'ai fait celui des miens, de la famille royale.

Laval devait prendre ces paroles comme une forme d'approbation au fait qu'ils tournaient plus ou moins le dos aux nobles-sangs, et Amaury le laissa y croire.

— Quel oiseau incarne le malheur, le mauvais présage ?

—Le corbeau, répondit le marquis.

— Précisément, acquiesça le roi, l'ébauche d'un sourire dans la voix.

Il accorda un regard au noble qui avait cru contrôler la conversation du début jusqu'à son terme. Amaury ne perdait jamais à ce jeu-là.

En fait, il gagnait toujours.

— Considérez cela comme la marque de notre accord, marquis.

***

Les nobles qui n'avaient pas eu l'occasion de fuir le palais avaient été rassemblés dans la petite cour intérieure.

De mémoire d'homme, personne n'avait connu une telle docilité et elle n'était pas innocente, pas même respectueuse pour ceux qui avaient péri dans les affrontements de l'avant-veille, elle soulignait la peur des puissants.

Peur d'être tombés sur plus forts, plus intraitables, qu'eux.

Nausicaa s'était mêlée à la foule à contrecœur, parce que les bruts qui accompagnaient Amaury ne lui en avait pas laissé le choix. Une femme d'âge mûr lui avait glissé, alors qu'on les rassemblait sous les arcades, puis à l'intérieur de la cour méconnaissable :

— Pour l'amour du Ciel, ne faites pas de vagues.

Le comportement des uns aurait des conséquences sur l'avenir des autres et si Nausicaa doutait que la dame se préoccupait du sien en premier lieu, elle devait se rendre à l'évidence : elle n'avait pas tout à fait tort. Cela lui crevait le cœur de l'admettre, surtout désormais qu'il ne lui restait que sa combattivité comme dernier rempart à sa solitude.

Lyssandre avait fui et elle avait accueilli cette nouvelle avec soulagement. Il s'en était tiré et c'était l'essentiel. C'était le plus important, même si cela revenait à condamner ses plus farouches alliés. Cassien avait disparu, lui aussi, et Nausicaa ignorait où se trouvait Miriild comme elle ignorait à qui se fier. Elle avait conservé ses habits de l'avant-veille par esprit de provocation subtile et s'attirait les regards outrés de la part des hommes et femmes de l'assemblée. Même au milieu des débris qui jonchaient le sol, la Cour parvenait à s'offenser d'une tenue inappropriée, et submergée par l'ambiance étouffante, Nausicaa ne pouvait le concevoir.

Amaury se présentait à eux. Vêtu de neufs, il avait l'allure d'un roi. L'allure du prince qui avait jadis fui son palais au nom d'un amour voué à l'échec.

Soudain, sa voix s'éleva :

— Amaury Sullivan Oliver de Loajess.

Un bref silence et la confusion prit le pas sur la peur.

— Je suis Amaury Sullivan Oliver de Loajess. Je doute que mon nom vous soit tout à fait étranger, mais puisque des présentations s'imposent, les voici. On m'a accordé, au cours de ma vie, bien des surnoms.

Il se mit soudain à déambuler entre les courtisans qui s'écartèrent, qui lui cédèrent leur place sans rechigner, et il poursuivit :

— Le prince oublié le jour où j'ai quitté ce palais voilà seize ans. Je le dois à mon frère, qui a ordonné ma chasse comme l'on ordonnerait de traquer du bétail. Mon frère avait assez peu de considération pour les gens de son propre sang pour cela. Je vous laisse imaginer ce qu'il en était de tous les autres.

Bien que nombreux d'entre eux pensaient jouir de son amitié. Amaury savait de source sûre que Soann ne connaissait pas l'amitié, mais seulement les rapports de force et le mensonge. Il avait su régner ainsi, en alliant la guerre et le confort d'une vie de parades, de fêtes, d'opulence.

— Le traître, ensuite, le meurtrier, le révolté, le fou. Ces termes ont été entendus de la bouche de celui qui a régné six mois sur Loajess, mon neveu, Lyssandre, fils de Soann de Loajess. Des termes que nombre d'entre vous ont sans doute prononcé à mon égard et qui résonnent peut-être encore en vous.

Le hasard voulut qu'Amaury passe à la hauteur de Nausicaa à l'instant où il prononça ses paroles. Plutôt que de s'écarter bien sagement, la courtisane resta bien campée sur ses pieds, inflexible. Elle garda le menton bien haut, plissa les yeux, et les planta dans ceux d'Amaury. Un bleu-gris contre un bleu profond, sombre. Derrière le roi, ses sous-fifres se précipitaient déjà pour écarter l'impolie du passage, mais une fois de plus, le souverain s'interposa. Il leva une main en signe d'apaisement et ce geste agaça prodigieusement Nausicaa.

Pour qui se prenait-il ? Pour une divinité, pour un prophète, pour l'incarnation d'une force céleste sur terre ? Quelles facéties !

— Un homme qui laisse dans son sillage la mort et la destruction ne mérite pas davantage que ces titres.

— Renseignez-vous sur les agissements de celui que vous défendez, mademoiselle. La belle colombe n'est blanche qu'aux yeux des aveugles.

Qu'en était-il du corbeau ?

Une main s'enroula autour du bras de Nausicaa et la surprit assez pour l'empêcher de renchérir. C'était Laval et sa présence envahissante n'avait jamais été plus insupportable.

— Je suis désormais votre roi, le seul, et si je me suis rendu coupable des actes dont on m'accuse, c'est en raison de la tâche qui m'incombe.

Amaury avait rejoint le devant de l'assemblée et s'adressait à elle dans son entièreté :

— Les rois ont mené Loajess aux portes de la ruine et il est temps pour notre Royaume d'épouser le changement, d'embrasser la nouveauté. Vous pouvez participer aux côtés des acteurs de ce bouleversement ou vous y opposez. Nous sommes les Oiseaux de malheur, et je suis votre roi. Au nom de Loajess, de ses peuples, je vous promets de façonner un monde plus juste. Nous sommes au tournant de notre Histoire, à l'aube d'un renouveau, et il ne tient qu'à vous de vous inscrire !

En quelques paroles, Amaury venait de brosser un horizon nouveau, méconnu, aussi terrifiant qu'enjôleur. Son discours était digne des plus grands dirigeants qui n'aient jamais vécu et le prince oublié venait de confirmer, d'une part sa dangerosité, de l'autre sa grandeur. Deux nouvelles qualités qui feraient de lui un souverain idéal, bien loin des balbutiements présentés par Lyssandre en l'espace de six mois.

La Cour n'avait pas prononcé un mot. Pas de signe de révolte, au grand désespoir de Nausicaa, pas non plus de désapprobation pure et dure. Elle ne se soulèverait pas contre celui qui avait ordonné des massacres et cela paraissait presque naturel, presque pardonnable. Le sang de la baronne bouillait dans ses veines et elle se dut se mordre la lèvre jusqu'au sang pour ne pas perdre la parole.

Pour ne pas se trahir, pour ne pas signer son arrêt de mort aussi vite.

Dans un battement d'ailes, un oiseau se posa sur l'une des branches calcinées. Il croassa dans le silence interdit de l'assemblée.

C'était un corbeau.

 

Un passage qui rappelle le couronnement de Lyssandre, à l'exception du fait qu'Amaury est bien plus ravi de prétendre au trône que son neveu à sa place. Que pensez-vous du parallèle ? Quel roi Amaury fera selon vous ? Lyssandre pourra-t-il espérer trouver des alliés au sein du palais ? 

Prenez soin de vous et de vos proches !

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