Chapitre 27
[Petit encrage de ce dessin, un peu de douceur :))]
Muet de stupéfaction, Lyssandre avisait le visage de son cousin. Priam était en vie et Amaury l'avait amené avec lui. Sans imaginer que l'adolescent puisse lui vouloir le moindre mal, le prince reconnut dans ce coup du destin la marque de son ennemi. Son oncle avait-il prévu ce qui se produisait à cet instant même ? À force de se plier à la volonté de cet homme sans même en avoir conscience, Lyssandre développait une méfiance voisine de la paranoïa.
— Vous ne devriez pas être ici, cousin.
Priam avait lâché ces paroles sur le ton du reproche et jamais il ne s'était adressé de la sorte à celui qu'il avait tant admiré. Lyssandre blêmit et le garçon repoussa pour de bon le drap. Il se glissa devant le prince pour le dévisager, pour sonder son regard. Pour étudier chaque trait de ce visage d'une finesse remarquable. Ce visage ne connaissait nul autre pareil.
— J'aurais préféré ne pas vous trouver.
Lyssandre cachait difficilement son malaise. La salive qu'il déglutit avait la consistance des cendres et il était presque tenté d'approcher le visage de son cousin de sa main. Rien que pour s'assurer que cette enveloppe était bien faite de chairs et d'os. Pour s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'une fable de son esprit, d'une chimère venue le hanter.
— Je préfère que cela soit toi, Priam.
— Vous seriez mort si cela avait été un autre.
— Marwan est également ici ?
Il y eut une hésitation, quelque chose qui bascula dans le regard de Priam. Il avait feint l'intransigeance et il tint à sauver les apparences. Toutefois, la réserve fut de mise et englua sa réponse :
— Marwan de Balm est mort à Azerys.
La mince insurrection d'Azerys avait fait le tour de Loajess. La nouvelle n'avait échappé à personne et certainement pas au roi qui mettait un point d'honneur à rester informé, même repoussé aux frontières de Loajess. Il avait su qu'un allié insulaire d'Amaury avait trouvé la mort
Il semblait à Lyssandre que sa cicatrice, celle qui répandait ses filaments le long de son épaule jusqu'à remonter sur son cou, le brûlait. Le jeune seigneur de Balm avait trouvé la mort et il ne savait pas s'il se sentait affecté. D'autres se seraient réjouis, en plus d'être un ennemi, Marwan vouait une haine personne au prince. Lyssandre n'arrivait pas à identifier son sentiment. Il peinait à y croire.
Le silence s'étira d'interminables secondes. Ils avaient tant à se dire que ni l'un ni l'autre ne parvenait à briser la glace. Les priorités se noyaient dans une marée de mots qu'ils ne prononceraient pas.
— Nausicaa épousera bientôt le marquis de Laval. Quant à Miriild, elle...
Les yeux de Lyssandre s'étaient arrondis d'effroi. Il n'avait pas envie d'entendre cela, pas envie d'obtenir une pareille confirmation.
— Elle redeviendra reine de Loajess en épousant mon père, acheva Priam, qui se voulait imperturbable.
— Je le savais, dit Lyssandre, d'une voix blanche. Je suppose que je n'avais pas envie de le croire. J'ai préféré penser qu'il s'agissait d'une rumeur un peu tenace. Les vieilles habitudes ont la peau dure.
Il ponctua ces mots d'un pâle sourire. Il était vrai qu'une ambiguïté enveloppait cette annonce, le roi n'ayant pas confirmé les rumeurs plus officiellement, sinon au palais. Manifestement, Amaury préférait se payer le luxe d'un doute soufflé auprès de ses ennemis. Un doute révolterait moins qu'une certitude et le roi jouait avec le feu. Entre vigilance et imprudence, entre coup de chance et coup de maître.
Les épaules basses, Lyssandre recula pour se reposer sur le rebord de la fenêtre. Il avait parfois du mal à envisager le passage du temps. Amaury ne restait pas les bras croisés en attendant bien tranquillement de le cueillir dans son refuge, preuve en était ce jour-là. Ces deux mariages renforçaient son implantation au pouvoir et sa visite à Yersach lui permettait de tâter un terrain diplomatique négligé par son frère et d'effectuer quelques vérifications de rigueur. Retrouver la trace de Lyssandre était l'une d'elles et l'intéressé le savait.
— Amaury t'a ordonné de me trouver, n'est-ce pas ?
— Il me l'a demandé, oui.
Lyssandre grimaça. Le terme lui paraissait léger, mais il ignorait quelle relation entretenait le père et le fils. Il ignorait même les circonstances exactes de leurs retrouvailles, sinon que la prise d'otages à l'Episkapal avait permis à Amaury de ramener Priam à ses côtés. Il pouvait avoir fait de lui une marionnette bien docile, une arme tout aussi efficace que l'était Dhelia.
— Je pourrais vous livrer à lui, cousin.
Il avait prononcé ces mots comme s'il mettait Lyssandre au défi de l'en empêcher, comme s'il attendait une réaction de sa part. Peut-être espérait-il lui tirer une réaction, mais pris de court, le prince n'en fit rien.
— C'est ce qu'il attend de moi.
Face à face, les deux hommes se considéraient sans toutefois se reconnaître.
— Penses-tu que je doive me rendre ?
La contenance de Priam fut ébranlée. Si Lyssandre maîtrisait mal les enjeux que comprenait la position de son jeune cousin, le principal intéressé ne saisissait pas chaque subtilité. Même ses remises en doute infernales n'étaient pas parvenues à une réponse claire.
— Ton père est ici, je n'ai qu'à me présenter devant lui, à rendre les armes. Il n'y aura pas de combat, pas de bains de sang, pas de vies impunément volées.
— Ce serait adhérer à la facilité.
— Ce serait donner satisfaction à ton père.
Amaury ne demandait rien de mieux que de voir ses machinations menées à bien. Lyssandre avait cru la partie finie lors de son départ, pour lui comme pour son oncle, mais ce dernier l'avait détrompé. La partie n'était pas achevée et ne le serait pas avant que tous les pions ne soient tombés.
— Tu n'as pas répondu à ma question, lui fit remarquer Lyssandre.
— J'ai toujours pensé que votre cause était juste et j'ai toujours eu le plus grand respect pour vous.
— Qu'ai-je fait pour perdre l'estime que vous me portiez ?
Le masque d'assurance et de rigueur militaire de Priam s'était fissuré pour qu'apparaissaient ses premiers écueils. Il y avait une fragilité peu commune, une humanité chère à Lyssandre et qui lui rappela le garçon raillé par la Cour. Son statut de prince ne lui avait jamais offert le respect. Il était un bâtard avant d'être de sang royal et, de fait, sa légitimité se résumait à peu de choses.
— Rien. Vous n'y pouvez rien.
Et cette injustice répugnait Priam, elle le répugnait et l'empêchait d'adhérer au moindre parti. Rien n'était mis en œuvre pour lui faciliter la tâche.
— Est-ce que je peux te faire confiance ? s'enquit Lyssandre.
— Je...
D'un geste rageur du visage, un peu désespéré aussi, Priam rejeta un flot de pensées que son cerveau déversait sans cesse. Il trancha, après avoir pincé les lèvres et s'être répandu en mouvements incontrôlés et nerveux :
— J'ai prêté serment auprès de vous.
— Un serment se brise et la couronne n'est plus mienne. Vous êtes en droit de reconsidérer votre position et... et je ne pense pas que je vous en voudrai.
Priam trépignait. Chaque seconde qui lui imposait la présence de son cousin l'incommodait. Son regard fuyait avec soin celui de Lyssandre.
— Je ne pourrai pas vous tenir coupable des actes de votre père.
— Ne pas agir revient à consentir.
Lyssandre reconnaissait les positions fermes de sa tante. Ils s'étaient tous les deux retrouvés sous la protection de Calypso.
Priam finit par céder et par se diriger par la porte après avoir lancé :
— La couronne n'a jamais fait de vous un roi, cousin.
Pas plus qu'elle faisait d'Amaury un souverain.
Et ils étaient nombreux, les rois sans couronne, et Lyssandre devina, en Priam, l'étoffe d'un de ceux-là. Derrière la fêlure des doutes, du deuil, d'une position qui n'était en rien confortable, il y avait l'honnêteté et la force, la grandeur d'âme et la bonté. La corruption de Loajess, celle dans laquelle l'adolescent baignait chaque jour, pouvait encore ruiner ce qui restait de bon en Priam. Après lui avoir arraché ses derniers remparts, Amaury jouissait des outils nécessaires à sa métamorphose.
Lyssandre lui préférait le doute, l'hésitation, et l'errance. Il regrettait seulement de ne pouvoir soulager la solitude d'une existence au moins aussi maudite que la sienne.
— Tout comme le palais ne fait pas le roi, approuva Lyssandre.
Priam ne chercha pas à s'enfuir. En revanche, il tenta de filer entre les doigts de son cousin.
— Priam ! le héla Lyssandre. Aurais-tu une idée de ce que ton père prépare ?
Les épaules de Priam se tendirent et celles de Lyssandre se détendirent. Il n'obtiendrait pas de réponse et pour cause, il avait conscience que son audace était vouée à l'échec.
— Oublie cela, je...
— Je ne sais pas, répondit l'adolescent.
Pour la première fois, la fêlure que Lyssandre avait deviné lui éclata au visage. Les fragments de Priam se répondirent, le doute triompha.
— Il... Même s'il repart les mains vides, il reviendra. Ce n'est que partie remise. La prochaine fois, il fera tomber la forteresse.
Cette visite de courtoisie n'était qu'une formalité diplomatique avant de prendre les armes. Si Tryarn commettait un impair digne de justifier une intervention armée dans les régions du Nord, cela épargnerait la peine de créer de toute pièce une excuse. Amaury avait fait le déplacement à titre de divertissement.
— Éloignez-vous, prince, martela une voix, à travers les draps.
Cette fois, il s'agissait bien de Cassien. Priam obéit sans faire état de son absence d'amabilité, au lieu de quoi il présenta ses mains bien visibles. Son visage commençait à se modeler une expression de soldat et une tension s'invita dans les épaules de Cassien. Cela le perturba plus qu'il ne le suggéra.
— Un Oiseau de votre père approche, grinça Cassien, carré dans l'encadrement de la porte.
— Je... Je me charge de l'éloigner d'ici et de pousser mon père à partir.
Il en prenait la responsabilité comme manière d'adoucir le constat et cet échange peu engageant. Un échange qui, en lui-même, ne permettait pas de savoir si une alliance était encore possible ou si Lyssandre ne pouvait compter que sur la discrétion de Priam en souvenir d'une lointaine époque.
Cassien refusa de s'écarter pour laisser circuler l'adolescent. Sa haute stature ne laissait au garçon aucune solution de repli.
— Au nom de quoi le roi peut-il vous accorder notre confiance ?
— Äzmelan est silencieux depuis des semaines. Le mariage de mon père est autant une manière de solidifier le Traité qu'une façon de tenir le tyran en respect. Mon père le craint, tout comme il ne vous sous-estime plus. Azerys n'adhère pas à la prise de pouvoir et elle n'est pas la seule.
Priam n'avait pas repris son souffle une seule fois et avala une bouffée d'air.
— En ce qui me concerne, il a toute ma confiance.
Il le regretterait peut-être. Cassien émettait d'ailleurs quelques réserves à ce sujet. Priam rivalisait de maladresses : monnayer des informations confidentielles ne lui permettrait pas d'acheter la confiance de qui que ce soit.
Cassien et Priam se jaugèrent tous deux et à la manière dont l'adolescent tint tête au chevalier, Lyssandre vit en son cousin un homme. Un homme fier qui cherchait sa route, qui la traçait tant bien que mal, alors que personne ne semblait disposé à lui faciliter la tâche. Il eut pitié de ce garçon pour lequel il nourrissait une affection particulière.
Pitié pour le pion qu'Amaury tendait à créer, pitié de ne pouvoir lui dire de crainte de briser ce qu'il restait du bâtard effacé, pupille de Calypso.
— Battez-vous, cousin, asséna Priam, sans quitter Cassien des yeux. Votre cause est juste et noble, vous la portez avec plus de courage que l'on a bien voulu vous prêter. Battez-vous, ne vous rendez surtout pas, et n'abandonnez jamais le combat.
Il avait prononcé ces mots en pleine connaissance de cause et, à l'écho que portait ses paroles, Lyssandre sut. Il sut que Priam était le pion d'Amaury, qu'il n'en ignorait rien, et que son père n'avait nul besoin d'user de la violence pour jouir de son obéissance.
Priam avait envie de croire la cause de son géniteur honorable, tout comme il avait espéré qu'Amaury fasse un roi honnête.
Il avait envie de se fondre dans ce fantasme de famille parfaite, d'existence sauvée grâce à l'arrivée quasi providentielle d'un homme qui revendiquait le titre de père. Priam y avait cru pendant un temps, mais la conscience ne s'accompagnait pas d'une rupture radicale. L'adolescent n'y parvenait pas. Pris entre deux feux, entre l'allégeance qu'il avait prêtée à Lyssandre et celle qu'il devait naturellement à son père, Priam ne savait plus où s'arrêtait sa pensée et où commençait celle des autres.
— Une nouvelle guerre va débuter, souligna Cassien.
— Si elle n'a pas déjà commencé.
Puis, Priam fit face à Lyssandre pour ajouter, avec une rigueur militaire qui semblait s'inspirer de celle du chevalier :
— Préparez-vous au combat, cousin.
Lyssandre devait s'y résoudre. Il n'existait aucune solution qui excluait les armes. Pour la première fois, l'imminence des combats était mentionnée, à croire que le palais était saturé de cette tension, de cette menace.
Loajess s'apprêtait à retrouver une vieille amie. La guerre avait à peine cessé qu'une autre se préparait derrière les rideaux. Elle ne serait déclarée qu'à l'instant où les combats débuteraient. Avant de réunir des soldats sur un champ de bataille niché entre deux montagnes, il fallait rallier à Yersach et au prince des alliés solides parmi les seigneurs qui pullulaient dans les régions environnantes. Face à un adversaire de la trempe d'Amaury, Tryarn et sa forteresse ne suffiraient pas à leur assurer la victoire.
Lyssandre convint que le temps de l'anonymat était révolu. Même si Amaury revenait de Yersach les bras vides, sa conviction demeurerait inchangée. Il resterait persuadé de la présence de son ennemi dans le Nord. Mieux valait-il lui donner raison et développer des alliances à visage recouvert.
— Je ne peux rien faire pour vous, conclut Priam, du bout des lèvres.
Il se glissa dans l'encadrement de la porte et y disparut non sans gratifier son cousin d'une dernière œillade lourde de sens.
Lorsque les pas cessèrent de résonner dans les couloirs de Yersach, lorsque le silence retomba, Lyssandre pu reprendre son souffle. Il n'avait pas adressé à Priam tout ce qu'il avait sur le cœur. En fait, il n'avait pas laissé entendre le plus important. Il ne lui restait plus qu'à espérer que le regard qu'il avait adressé à son cousin, que son attitude, trahissait le fond de sa pensée.
Les poings serrés, Lyssandre ferma les yeux pour évacuer la frustration. La main de Cassien recouvrit brièvement la sienne, comme s'il cherchait à absorber un peu de cette contrariété, ou simplement de la comprendre.
Lyssandre pensa de toutes ses maigres forces :
Je ne t'ai pas abandonné, Priam.
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