Chapitre 21

Lyssandre ne sut jamais ce qui l'empêcha d'hurler, d'appeler à l'aide, de se perdre dans une réaction à la fois logique et disproportionnée. Il n'y avait qu'aux rois et aux soldats que l'on demandait de se montrer pudique face à l'appétit de la mort. Le commun des mortels n'y était pas soumis.

Il était ironique qu'un soldat menace son roi lorsque l'on avait conscience de cette règle implicite et cruelle.

Lyssandre n'avait pas moins peur qu'un autre.

— Qui ? Elle ?

La langue de Cassien n'avait pas pu fourcher. Pourtant, et si le roi avait refusé catégoriquement de s'appesantir sur les raisons de la trahison pour ne pas se blesser davantage, celles-ci s'étaient dévoilées dans leurs grandes lignes. Le chevalier s'était rangé derrière Amaury. Un roi plus sûr, peut-être plus à même de répondre à ses attentes, moins vulnérable aussi. Si Lyssandre s'était risqué à poser la question, sans souhaiter se heurter aux réponses, Cassien lui aurait peut-être répondu d'une voix neutre, tranchante, que les mauviettes n'étaient pas faites pour régner.

— Amaury ne vous a pas...

— Non.

Il ajouta :

— Pas Amaury.

Le reflet du visage de Lyssandre dans le poignard sursauta. Cassien se décala de quelques centimètres à peine, replia son bras et attrapa les cheveux de son prince d'une main rude pour rejeter le visage en arrière. Le cou se dévoila, blanc et laiteux. Le regard du chevalier s'attarda sur la cicatrice laissée par le soldat d'Äzmelan lors de la bataille du palais et sur la blessure fraîche infligée sous le menton par Tryarn.

— On nous observe. Laissez-vous faire, ne tentez rien d'inconsidéré.

— Mais, je...

— La fenêtre de votre balcon était déjà ouverte lorsque vous êtes entré. Un homme, sur la façade ouest, nous observe. Si on ne lui donne pas ce qu'il cherche, elle trouvera un autre moyen de se débarrasser de vous.

— Vous avez perdu la tête. Qui est cette femme, d'abord ? Et... et n'avez-vous pas été condamné aux cachots. Je l'ai demandé !

— Vous avez laissé mon sort entre les mains de ce seigneur, rétorqua Cassien, toujours dans un filet de voix aussi coupant que la lame qui menaçait toujours la chair de Lyssandre.

— Vous m'avez trahi. Vous m'avez trahi en tant que roi et en tant qu'homme.

Pour la première fois, une colère ombrageuse se déploya sur le visage de Cassien. Une colère qui aurait pu déchaîner toute la violence. Une colère proche de l'indignation, perfide et vile, qui inspirait d'ordinaire au chevalier toute la brutalité froide et immédiate dont il était capable. Il aurait pu redevenir le soldat ordinaire, capable de tuer sans sourciller, le soldat extraordinaire, capable d'accomplir cette tâche mieux que personne.

Il avait tué des hommes pour parvenir jusqu'ici, de sang-froid et sans que la culpabilité ne l'assaille. Elle n'était jamais loin, elle finissait toujours par revenir le hanter, mais Cassien avait payé son dû. Seulement, pas auprès de la bonne personne. Ses doigts maltraitèrent le cuir chevelu de Lyssandre qui peinait à soutenir le regard du chevalier.

— Nous règlerons nos comptes plus tard.

— Certainement pas. Tant que vous ne m'aurez pas présenté les explications que je mérite, je ne cesserai de vous considérer comme le traître. Le seul titre que vous n'avez pas volé !

— Eh bien soit !

Cassien renonça à se justifier. La réaction de Lyssandre, il aurait pu la prévoir tant elle était naturelle pour n'importe qui, sauf pour lui, mais elle lui inspirait un sourd agacement.

Le chevalier ne jeta pas un seul à regard à la fenêtre ouverte, au spectateur de son exploit. Son geste fut sûr lorsqu'il lui arracha un cri en frappant sa mâchoire du manche de son poignard. Du tranchant, il rasa ensuite la peau de Lyssandre dans un trait proche de l'horizontal. Il cueillit le regard incrédule de son prince dans une gerbe de sang frais et rattrapa le corps qui s'effondra entre ses bras pour ce qui fut leur dernière étreinte.

***

Une femme faisait les cent pas le long de l'immense balcon de sa suite. Elle semblait anxieuse, bien que le voile qui effaçait les traits de son visage ne permettait pas d'en émettre la certitude.

La nuit était glaciale, mais elle ne se réfugia pas à l'intérieur de Yersach. Ce refuge avait son charme, mais les températures douces, l'ambiance mélancolique de sa demeure, lui manquaient. Plus aucun doute ne ternissait son jugement. Il lui avait pris de remettre en question sa décision lorsque la vengeance tardait à se présenter, mais à présent... À présent elle ne voyait plus aucune raison de douter.

Quelques flocons de neige dansaient dans l'air, minuscules et brillants. Elle observait leur course tout en faisant jouer ses ongles contre le plat de la balustrade. L'attente allait la rendre folle.

La femme pressentit la présence avant que le moindre indice ne déclare sa venue. L'espion qu'elle avait missionné était là, parfaitement immobile, pas effrayé pour un sou. Elle avait tout de suite lu en lui l'étoffe d'un tueur parfait, plus efficace que tous les soldats qui se seraient effondrés, qui auraient refusé son offre pourtant généreuse. Lui n'était pas en position de refuser, lui ne tremblerait pas au moment de cueillir la vie du prince au bout de son poignard.

Elle n'en demandait pas plus.

— Alors ? s'enquit-elle, et sa voix claqua au vent.

Les bourrasques fouettaient son voile lourd et encombrant, mais elle ne s'en soulagea pas. Les circonstances dans lesquelles elle avait été forcée de survivre l'avait poussée à se montrer vigilante.

— Amaury ne compte à compter de ce soir plus le moindre rival.

— Je me fiche de cet usurpateur et de ses mises en scène de comédien.

— Vous l'avez aidé, ce soir, madame.

— Duchesse ! le corrigea-t-elle, le mot crissant contre ses lèvres comme si elle n'était elle-même pas habituée à l'entendre.

Cassien lui accorda le titre sans même cligner des yeux. Ses épaules étaient raides, ses mains ne tarderaient pas à être transies par le froid. Celles de la femme, pourtant recouvertes par des gants en velour, semblaient pétrifiées.

— Tu pourras lui quérir la nouvelle, je suis persuadé qu'il n'attend que cela.

— Le roi a envoyé ses soldats dans tout Loajess pour retrouver la trace de son neveu...

— Et il est délicieusement ironique qu'une femme qui se moque de la récompense, qui se moque de la cause qu'il desserre, lui serve ce qu'il souhaite sur un plateau d'argent, compléta-t-elle.

Elle jubilait, bien que la retenue dont elle était dotée estompe le triomphe qui suintait dans sa voix, dans le plus petite de ses mots.

— Les portes de Yersach vous sont ouvertes, chevalier. J'y ai veillé, comme je vous l'avais promis. Quitté ce château dès ce soir et ne vous arrêtez pas avant d'avoir atteint le palais.

L'intéressé opina avant de recula d'un pas, de se dérober dans l'ombre portée par la pierre de la forteresse. Il allait y disparaître entièrement, s'y plonger tout à fait, lorsque la voix féminine le retint encore :

— Attendez ! Je vous avais demandé une preuve de sa mort. Une preuve que vous aviez bien tué Lyssandre de Loajess. Où est-elle ?

— Je n'ai pas pu traîner le corps jusqu'ici, ma... duchesse, question de discrétion.

— Cela va de soi, s'agaça-t-elle, en chassant un flocon trop audacieux qui voltigeait trop près de son visage.

Cassien approcha et extirpa de la poche de ses haillons la preuve requise. Il avança jusqu'à ce que la femme tende la main vers la mèche de cheveux.

Une mèche de cheveux blonde ensanglantée.

— Je l'ai arrachée au scalp du prince avant qu'il n'exhale son dernier souffle, articula le chevalier.

La commanditaire étudia le regard de Cassien, fouilla à l'intérieur pour y déceler une forme de culpabilité, quoi que ce soit qui évoquerait les regrets ou encore le mensonge, et finit par céder. Il n'y avait, dans les yeux de cet homme, qu'une détermination inhumaine, ravagée par des actes regrettables.

— Vous me feriez presque de la peine.

Lentement, elle souleva le voile qui obscurcissait ses traits, qui taisait son identité, secrète, même en ces lieux. Se dévoilèrent ses cheveux tissés de gris et relevés en un chignon serré, ses pommettes dessinées et ses joues creusés par l'âge, et ses yeux perçants.

Mora de Lanceny tenait à voir de ses yeux la preuve, sans voile, sans faux semblants.

— Votre regard est aussi éteint que celui du prince à cet instant même.

Elle porta sa main jusqu'à celle de Cassien qui ouvrit les doigts. Le blond pur était celui de Lyssandre, quant au sang... Il poissait la longue mèche arrachée au point où, si elle n'avait pas eu le cœur solide, cette vue l'aurait répugnée.

— Le corps de Lyssandre ne sera retrouvé qu'à l'aube au plus tôt demain, cela vous laisse le temps de fuir assez loin pour ne pas craindre les cavaliers de Yersach. Vous serez déclaré coupable, avec l'évasion que je simulerai, mais les hommes de Tryarn ne s'aventureront jamais plus loin que leurs terres. Cette rivalité entre le Nord et le reste de Loajess a bien ses avantages, parfois. Les hommes trouvent toujours matière à se battre.

— Et les faibles à se venger ! tonna une voix rauque, derrière Cassien.

L'expression qui coula le long du visage de Mora, passant du contrôle absolu et jouissif à la crainte alerte, à la conscience de l'erreur commise qui s'annonçait, peu à peu, valait tout le soin porté à cette mise en scène.

Le regard de Mora ne s'attarda pas sur la figure colossale qui s'invitait dans le sillage du chevalier, mais sur le sang qui dégoulinait sur le bras de celui-ci. Ses mains emprisonnèrent son avant-bras pour remonter le vêtement sombre jusqu'à son coude. Le brun du vêtement, rongé par les ombres nocturnes, par le brouillard qui couvrait tout, jusqu'au balcon, avait presque effacé la tâche de sang s'élargissait. L'avant-bras avait été tailladé sur sa longueur en une plaie profonde, mais propre.

— Maudit soyez-vous, vous m'avez dupé !

— Le roi des maudits respire toujours, souffla Cassien, à un souffle de sa bouche.

Lyssandre s'était détaché de l'ombre lui aussi. Son visage était constellé de gouttes de sang encore fraîches.

Un sang qui, de toute évidence, n'était pas le sien.

Les ongles de Mora s'enfoncèrent dans la chair meurtrie de Cassien, plongèrent dans le sang qui n'avait pas cessé de couler. Elle voulait lui arracher une plainte animale, ou du moins une grimace. Elle n'obtint rien de lui.

— Je vous ai recueillie sous mon toit parce les Lanceny ont jadis été les seuls à offrir leur aide à Yersach et au Nord.

— Une aide qui n'était pas désintéressé. Vous êtes si simplets, par-delà les montagnes que c'en est risible ! Vous renfermez des matières précieuses que votre père nous a permis d'exploiter jadis, dans le plus grand secret, pour ne froisser personne. Vous méprisez la diplomatie, les jeux de pouvoir, et vous leur préférez l'authenticité d'un rapport de force brut, pauvre imbécile, mais votre propre père avait au moins compris comment les règles du jeu s'appliquaient. Elles ne laissent pas de place aux faibles comme ce couard de prince, mais elles demandent un doigté dont les gens comme vous sont dénués.

— Votre famille est décimée, Mora, intervint soudain Lyssandre. Vous êtes bien mal placée pour pointer du doigt l'échec d'autrui.

— Dois-je vous rappeler, misérable prince, qui les a tués ? Qui est à l'origine de la chute des Lanceny ? Rafraîchissez-moi la mémoire !

Lyssandre cilla. Il n'y avait rien de plus insupportable à ses yeux qu'on lui rappelle qu'il était impliqué, de près ou de loin, dans la mort d'hommes et de femmes. Parfaits inconnus, ennemis, amis, peu importait, c'était autant de cœur qui avait cessé de battre, de bouches qui s'étaient tues, de rire qu'on n'entendrait plus, de sourires qu'on avait arrachés.

— Votre frère, le duc de Lanceny, a été assassiné par Elénaure de Lanceny, son épouse, et noyé dans le lac qui borde Phortlys avec votre complicité.

Le visage de Mora se tordit en une hideuse grimace. Lyssandre poursuivit et, à chaque accusation, il esquissait un pas de plus.

— Romie de Loajess, descendante directe des Lanceny, a été tuée au cours d'une révolte instillée par Amaury, actuel roi de Loajess.

— Une révolte que votre succession a suscitée, dont vous êtes coupable, rugit la femme, dans une pluie de postillons.

— Elénaure de Lanceny est tombée de la tour est du château...

— Ce n'était pas un accident !

— Poussée par Alzar, chevalier de Soann, lui-même mis à mort sous les yeux de la Cour par Äzmelan.

Les yeux de Mora roulaient dans leurs orbites et elle haletait. Une rage folle l'animait. Elle s'était crue près du but, elle l'avait effleuré du bout des doigts. L'échec lui avait dérobé sa dernière once de lucidité.

— Tybalt de Lanceny, fils d'Elénaure de Lanceny, mort en sa demeure, à Phortlys. Il s'est suicidé sous les yeux de sa fiancée. Voilà comment votre lignée s'est éteinte.

— Tant que je respire toujours, les Lanceny ne sont pas encore éteints.

— Vous avez tenu à perpétuer une tradition de trahison et de vengeance, Mora, énonça Tryarn, dans un calme à la fois sidérant et terrifiant.

Elle secoua vigoureusement la tête. Elle était acculée entre ses ennemis qui l'avaient démasquée avec une aisance quasi humiliante et le vide.

Le vide qui bordait Yersach entre deux falaises et quelques montagnes qui montaient jusqu'aux cieux.

— Rendez-vous, Mora, dit Lyssandre, d'une voix qu'il espéra convaincante. Il y a eu assez de mort, les Lanceny ont assez payé pour que vous n'ajoutiez une mort inutile à celle de la famille que vous avez perdue.

— La famille que vous m'avez volée, hurla-t-elle. Ne dissocier pas le résultat de ce qui l'a causé. C'est vous et vous seul qui avez entraîné leur disparition, vous seul le coupable !

En vérité, Mora se moquait des jeux de pouvoir, des desseins des puissants. Si elle avait obtenu la mort de Lyssandre comme trophée, si elle avait détruit la famille royale comme celle-ci avait détruit la sienne, peut-être se serait-elle retirée du devant de la scène. Elle ne demandait aucune reconnaissance, aucune gloire extirpée du passé. Elle serait partie vivre au milieu des souvenirs dont regorgeait Phortlys, ivre de son ambiance nostalgique, au milieu des tulipes blanches et des âmes damnées qui s'étaient éteintes.

— Et je vivrai avec cette culpabilité jusqu'à mon dernier souffle, que j'en suis véritablement coupable ou non. Je regrette leur mort, même s'ils ont désiré la mienne, je regrette qu'ils aient eu à mourir pour que je vive, c'est ma malédiction !

Celle de survivre aux autres, jusqu'à être le dernier. Jusqu'à ce que la culpabilité l'étouffe, jusqu'à ce que les fantômes soient plus nombreux que la présence des vivants. L'issue de ce triste destin était encore incertaine. Lyssandre avait-il survécu pour se mesurer à Amaury et périr, ou pour triompher de cet ultime ennemi ?

Sans que rien ne puisse prédire son acte, Mora referma à nouveau sa main sur le bras blessé de Cassien. Elle le broya dans une poigne inattendue et la surprise lui permit d'arracher au chevalier deux pas en avant. Il planta ensuite ses pieds dans le sol et elle lâcha le bras de l'homme pour s'accroupir. Elle extirpa d'une poche aménagée à hauteur de sa cheville une lame courte et biseautée dont elle se servit pour menacer Cassien.

— Reculez. Reculez, tous, ou je le tue !

Si Lyssandre douta de ses propos, certain que le chevalier aurait le dessus, avec ou sans arme, il obéit sans discuter. Il ne fallait jamais contrarier un être désespéré, poussé dans ses derniers retranchements, acculé jusqu'au bord du gouffre. Si Tybalt lui avait bien appris une leçon, c'était bien celle-ci.

Lorsqu'ils furent à une distance que Mora jugea raisonnable, elle escalada la rambarde, attrapa le bord pour lutter contre le vent qui soufflait sans pitié, et se redressa prudemment. Une précaution vaine. Lyssandre s'époumona :

— Descendez ! Ne faites pas cela, vous disiez tout à l'heure que les Lanceny n'étaient pas éteints. Vous disiez tout à l'heure que...

— Moi seule suis en mesure de décider de l'instant où la lignée s'éteindra et...

Une larme, capturée par l'éclat blafarde de la lune, qui perçait le voile du brouillard, roula le long de sa joue. Ses doigts que Lyssandre devina maigres tremblaient le long de sa robe.

— Et ils auraient tous aimé être témoins d'une nuit comme celle-ci pour s'éteindre.

Lyssandre en oublia toute prudence pour se précipita vers la rambarde. Il était arrivé à la hauteur de Cassien lorsque Mora écarta les bras. C'était une défaite comme une consécration. Le vide épousa son corps porté par le vent et elle chuta sans un son. Sans un bruit.

Le ventre de Lyssandre cogna la rambarde à pleine vitesse. Il n'avait pas ralenti et avait ouvert ses propres bras pour attraper Mora. Elle s'était déjà écrasée quelques centaines de mètres plus bas, contre une roche tranchante avalée par la nuit. Les mains ouvertes du prince ne retenaient rien, sinon un choc trop grand pour être absorbé. Yersach avait fait une victime, ce soir, la première par sa faute.

Mora avait compris que la seule chose qui puisse accabler Lyssandre plus que l'échec était sa propre mort. Les Lanceny avait toujours eu le goût des fins théâtrales et amères.

Un éclat de culpabilité supplémentaire.

Une ombre de plus qui le suivrait jusqu'au trépas.

Et ce présent était de ceux que Lyssandre ne pouvait refuser.

Elle n'avait pas pu obtenir sa mort, elle lui imposa la sienne. 

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