Chapitre 2

Lyssandre avait perdu toute notion du temps lorsqu'il referma ses doigts sur les rênes.

Combien de kilomètres sa monture avait-elle avalé au cours de la nuit ? Où se trouvait-il à présent ?

Son regard sec se posa tout autour de lui et il chercha, à travers les plantations, un indice de sa position. Dans la précipitation, il avait commis une erreur impardonnable, une erreur qui pourrait lui être fatale : il s'était contenté de s'enfoncer dans la nuit sans prêter gare aux chemins qu'il empruntait.

C'était comme si son cerveau avait sombré, lui aussi, qu'il avait cessé de fonctionner, de prendre note des détails qu'il rencontrait, et ce, durant plusieurs heures.

Lyssandre considéra, après avoir jeté un œil à la hauteur du soleil dans le ciel, que la matinée était déjà bien entamée. Il avait fui le palais depuis des heures. Peut-être cinq, ou sept, ou encore davantage. Seuls ses muscles endoloris, leurs plaintes au moindre geste, lui indiquaient l'effort colossal qu'il avait imposé à son corps.

Un corps déjà affaibli, dont chaque fragment grimaçait. Il l'avait oublié dans sa fuite, comme si son esprit avait bel et bien déserté, et ressentait au centuple les douleurs qui l'habitaient. La brûlure de la méduse s'éveilla à nouveau, vive et pénible, de son épaule jusqu'à la frontière de sa mâchoire. Un vertige saisit l'homme qui dut se faire violence pour ne pas céder.

Il réorienta son attention sur autre chose. Tout plutôt que sa souffrance, car s'apitoyer en pleine fuite revenait à signer son arrêt de mort. Le regard de Lyssandre se posa sur le ciel grisâtre, triste. Le soleil semblait lui aussi plus pâle et ses rayons n'offraient qu'un mince réconfort. Le jour était comme immobile, comme paralysé dans une représentation surnaturelle et terrifiante.

Lyssandre caressa l'encolure de sa monture qui semblait aux portes de l'épuisement. Son poil était collé par l'écume et il frémissait sous son cavalier à chaque pas.

— Je crois que nous nous sommes perdus.

Prononcer ces mots, les entendre se répandre et en ressentir l'écho, toute la manœuvre parut étrange aux yeux de Lyssandre. Comme si son corps ne s'était pas préparé à une telle possibilité, comme s'il pensait se taire à jamais.

Un sanglot échappa au roi.

Roi, il ne l'était plus, et quelques mois auparavant, il n'aurait jamais imaginé qu'il puisse se sentir si démuni, si diminué, à cette seule idée. Lyssandre se rappelait avoir souhaité se débarrasser de ce fardeau et réalisait combien il était ironique qu'il s'y accroche si fort. Amaury lui avait arraché la seule chose qui lui appartenait vraiment, la seule chose qui le caractérisait et qui le qualifiait et Lyssandre était certain qu'il ne parviendrait plus à être juste un homme. Il n'aimait pas le pouvoir par obsession, mais parce qu'il avait donné un sens à son existence.

Et on racontait qu'on prenait conscience de ce qui importe à l'instant où on le perd.

Il n'existait rien de plus vrai en ce monde.

Lyssandre était orphelin. Orphelin de son titre, de sa famille qui s'était définitivement éteinte, orphelin de Loajess.

Il fut saisi d'une envie effroyable, celle de laisser sa monture le mener où elle l'entendait, quitte à être conduit droit vers ses ennemis. Il dut se reprendre pour ne pas céder à cette facilité et il musela ses émotions dont le cours ruisselait, inépuisable, jusqu'à le rendre fou. Il enfouit la peur, l'abandon, la trahison, la mort dans les tréfonds de son être et referma ses jambes autour des flancs de son destrier.

— Il faut continuer, lui murmura-t-il.

Alors, ils empruntèrent un chemin, et un deuxième. Ils rebroussèrent chemin lorsqu'un sentier étroit les mena droit vers une gorge étroite, et tombèrent finalement sur un groupe de paysans. Lyssandre fut tenté de passer à leur hauteur, de cacher son visage, et de les saluer du bout des lèvres en espérant ne pas être reconnu. Il préféra se présenter à eux, conscient qu'il s'agissait peut-être là de son seul espoir de salut. Il les salua et leur demanda sa route, exactement comme l'aurait fait un voyageur égaré.

À la réflexion, c'était tout ce qu'il était.

— Vous payez combien le renseignement, m'sieur ? demanda un des hommes, le visage fermé.

Une femme aux mains couverts de cals s'approcha un peu, dévisagea ce drôle de personnage, qui n'était visiblement pas des leurs, et répondit à la place des autres, avant que Lyssandre ne prenne la parole :

— Vous êtes perdu, mon bon monsieur, mais si vous voulez retrouver votre route, sachez que vous êtes pas loin du cours de la Cia.

— La Cia, répéta Lyssandre.

— Oui, elle se jette dans le lit de l'Anoma à une cinquantaine de kilomètres plus au Sud. Continuez droit devant, vous devriez la rencontrer.

— Vieille pie, la Cia doit même pas franchissable à gué vu ce qui a plu ces dernières semaines ! cracha l'homme, vexé d'avoir manqué une occasion de mettre la main sur une somme rondelette.

L'intéressée se rebiffa, mais n'émit pas davantage de commentaire.

— Je vous remercie.

Il ne se désola de ne pas avoir une bourse sur lui, ou ne serait-ce que quelques pièces à offrir à ces gens. Il s'éloigna et suivit les indications à la lettre, jusqu'à ce que la Cia, fleuve qui traversait Loajess au Nord d'Halev. Tout ce qui se situait plus haut était considéré comme les régions du Nord, bien que les plus proches du fleuve étaient encore rattachés à l'autorité royale. Pour les autres, la situation était plus complexe et ces provinces jouissaient d'une indépendante illégale, mais presque entière.

En admirant le cours de la Cia, des souvenirs ressurgirent. Il se situait non loin d'une demeure nommée Ciamon et elle n'était pas étrangère au prince que Lyssandre avait été. Le cœur de celui-ci s'emballa dans sa poitrine. S'il parvenait à traverser le fleuve, alors il pouvait espérer trouver un abri, peut-être même un refuge. Les dires de l'homme croisé une heure plus tôt s'avéraient juste et les pluies des dernières semaines avaient gonflé les eaux jusqu'à leur donner une allure peu rassurante.

Lyssandre pensa à Calypso qui avait frôlé la mort dans des circonstances bien proches de celles-ci et déglutit.

Sa monture se montra réticente, mais à force de persuasion, l'homme parvint à lui intimer d'entrer dans le fleuve. Le courant se révéla plus violent qu'escompté et dès les premiers mètres, le cheval manqua d'être emporté par les flots. L'eau glacée imbiba les vêtements de Lyssandre et son destrier, terrifié, commença à nager, avant de se débattre farouchement. Son cavalier l'envoyait à la mort et aucune fuite n'était possible au cœur de ces eaux sombres.

— Je t'en prie, je t'en prie, continue...

Les implorations s'élevaient à peine plus haut que le fracas du fleuve changé en torrent et la peur se liquéfia dans les entrailles de l'homme. Il dut se rendre à l'évidence : ils n'y parviendraient pas.

Pas ainsi, du moins, et il dut rassembler tout son courage pour se laisser glisser de sa selle. Il avait pied, mais son visage était presque complètement immergé, et le cheval eut un brusque écart qui faillit l'écraser. Lyssandre attrapa les rênes tant bien que mal et tira d'un coup sec dessus. Il devait rappeler sa présence à sa monture, ou celle-ci l'entraînerait avec elle vers une mort certaine. S'il n'agissait pas vite, le cours de la Cia les emporterait tous les deux.

Lyssandre se débattit et tira le cheval en avant de toutes ses forces. Il manqua de perdre l'équilibre, une fois, deux fois, à une infinité de reprises. Il supplia son destrier de le suivre et, pas après pas, celui-ci obtempéra. Tétanisé par la peur, ils mirent de longues minutes à se tirer des eaux. Dans son élan, le cheval se précipita hors de la Cia et traîna Lyssandre derrière lui sur plusieurs mètres. La face écrasée contre le sol humide, le souffle court, le roi exilé était douloureusement vivant.

Il se retourna sur le dos pour contempler le ciel, pour redessiner du regard chaque nuage, pour prendre une respiration heurtée.

Vidé de toute son énergie, Lyssandre retrouva la force de chercher son cheval qui paissait une dizaine de mètres plus loin. Il ne l'enfourcha pas et poursuivit à pied. Le paysage commençait à lui évoquer un souvenir plus précis, avec ses forêts humides, ses ruisseaux et son charme singulier, indescriptible. Cela lui évoquait des fragments de son enfance et il ressentait à l'égard de ces paysages une nostalgie douloureuse.

Le pays cher à sa défunte génitrice.

Le Ciamon se profila, dans une clairière charmante. Lyssandre avait presque oublié combien il aimait cette demeure, ces pierres rosées et brunes, ses tours épatées et son jardin niché entre les bras de la structure ainsi que ses balcons ouverts sur la nature environnante. Rien n'avait changé. Seule la nature avait repris ses droits et Lyssandre le constata lorsqu'il approcha le château. Le jardin jadis entretenu avait un aspect négligé, bien que pas tout à fait abandonné. Quelqu'un prenait soin de ne pas entièrement laisser cette demeure à la merci des éléments et l'homme n'avait pas de doute quant à l'identité de ladite personne.

Calypso les avait menés là-bas, plusieurs fois par an, pour de courts séjours. Hélios avait été le seul dispensé de ces visites, presque ces pèlerinages, organisés par la dame de Loajess. Il avait connu Mélissandre, il en gardait un souvenir vague, mais authentique, et ces séjours n'avaient pas pour lui la même saveur que pour son frère et sa sœur. Il chérissait sa mémoire, l'image que sa mère lui avait laissée, et il était plus douloureux pour lui que pour quiconque de se rendre dans un endroit aussi cher à son cœur.

Lyssandre n'avait pas compris l'opinion de son aîné et lui en avait voulu pour refuser de les accompagner, là où Calypso avait fini par abdiquer. Désormais, il pouvait comprendre. Soann était entré dans une colère noire la première fois où sa sœur avait emmené ses enfants, sans son autorisation, au Ciamon, mais Calypso avait refusé d'admettre que l'idée était mauvaise. Si lui n'honorait pas la mémoire de son épouse comme elle le méritait, alors la dame s'en chargerait pour lui. Piqué dans son orgueil, le roi avait alors fermé les yeux sans toutefois encourager ces visites. Ses enfants y avaient passé des journées entières et Willow avait profondément aimé ces séjours puisqu'elle pouvait jouir d'une liberté qu'on ne lui permettait pas ailleurs. Derrière la silhouette imposante du Ciamon, Lyssandre entrevit celle, triste, presque endeuillée, du saule pleureur où la princesse aimait tant se recueillir ou s'amuser.

Le cœur lourd, Lyssandre posa sur ce décor un regard d'adulte. Un regard bien différent et embrassa des yeux son havre de paix d'autrefois. Il pourrait simplement y rester, ne rien demander à personne et ne plus jamais mettre les pieds à l'extérieur. Les derniers mois avaient fait de lui plus qu'un enfant égaré, incapable de grandir et d'affronter le monde, mais se confronter à ce refuge et à ses souvenirs lui fit prendre conscience qu'il n'avait peut-être pas tant changé.

Lyssandre mit pied à terre, poussa le lourd portail qui grinça, et traversa les jardins. Aucune parcelle n'avait été entretenue depuis plusieurs semaines, peut-être des mois. Lorsqu'il parvint à l'entrée du château, Lyssandre remarqua une minuscule parcelle encore entretenue et sourcilla. Il devait y avoir vingt fleurs, pas davantage, et en se penchant, il réalisa que le compte était rigoureusement exact.

Il y avait vingt lys et cela ne pouvait pas être un hasard.

L'automne approchait, peut-être même avait-il été entamé, Lyssandre n'en était plus bien certain, mais les pétales délicats des fleurs retombaient. D'ici à une semaine, il ne resterait de ces lys qu'un tapis de pétales immaculés assemblés devant l'entrée du Ciamon.

Il cueillit un lys pour une année de sa vie et une émotion lui tordit les entrailles, s'enfonça au plus profond de son être.

Lyssandre s'immobilisa devant la plaque accrochée à gauche de la porte d'entrée et en parcourut les lignes.

À la plus juste des reines,

À la plus merveilleuse des femmes,

Mélissandre,

Éternellement.

Ces mots auraient pu appartenir à Soann, mais Lyssandre avait l'intime conviction que ces dires ne lui appartenaient pas. Il posa une main contre la plaque et un râle lui échappa. Il avait les yeux humides de larmes et ses jambes tremblaient sous son poids.

Il se jura que lorsqu'il en aura la possibilité, que s'il en avait la possibilité, il accrocherait une plaque jumelle à côté de celle de sa mère. Une plaque au nom de Calypso, car elle ne méritait pas de reposer ailleurs qu'au Ciamon.

Lyssandre pénétra à l'intérieur et le souffle vint à lui manquer. Chaque pas rappelait à lui une blessure, un tracas, une douleur éparse ou vive.

Lyssandre réalisa pour la première fois la mort de Calypso. Il n'avait pas compris ce qu'elle signifiait et son cerveau l'avait préservé durant des heures de la souffrance de sa disparition.

Il prit conscience de sa situation, d'à quel point elle était désespérée. Il n'avait aucune chance de s'en sortir vivant et Amaury ne tarderait pas à le déloger du Ciamon pour abattre le dernier rempart à sa course au pouvoir.

Il disséqua un à un les éléments qui avaient entraîné sa chute ainsi que ses conséquences. Lyssandre avait abandonné Miriild et Nausicaa aux mains de l'ennemi et il ne possédait à ce jour aucune nouvelle de Priam.

Vint enfin la trahison de Cassien, son abandon, et le sentiment odieux qui l'accompagna.

La respiration de Lyssandre résonnait dans les couloirs déserts, d'abord sifflante, puis inaudible. La bouche ouverte, une main portée à sa gorge, l'air ne s'y engouffrait plus. De toutes les émotions, la terreur le paralysa et il s'effondra sur le carrelage glacé. Il crut mourir, la panique s'infiltrant dans son être pour le détruire, pièce par pièce. Les émotions l'immergeaient, enfonçaient son visage dans ces eaux troubles parmi lesquelles se confondaient l'effroi et l'abandon, la déception et la

Il ne sut pas par quel miracle il parvint à prendre une profonde inspiration. La douleur fendit ses poumons

Lyssandre se recroquevilla sur lui-même. Il éclata en sanglots bruyants, en inspirations anarchiques, en râles d'agonie.

Le roi sans couronne vola en éclats.

Et dans ce chaos de larmes et de souffrance trop longtemps tue, il pleura longtemps.

Lyssandre avait laissé tomber le lys à ses pieds et ses mains s'ouvraient pour attraper des souvenirs volés, des

Dans la demeure de Mélissandre, au Ciamon, ressurgissait ses plus grandes faiblesses. Il redevenait cet être auquel on avait donné le nom d'une défunte et qui n'avait jamais réussi à se construire.

Lyssandre gisait, au milieu des décombres de sa propre vie gâchée, au milieu des fragments de ses échecs, de ses peurs les plus terribles et de son humiliante humanité.

Dans un sursaut, dans un hoquet douloureux, les mains entourant ses genoux comme pour se bercer, il articula un mot :

— Maman...


Au cas où certains se demandaient si j'allais être plus conciliante et plus sympa avec ce cher Lyssandre, voici un élément de réponse :) Ce dernier tome est destiné à représenter l'apogée de son développement, autant se lancer dès le début. Un roi seul, vulnérable, illégitime et exilé, rien que ça !

Promis, je lui réserve des moments plus agréables, moins rudes. Mais pour ça, il faudra qu'il retrouve Cassien, ou que Cassien le retrouve, au choix !

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