Chapitre 18
Yersach était un palais qui culminait à plusieurs centaines de mètres de hauteur. Ses tours s'agrippaient aux pics des roches et son plateau avait été bâti sur une plateforme naturelle aux pourtours irréguliers.
La forteresse, nichée à flanc de ces montagnes vertigineuses, semblait s'être adaptée au climat hostile, aux neiges quasi éternelles qui saupoudraient d'un peu de blanc cette grisaille mêlée aux touches de vert des sapins dont la cime chatouillait la surface du ciel. Ciel qui se paraît de mille nuances crues, jetées violemment sur la toile.
Yersach, comme les montagnes qui l'enveloppaient dans son manteau de roches, de neige et de conifères démesurés, possédait cette beauté jamais vue. Authentique. Lyssandre, en admirant les balcons qui bordaient les flancs du château, en s'émerveillant face au génie des hommes qui avait façonné ces merveilles qui n'avaient rien à envier au palais royal, n'ignorait pas sa dangerosité. C'était comme admirer un prédateur.
L'intérieur de la forteresse ne ressemblait à rien que Lyssandre avait déjà rencontré. Loin du charme des quartiers d'Halev ou de ceux de l'Est du Royaume, Lyssandre prêtait à ces couloirs un charme brut, violent. Les reliefs qui décoraient les murs nus étaient taillés dans la pierre directement, sans dorures, sans fioritures. Le prince avait passé les doigts sur les arêtes tranchantes, jeté un œil à travers les meurtrières, avait traversé l'une des cours intérieures, retenu l'attention des quelques occupants d'Yersach, pour finalement se pencher vers l'une des curiosités de la forteresse : les sujets qu'elle accueillait. Ils habitaient l'enceinte, protégée de l'hiver par les murs centenaires, et cette cours immense recelait d'activités. Des forgerons, des marchands, des tailleurs de pierre, de braves gens venus vendre des matières premières comme des denrées rares. Loin de tout, le sucre valait de l'or, et ces familles subsistaient avec une dignité, une entraide, que Lyssandre jugea fascinante.
Ce monde qui bordait le sien semblait être régi par d'autres lois.
— Comment avez-vous pu vous acclimater à la vie du palais après avoir connu celle-ci ? s'enquit Lyssandre.
Artell l'avait approché sans un bruit et inclina le visage. Un hématome couvrait sa joue gauche.
— Les premières semaines ont été rudes, pas tant pour le mal du pays que pour la mentalité des sujets du roi.
Lyssandre acquiesça pensivement. Les avant-bras posés sur le rebord d'un des innombrables balcons, il ne se lassait pas d'observer le quotidien de ces gens. Il n'avait jamais pris le temps d'analyser celui de ses propres sujets et il s'interrogeait : était-il si différent ? Le prince ne pourrait sans doute pas intégrer les rues d'Halev aussi aisément que les murs d'Yersach.
— Êtes-vous prêts ? s'enquit brusquement Artell.
— Je suppose.
Ses brusques accès de courage le laissaient pantelants, un peu déboussolés, comme s'ils ne lui appartenaient pas réellement. La nuit tombait, une journée s'était écoulée, et lorsqu'Artell lui avait annoncé un dîner en compagnie de Tryarn et de quelques gens de sa suite, il avait acquiescé. Non seulement il aurait été malvenu de refuser, mais il n'en possédait plus le droit. L'ancien général ne l'avait pas confirmé, mais Lyssandre s'en faisait une idée assez précise.
— Qu'est-ce que je risque ?
— En acceptant l'invitation ?
— En refusant de fuir.
— Mon oncle ne vous tuera pas, mais ne le sous-estimez pas. C'est un homme du Nord qui n'a pas une conscience de ce qui est admissible en public et de ce qu'il ne l'est pas. Nos mœurs sont différentes, le rapport aux supérieurs l'est également. Ces régions ne veulent pas être associés au trône de Loajess.
— J'ai étudié les rapports entre le Nord et le reste du Royaume, sans comprendre les raisons qui ont justifié une telle dégradation.
— Les différences d'opinion, les différents besoins. Les têtes couronnées n'ont jamais pris au sérieux les difficultés auxquelles le Nord faisait face. Certaines années ont failli décimer les peuples des montagnes, établis plus loin encore qu'Yersach au cœur même des roches qui supportent la structure de la forteresse. Tryarn, son père, et ses prédécesseurs, ont subi des famines, ont dû refuser d'ouvrir leurs portes à des familles qui sont allées mourir plus loin. Ils n'ont jamais pardonné à Loajess de n'être jamais intervenu alors que ses richesses auraient permis à ces malheureux de ne plus mourir de faim. Le Nord a vécu dans cette crainte, hiver après hiver, et Loajess a préféré les bals, et se ruiner à la guerre. Les belles promesses de vos ancêtres ont fini par anéantir le peu de confiance qui demeurait.
Les yeux de Lyssandre papillonnèrent. Les mensonges et la négligence de ses aïeux pesaient sur sa conscience
Le prince se pencha pour admirer la brume qui s'amassait autour d'Yersach. Elle ne quittait jamais vraiment les montagnes, mais lorsque la nuit tombait, lorsque le soleil rasait la terre, elle estompait les ombres des pics alentours. L'atmosphère qu'elle engendrait était presque mystique et certains voyageurs comparaient le Nord avec l'image que l'on prêtait communément à Elther, le troisième Royaume, par-delà la mer. Cette terre de magie, le Nord était le point géographique qui s'en rapprochait le plus et les plus superstitieux allaient jusqu'à imaginer certains mages avaient émigrés jusqu'à ces régions reculées pour y pratiquement leurs arts sombres. Lyssandre en appréciait simplement la beauté des formes qui semblaient s'évaporer dans les nuages et la brume, dans les arabesques opaques qu'elle dessinait.
— Le Nord n'intéresse pas la Couronne, admit Lyssandre, du bout des lèvres.
— Ses matières premières ne sont pas assez attrayantes. Le charbon qu'on y trouve en quantité nécessite des moyens d'extraction trop considérables et des risques qu'aucun ambitieux n'est prêt à prendre.
Ils avaient posé le doigt sur des décennies de méfiance et de rancœur. Ce que le Nord avait constitué, c'était presque une nation à part en entière. Ses habitants, et ses dirigeants en priorité, revendiquaient haut et fort leur désir d'indépendance.
— Il est ironique que vous vous soyez rendu au palais malgré le peu d'estime que les vôtres nourrissent à l'égard des politiques et des courtisans.
— C'était une autre époque. Vous étiez à peine né et votre père savait se montrer... convaincant. Suffisamment pour que Tryarn consente à miser une dernière fois sur une entente inespérée.
— Mon père n'a jamais tenu ses promesses, je présume.
— Vous devinez bien.
— Vous n'êtes jamais rentré au pays.
Artell secoua la tête. Le Nord ne lui semblait alors pas suffisamment vaste. Le bâtard des Kalcyra, dont il ne portera jamais le nom, désirait plus grand qu'une vie dans l'ombre. De la vanité ou de l'envie, qu'importait le motif, l'avait poussé à suivre les encouragements de ses supérieurs. Artell était un soldat doué et, plus encore que sa maîtrise de la lame, il se révélait être un meneur d'hommes hors-pair.
— J'ignore ce que mon oncle vous a préparé, mais le discours que vous avez tenu hier vous a sauvé la vie.
— Il aurait pu me tuer.
— Ne le sous-estimez jamais.
Si Tryarn n'était pas un monstre sans cœur, les hivers sans pitié l'avaient forgé. Il était dangereux, car prêt à tout. Absolument à tout.
— Puis-je compter sur vous ?
— Il est préférable que vous ne comptiez que sur vous-même, c'est ce que mon oncle recherche.
Tryarn le mettrait à l'épreuve pour s'assurer que ce prince possédait l'étoffe d'un souverain.
— Je vous demande si je peux me reposer sur vous.
S'il pouvait lui présenter son dos sans craindre qu'une lame ne surgisse de l'obscurité pour tailler la chair vulnérable. Ce sursaut de méfiance, que le petit prince monté sur le trône quelques mois auparavant ne possédait pas, interpella Artell.
Le petit prince avait bien changé.
— Après ce que vous avez fait hier...
Cette manière d'appuyer la lame contre sa gorge, dans un geste d'abnégation absolue, ce penchant pour la tragédie que Lyssandre se connaissait bien.
— Considérez-moi comme votre fidèle soldat et appelez-moi par mon titre, Altesse.
— Bien, général, souffla Lyssandre.
Artell était le premier à se rallier à lui, exception faite de sa mère qui avait vu juste. Le prince tâcherait de se montrer digne de sa confiance.
***
Dans le silence de la longue tablée, seul le tintement des couverts sur les assiettes en émail se répondaient. Les bruits de mastication s'y mêlaient, assourdissants dans le calme qui régissait les règles du repas.
Lyssandre avait fini par parvenir à la conclusion que les invités du seigneur avaient été tenus au silence. Certains étaient masqués, dans l'espoir de préserver leur anonymat, mais tous gardaient le visage baissé sur leurs assiettes. Celles-ci étaient pleines. Tryarn ne tenait pas à offrir au prince un visage trop misérable. La pitié de ses aïeux avait toujours secondé le mépris et depuis qu'il avait acquis la certitude qu'il n'y avait rien à espérer d'eux, l'homme avait tout mis en œuvre pour montrer du Nord un visage conquérant et fier.
Le silence épais rendait l'air consistant, trop pour que Lyssandre ne prenne la parole sans y avoir été invité. Ces visages masqués le mettaient mal à l'aise et il s'efforçait de ne pas regarder trop fixement ceux qui s'échinaient à se nourrir en passant la nourriture sous la toile épaisse de leur voile.
— Vous n'êtes pas bien bavard, prince de Loajess.
— Vous ne m'avez pas autorisé à prendre la parole.
Tryarn leva un sourcil. Il paraissait approuvé. De la docilité, Lyssandre en avait à revendre, il s'y était plié jusqu'à ses vingt ans. Jamais il ne s'était opposé à la volonté de son père. Soann n'avait pas pour habitude de prêter une oreille bienveillante aux bavardages de ses enfants et ne mangeait que rarement en leur compagnie. Seul Hélios avait droit à cet honneur plus d'une fois par semaine, mais Soann s'adressait à lui en dirigeant, non en sa qualité de père.
Il fallait croire qu'à ce titre, feu le roi avait toujours été d'une grande médiocrité.
— Par chez nous, les enfants ne sont pas autorisés à prendre la parole à table.
— Tout dépend alors à quel âge vous situez la majorité, avança Lyssandre.
Il avait pensé à évoquer le nom de son père pour effleurer un sujet sensible, pour qu'une conversation plus riche ne s'esquisse, mais il renonça. Si Tryarn ne paraissait pas être de plaisante humeur, le prince ne se risquerait pas à provoquer ses foudres.
— Puisque tout ce maudit Royaume s'accorde à vous considérer comme un adulte, je n'y manquerai pas.
— Fut un temps où il me semblait être un enfant dans un corps d'homme.
Tryarn tiqua à ces mots et Lyssandre ne releva pas. Le seigneur devait posséder une définition propre de ce que devait être la masculinité et le prince, avec ses cheveux blonds, son visage fin et dessiné, d'une beauté qui n'avait presque rien de réelle, avec ses yeux vert tendre bordés de cils clairs, ne s'approchait pas de cet idéal de virilité.
— L'âge n'est pas un indicateur, tout comme la sagesse n'est pas le fait de tous les anciens. À présent, il me semble être un vieillard enfermé dans un corps de jeune homme.
Aucune approbation parmi les invités. Tryarn avait-il ordonné leur présence pour l'intimider, pour observer son attitude en présence d'un public qui scruterait, même discrètement, le plus discret de ses gestes ? Il ne partageait pas le goût d'Amaury pour les mises en scène, mais aimait exercer son pouvoir sur ceux susceptibles de le remettre en doute. Il ne lésinait pas sur les moyens et Lyssandre savait qu'il s'agissait là d'une introduction. Raison pour laquelle il n'entrait pas dans le jeu de Tryarn, qu'il gardait les idées claires.
Pourtant, l'envie de noyer la peur dans le verre devant lui était impérieuse. Le liquide, d'un vert profond, presque noir sous certain angle, le narguait.
— Amaury revendique la figure du corbeau comme sienne et a nommé Oiseaux les hommes de sa garde. Le saviez-vous ?
— Oui, j'ai eu... l'occasion d'en rencontrer certains.
— Si Amaury est un oiseau, alors vous êtes un oisillon.
Lyssandre mâchait sans sourciller sa bouchée de haricots rouges tendres, cuits dans une sauce épaisse et goûteuse. Il maîtrisait le plus souvent l'art de ne rien laisser paraître et là où les émotions s'entrechoquaient à grand bruit à hauteur de son cœur, son visage s'était composé une expression neutre, digne.
— Un oisillon tombé du nid.
— Et l'oisillon a survécu à sa chute.
— L'oisillon n'en est pas moins faible.
Faible et sans défense. Au fond, depuis le Ciamon jusqu'au couvent, jusqu'à ce dîner orchestré par Tryarn, rien n'avait changé. À l'exception de sa volonté d'y remédier, peut-être.
L'oisillon n'avait jamais appris à voler.
— Méfiez-vous davantage du corbeau plutôt que de l'oisillon.
— Je vous écoute.
Tryarn s'était redressé. Il avait dompté ses cheveux noirs d'un coup de peigne et semblait presque avoir fait un effort de présentation.
— J'ai assisté à plusieurs discours de mon oncle avant qu'il ne s'empare du trône de Loajess. Il entend forger un monde nouveau et si nous nous accordons sur la nécessité de changer Loajess pour établir de nouvelles lois, pour abolir les institutions qui cultivent l'injustice et qui privilégient les élites sociales au mépris du plus grand nombre, je...
— Eh bien, si vous partagez les mêmes projets idéalistes, pourquoi ne lui confiez-vous pas le trône ? Vous n'y aviez jamais été destiné et le pouvoir est pour vos épaules un trop lourd fardeau.
Un fardeau que Lyssandre avait porté à bout de bras durant des mois, dans un contexte de guerre et de trahisons. Au travers de ces épreuves, le jeune roi avait pris conscience de la fragilité de Loajess, de ce qu'il restait à accomplir, du désir profond de changer ce qui devait l'être. Il s'était révélé ainsi et Lyssandre savait qu'il ne vivrait plus qu'en ce but, qu'il ne pourrait plus jamais retourner à ses poésies, à ses évasions oniriques, à ses rêveries interminables dans la bibliothèque du palais.
Ce n'était pas le pouvoir dont Lyssandre s'était épris, mais des possibilités de bouleversement qu'il l'accompagnait.
— Mon oncle n'est pas animé des meilleures intentions qui soient. Il est persuadé du contraire, mais il ne possède pas la qualité qui fera de lui le roi dont Loajess a besoin.
— Quelle est cette qualité ?
— Le désintérêt.
Amaury souhaitait le pouvoir pour lui seul et pour des raisons qui oscillaient entre la bonne volonté et le besoin d'assouvir sa vengeance.
— Le devoir doit primer sur les libertés qu'engendre le pouvoir.
— Vous vous en croyez capable ? l'interrogea Tryarn, penché sur la table. Vous n'êtes pas le premier à vous prétendre lesté des intentions les plus louables.
— Je suis conscient de mes faiblesses, des difficultés, de toutes les injures que vous m'adressez et de toutes celles qui m'ont été envoyées depuis ma naissance.
Lyssandre savait ce que cela coûtait d'être faible et l'empathie que cela lui conférait écrasait de loin celle de ses aïeux. En redoublant d'effort pour convaincre Tryarn, le prince cherchait à se persuader lui-même.
— Et en quoi les affaires familiales de Loajess m'intéressent-elles ?
— Dans la mesure où Amaury fera en sorte, tôt ou tard, de faire de vous son allié, que vous le vouliez ou non.
— Si Amaury souhaite que je me range de son côté, il lui faudra venir me chercher, dépouiller ma forteresse brique par brique pour m'en déloger.
— Cela n'empêchera pas la guerre d'arriver à votre porte si mon oncle n'obtient pas ce qu'il recherche.
— Cette guerre-là, je peux la mener sans vous.
Si Lyssandre le savait, si le fait de n'être indispensable à aucune cause, aussi noble soit-elle, ne lui avait pas échappé, l'entendre de vive voix le heurta et le silence retomba comme une chappe de plomb.
Silence qui lui retourna l'estomac au point où Lyssandre se força à porter la nourriture à ses lèvres, à mastiquer sans appétit, et à avaler, jusqu'à ce que Tryarn ne décide que la peine avait suffisamment duré.
— Nos coutumes exigent que les invités offrent un présent à leur hôte avant la fin du repas. Avant le dessert, ils sont supposés donner un présent en gage de reconnaissance.
L'inverse revenait à insulter le maître des lieux ainsi que toute sa suite. Lyssandre reposa ses couverts pour porter à ses lèvres le verre d'alcool abandonné devant lui. Le breuvage, bien plus fort que le vent servi au palais, brûla sa langue au point où il faillit recracher sa gorgée dans son assiette entamée. Le rouge lui monta aux joues et un homme, assis non loin de Tryarn, gloussa dans sa serviette.
— Je ne possède rien, croassa-t-il.
Ses poches vides en attestaient et Tryarn ne lui avait présenté cette tradition qu'afin de l'humilier.
— Ne vous en formalisez pas, il y a bien quelque chose que vous pouvez m'offrir.
Il leva la main et héla un domestique :
— Amenez-les.
Pour la première fois, Lyssandre croisa le regard en biais d'Artell qui se prêtait au jeu. Cela dura le temps d'un battement de cils avant que le général ne se prenne de fascination pour le contenu de son verre.
Défilèrent dans la pièce deux prisonniers escortés par autant de gardes. Un sac de tissu avait été jeté sur leurs têtes. Tryarn se chargea des présentations :
— Deux espions d'Amaury ont été repérés à Yersach hier, peu avant votre arrivée.
— Ils n'ont aucun lien avec...
Tryarn leva la main à nouveau. Les justifications de Lyssandre ne l'intéressaient guère.
Une femme, dont le visage disparaissait elle aussi sous un voile décoré de quelques motifs floraux, se leva, invita le prince à l'imiter et lui glissa un poignard à lame incurvée entre les doigts. L'un des gardes dévoila le visage du premier espion qui entreprit de se débattre, immobilisé par une poigne de fer.
— Tout ce que vous avez à faire, c'est de tuer cet homme. Enfoncer ce poignard sous sa gorge devrait suffire. Vous connaissez ce geste, vous m'avez invité à le faire pas plus tard qu'hier, rappelez-vous...
Lyssandre ouvrit la bouche et aucune parole ne s'en échappa. Il avait eu plus d'aisance la veille à offrir sa gorge à l'épée de Tryarn qu'à inverser les rôles. Lyssandre aurait voulu hurler qu'il ne sacrifierait la vie d'un homme pour donner à la sienne celle qu'il lui manquait. La violence qu'impliquait le poignard étranglé entre sa main lui était insupportable.
Entre les doigts de Lyssandre, la lame était si lourde qu'il craignait qu'elle ne lui échappe.
— C'est là le présent que vous demande. Prouvez votre valeur, prince, ou...
Le poignard teinta contre la pierre aux pieds du prince et Tryarn suivit sa chute avec dépit avant de claquer sa langue contre son palais.
— Dommage.
Le deuxième espion, toujours aveuglé par le sac en toile, s'agita soudain au point où le garde peinait à le maîtriser.
— Un impatient, commenta Tryarn. Peut-être aurez-vous moins de sympathie pour celui-ci.
Le poignard fut ramassé et alors que la tête lui tournait, Lyssandre sentit le poids s'inviter au creux de sa paume.
Une dernière chance de prouver sa valeur. Car c'était bien une mise à l'épreuve que Tryarn lui proposait, la deuxième d'une série qui ne se définissait pas par le nombre, mais par la réussite de Lyssandre.
Le regard de celui-ci se déposa à la surface d'un visage qui le rappela à une pleine et entière lucidité.
Douloureuse, la lucidité, aussi douloureuse que la violence du geste auquel il ne s'abaisserait pas.
Deux yeux gris, acérés comme des lames, taillèrent sur lame de Lyssandre la blessure qu'il avait refusé de graver.
Il était là, au palais comme à Farétal, au Ciamon comme à Yersach, aussi indissociable qu'une ombre, aussi inévitable qu'une condamnation.
La douleur la plus intime s'annonçait toujours de sa main.
— Chevalier ! laissa échapper Artell, dans une exclamation.
Cassien...
Qui d'autre ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top