Chapitre 17

Tryarn de Karcyra éclata d'un rire sonore.

Il venait de rentrer d'une chasse éprouvante. Les premiers instants de l'hiver nécessitaient l'ouverture officielle de cette pratique et si la cérémonie n'avait pas eu lieu, l'homme partait déjà en reconnaissance pour voir de ses yeux le gibier. Il n'était pas de ces chasseurs notoires, ces nobles qui tiraient le gibier noble pour parader avec une tête de cerf ou de sanglier. Ici, cette nature que les hommes avaient dominé à Loajess et qu'ils ne craignaient plus, pouvait à tout instant leur arracher le peu de contrôle dont ils disposaient. Dans ces terres hostiles, la chasse n'était pas tant un loisir de luxe qu'une nécessité de survie.

— Des espions, ici ? À Yersach ? Ils se sont perdus ?

— Non, seigneur. On ne les a trouvés aux alentours. Un était pratiquement mort de froid et...

Le jeune homme s'interrompit. Tryarn souriait de toutes ses dents. La nouvelle ne l'épouvantait pas, elle l'amusait. Si la chasse ne l'avait pas diverti, il pouvait compter sur cette intrusion pour égayer la fin de sa journée.

Dans le Nord, le soir tombait tôt et dans le palais, les ombres basses, serpentaient, noyaient les parterres.

— Et un autre avait déjà gagné l'enceinte de Yersach.

— Un qui est plus dégourdi que les autres.

— Ou qui fait cavalier seul.

— Doit-on les éliminer, seigneur ?

Tryarn ralentit le pas pour considérer la question. Il aurait pu ordonner une mise à mort sans fioriture, presque noble, car ces contrées possédaient une culture propre à ce sujet, mais il hésitait. Il y avait longtemps qu'Yersach n'avait pas connu de grand spectacle.

— Non, mets-les dans un cachot, pas trop loin, qu'on oublie pas qu'ils y moisissent. Ce sont des précieux et il leur faudra une mise à mort plus raffinée que les autres.

L'homme opina du chef avec vigueur. La perspective était réjouissante. Il ajouta :

— Que ce pleutre d'Amaury ne nous envoie pas d'autres.

Les espions succédaient aux messagers, quelle serait la prochaine étape ? Une armée envoyée aux portes du palais ? Tryarn leur souhaitait bien du plaisir, avec l'hiver qui s'annonçait !

Tryarn ouvrit la porte de son bureau, logé tout en haut du palais pour lui offrir une vue spectaculaire sur tout le reste de l'édifice. Il garda la main posée sur la poignée après avoir jeté un œil à l'intérieur. Son sourire aigu s'élargit tandis qu'il jetait, derrière son épaule :

— Ne les jetez pas au cachot ! Il me semble que nous allons avoir du spectacle plus tôt que prévu.

Puis, il se glissa à l'intérieur du bureau pour s'y enfermer sans plus de précaution.

La pièce, composée d'une entrée meublée de quelques sièges et d'une décoration minimale, qui laissait les murs nus, et d'une marche d'escalier qui menait vers le bureau massif du seigneur, un cortège de meubles pleins de documents officiels, d'archives. Pas un seul mouvement ne retint l'attention de Tryarn. Pourtant, une présence étrangère empestait les lieux.

Et il était doué d'un instinct hors du commun.

— Artell, si tu ne sors pas d'ici immédiatement, je t'envoie rejoindre les espions en bas, comme supplément aux réjouissances.

Le rideau qui bordait une série de tableaux familiaux, caché de la lumière afin de ne pas en abîmer la peinture délicate, s'écarta sans attendre et dévoila la figure en partie ravagée par les flammes d'Artell. Le regard droit, digne dans son épaisse fourrure comme Artell l'était, emmitouflé dans la sienne qui pleurait des larmes de neige fondue. Les deux hommes se considérèrent en chiens de faïence, sans desserrer la mâchoire.

— Je ne crois pas que cela serait du meilleur goût.

— Pourtant, les prétextes à ta mort sont plus nombreux que ceux qui entraîneront la mort de ces espions.

— Je ferai un spectacle moins intéressant.

Tryarn, s'il ne se montrait pas suffisamment attentif, pourrait se prendre d'affection pour cet homme. Il ne manquait pas d'intelligence, ni même de ruse, deux qualités qui trouvaient grâce aux yeux du seigneur.

— Tu ne me présentes pas ton invité ?

Un doute s'immisça à l'intérieur des iris d'Artell. Un doute qui n'échappa pas au regard acéré de Tryarn qui s'en rengorgea.

— Quelle fleur délicate tu as bien daigné d'amener...

Le seigneur se dirigeait vers le rideau derrière lequel un passage avait été aménagé. Rares étaient ceux qui connaissaient son existence, mais en cas d'attaque, les personnalités importantes de ce palais pouvaient espérer se sortir vivants de ce château. Car le nom de palais avait été donné à Yersach par commodité plus que par exactitude. Elle était une forteresse qui s'était déjà refermée plus d'une fois sur ses occupants pour se repaître de leurs agonies. Elle les protégeait de leurs ennemis, mais pouvait se refermer sur eux, plus mortelle que bien des rivaux. L'Histoire du Nord comptait plus d'un exemple de soulèvements qui s'étaient achevés dans une mare de sang.

Suffisamment pour qu'une issue secrète, et strictement privée, soit creusée dans les propres bureaux du seigneur.

Artell coupa la route à Tryarn et se dressa devant lui. Il n'y avait nul défi dans son regard, l'ancien général était bien dépourvu de la moindre fierté mal dégrossie. S'il se risquait à tenir tête à celui qui possédait toute autorité sur Yersach, alors il devait posséder une raison.

Une excellente raison.

— Oh, se moqua le seigneur, d'une voix doucereuse. M'aurais-tu ramené une femme ? Une fille de nobles engrossée illégitimement ? Tu m'intéresses, Artell... Tu te décides à marcher dans les pas de ta chère mère ?

Une veine pulsa sur le front d'Artell. Si la partie intacte de son visage resta de marbre, celle fondue par les flammes s'était décomposée. Comme si les flammes avaient continué à brûler, quelque part, tapie à la frontière de la conscience.

L'invité qu'Artell préservait, à l'image d'un certain chevalier quelques semaines plus tôt, s'annonça seul. Il écarta un pan du lourd tissu et se présenta dans la lumière mourante du crépuscule. La mine assombrie par une peur qu'il avait changée en un air bravache peu convaincant, Lyssandre lâcha :

— L'invité peut se présenter seul.

Le visage dur, taillé dans une pierre aussi solide que la roche qui enveloppait ces décors stériles, de Tryarn recouvra son sérieux. Sa bouche fine disparaissait sous sa barbe épaisse et ses cheveux sombres, qui retombaient en mèches folles sur sa fourrure de son manteau, évoquaient la présence d'une bête. Il était immense, plus grand que le souvenir de Soann, plus grand que tous les hommes que Lyssandre avait connus. Assez imposant pour avaler n'importe qui dans son ombre.

— Et qui es-tu donc, fillette ?

Le rouge monta aux joues de Lyssandre. L'insulte le fouetta le visage aussi durement que les bourrasques impitoyables de ces contrées.

Artell, englouti par l'ombre de Tryarn, semblait l'implorer de garder la face. En s'introduisant de la sorte, il s'était porté garant de leur vie à tous les deux.

— Ce n'est pas une... commença Artell.

— Je sais qui il est ! rugit Tryarn, d'une voix susceptible de démonter, pierre par pierre, les fondations de cette pièce. La question qui m'intéresse, c'est pourquoi me l'avoir amené ? Tu avais l'intention d'accourcir son existence ? Il te suffisait de le livrer à Amaury plutôt que de me le présenter sur un plateau d'argent !

— On m'a demandée de vous l'amener.

— Qui ?

Qui a osé ?

Si Lyssandre avait pu se terrer dans un coin de la pièce, il l'aurait fait. Il serait revenu sur ses pas pour quitter la forteresse terrifiante de Yersach.

— Mère, lâcha Artell, du bout des lèvres.

Les yeux de Lyssandre s'arrondirent. Aurait-il mal entendu ? La surprise qui teintait les traits sévères de Tryarn n'était rien devant celle qui cogna la conscience du prince.

— Mère m'a demandé cette faveur.

— Qui te dit que sa parole possède la moindre valeur à mes yeux ? Elle est morte.

— C'est ce que vous m'avez laissé croire.

Lyssandre, abruti par une conversation dont il ne décelait pas les rouages, cligna des yeux à plusieurs reprises. Il ne comprenait pas. La femme qui aurait pu être une lointaine parente d'Artell était en fait celle qui l'avait mis au monde. Puisque les réponses claires, immédiates, tardaient à venir, le prince se risqua à les demander :

— Quelle est cette histoire ?

Artell se détourna. En avait-il honte ou remuer ce qui semblait être une vieille histoire familiale lui coûtait-il ?

— Encore un secret que cette vieille pie a gardé pour elle, maugréa Tryarn, dans sa barbe.

— Cette histoire est vieille de cinquante ans, rétorqua Artell, du bout des lèvres.

— Et elle m'amène un prince sans Couronne, grinça Tryarn.

Sans préavis, il abattit son poing contre la mâchoire d'Artell dont le corps fut projeté contre l'arête aiguë d'un meuble en bois. Lyssandre avait reculé d'un pas, muet de stupeur. La boucle d'oreille de l'ancien général était presque arrachée du lobe. Le sang gouttait sur la fourrure grise et Artell ne s'en épouvantait pas. Il ne porta même pas la main à son visage pour se faire une idée des dégâts. Tryarn n'avait pas la main leste, et il aurait juré que ce coup lui avait épargné le pire.

— Pourquoi ? glapit Lyssandre.

— Pour les ennuis qu'il m'amène, clama Tryarn, pour le souci qu'il a toujours su créer, que sa seule naissance a entraîné ! Artell, raconte donc cette belle histoire ! La fillette réclame des explications, alors conte-lui tout, sans lésiner sur les détails. Retrace donc ces cinquante années !

Lyssandre crut qu'Artell allait se soustraire à son devoir en présentant un mutisme buté. L'ancien général les condamnerait en refusant de se prêter au jeu de l'immense seigneur. Aussi entama-t-il son récit après avoir craché une gerbe de sang à ses pieds, sans se relever, dans la position que Tryarn lui avait imposée :

— Je suis né d'une union illégitime. Mon père était un voyageur venu chercher l'asile entre les montagnes du Nord et ma mère... ma mère en est tombée amoureuse. Amoureuse au point d'en faire son amant. Elle est tombée enceinte et plutôt que de laisser la honte entacher le nom de la famille, mon père a abattu le voyageur. Il s'est débarrassé de ce qui était, selon lui, la cause de leur malheur, mais cela n'a pas été suffisant.

Artell déglutit. Ses yeux, perdus dans les vagues, retraçaient cet épisode comme s'il en avait été témoin. Lui n'était que le fruit de tout cela, de cette union, de la disgrâce qui s'était abattue sur sa famille. Des histoires comme celles-ci, il en existait des milliers, et les lignées les plus prestigieuses étaient prêtes à tout pour laver leur nom, pour éloigner la salissure de leur réputation pourtant loin d'être intacte.

Des complots et des meurtres étaient préférables à la vertu entachée d'une femme. Il était curieux qu'on paie plus cher le crime d'aimer que celui de donner la mort.

— Ma mère a été chassée d'Yersach et emmurée là où elle ne sera plus susceptible de reconnaître sa faute. Le couvent l'a accueillie en échange d'une généreuse pension. Et l'affaire a été étouffée aussi... aisément que cela.

La femme avait été forcée à prendre le voile comme d'autres avant elle et l'histoire aurait s'achever ici.

— Ma mère était enceinte et plutôt que d'étouffer le nourrisson comme l'exige bien des codes d'honneur, les nonnes ont confié l'enfant à une honnête famille de forgerons.

Lyssandre buvait les paroles d'Artell et ne pouvait qu'admirer le détachement avec lequel il confiait les secrets de sa naissance. Comme s'il ne reconnaissait pas en cet enfant innocent l'homme qu'il deviendrait.

— Il y a vécu... J'y ai vécu durant des années, jusqu'à ce qu'un homme ne se présente à notre porte pour remettre en doute ma naissance. Le vieux seigneur d'Yersach avait succombé quelques semaines plus tôt et son fils avait pris le commandement pour ordonner qu'on me retrouve. J'avais seize ans et on m'a amené dans cette forteresse pour y parfaire un enseignement militaire. On m'y a réservé une place.

Le regard de Lyssandre chemina jusqu'à la haute figure de Tryarn. C'était lui, le fils du seigneur, qui, plus de trente ans plus tôt, avait consenti à offrir une place au fils illégitime d'Iesan. Lyssandre tâchait d'établir les liens qu'Artell taisait par pudeur ou par honte. Pourquoi Tryarn avait-il ordonné de retrouver cet enfant ? L'ébauche d'une réponse se dessina et elle était aussi dangereuse que surprenante.

— Iesan, la dame anthracite, n'était pas une simple noble disgraciée, articula Lyssandre.

— Ma mère était...

— Iesan de Karcyra, ma propre sœur, compléta Tryarn, les bras croisés sur sa poitrine.

Artell se releva en attrapant le coin du meuble dont il garderait une ecchymose violacée. Une grimace s'invita sur la partie droite de son visage. C'était sans rancune ! Le regard de Tryarn s'était assombri, mais demeurait impénétrable.

— J'étais à peine né lorsque le départ de ma sœur a été organisé par mon père. Une interdiction s'est abattue sur Yersach à compter de cet instant. Le nom de ma sœur aînée est devenu un parjure.

Derrière sa rudesse, ce caractère que Lyssandre devinait entier, violent, à l'image du Nord dont il portait l'essence au creux de sa carcasse gigantesque, cachait une once d'humanité. Il avait pris d'Iesan ce qu'elle avait laissée et plutôt que de faire tuer cet enfant dont sa sœur lui avait parlé lorsqu'il avait été la trouver au couvent, il l'avait amené sous la protection de sa demeure. Cela ressemblait à une forme de reconnaissance.

— Mon oncle m'a envoyé grossir les rangs de l'armée royale à une période où les rapports entre le Nord et Loajess s'amélioraient. J'y suis resté dix-huit années, de l'an 414 à l'an 432, avant de disparaître à l'issue d'un combat.

— Vous êtes tombé dans les flammes.

Des ombres se mouvèrent à la surface du visage d'Artell. Un souvenir violent refaisait surface.

— Et il est revenu, acheva Tryarn. Méconnaissable, mourant, mais venu implorer ma clémence.

La suite était aisée à deviner, ou du moins n'était-elle pas peuplée de secrets familiaux à l'issue dramatique. Lyssandre s'imagina le général, la face écrasée contre le sol brûlant du champ de bataille, guettant la mort, la humant dans la terre gorgée de sang et de larmes. Il le vit ramper au milieu des cadavres méconnaissables de ses compagnons abandonnés aux rapaces. Se frayer un passage désespéré au cœur de ce tableau morbide. Le calme était revenu, il n'y avait que son râle pour fendre le silence de mort engendré par la violence. Au loin, il distingua plusieurs silhouettes parmi lesquelles se trouvait celle de Priam. Artell aurait pu crier, mais dans sa bouche mourut l'exhortation.

Sa gorge brûlée enferma les supplications pour exhaler une prière.

Mère...

Lyssandre s'ébroua pour décoller de sa peau cette vision digne d'un cauchemar. Il considérait Artell avec une peine irascible. Pourquoi avoir regagné le Nord là où il était évident que Tryarn ne l'avait pas accueilli les bras ouverts ? Avoir effleuré les lèvres transies de la mort l'avait-il soulagé d'un devoir envers Loajess ?

— Je pensais que tu en avais fini avec les rois, dit Tryarn. Est-ce ton sang qui t'ordonne de marcher sans cesse à la frontière des deux mondes ?

— Non, mon oncle. C'est le devoir, et le devoir seul. Je n'ai jamais nui aux miens, comme je n'ai jamais trahi Loajess.

Tryarn pâlit de fureur et ouvrit la bouche pour tempêter. Bientôt, il ne se laisserait plus raisonner. Le Nord lui était cher, Lyssandre le devinait à la manière dont la fureur liquéfiait les yeux bruns mouchetés de vert. Cet homme n'hésiterait pas à se salir les mains pour les siens, à tuer, à écarteler, à se battre pour que le Nord reste fier et sauf.

Tryarn protégerait ses terres jusqu'à son dernier souffle.

— Le Nord court un grand danger, avança précipitamment Lyssandre.

Le seigneur cligna des paupières et abattit son regard sur le roi. Il le dominait de plus d'une tête et, d'une seule de ses mains, il aurait pu briser la nuque de l'imprudent. Lyssandre ne détourna pas les yeux, il s'offrit au regard de Tryarn, à son jugement, tel qu'il se présentait à lui, sans fioriture, sans apparats. Il préférait courir le risque que cet homme le confonde avec un imprudent qu'avec l'image erronée dont son nom seul était affublé.

— L'avenir du Nord n'intéresse pas les rois, éructa Tryarn.

— Tiendrez-vous le même discours lorsque mon oncle fera tomber vos tours ? Il a ravagé mon palais, sacrifié des vies innocentes pour parvenir à ses fins.

— C'était vous, fillette, qui l'intéressiez. Quoi que vous soyez venu chercher ici, du soutien, le Nord ne s'immiscera pas dans ces jeux de pouvoir.

Lyssandre balaya l'insulte d'un battement de cils. L'inspiration qu'il prit lui brûla les poumons, lui ôta le souffle. À chaque revers, l'espoir malmené se fanait.

— Estimez-vous heureux que je vous permette de quitter mes terres sans dommages.

Il poursuivit, s'adressant cette fois à Artell :

— Le sort réservé à ceux qui s'y invitent sans permission n'est jamais aussi clément.

Lyssandre recula d'un pas. Il avait envie d'hurler soudain, d'aboyer au visage de ce colosse le désespoir qui l'animait. Iesan lui avait fait goûter à un espoir malvenu et il n'aurait jamais consenti à suivre Artell les yeux fermés s'il n'en avait pas eu si cruellement besoin.

Dépassé, les mots se dérobaient. Il n'avait rien à crier, rien à implorer. Il aurait la vie sauve et le vertige qui le saisit à cette pensée le terrifia. Il pivota et prit la direction de la sortie. Il s'en irait au moins par la grande porte.

— Iesan... Ma mère, ne vous a jamais demandé la moindre faveur. Toutes ces années à payer sans réclamer votre pardon. Vous n'avez rien pu faire pour elle, elle était perdue avant alors que vous n'étiez qu'un enfant. Vous m'avez ramené à Yersach pour racheter le tort qui vous a été fait et elle vous en est reconnaissante. Cette faveur est la seule qu'elle vous réclame, la seule qu'elle ne vous ait jamais demandée. Accordez-la !

Artell s'était exprimé d'une voix forte, claire, digne du général d'armée qu'il avait été. Lyssandre s'immobilisa sur le seuil du bureau et retint son souffle. Avait-il réellement douté de la loyauté de cet homme ? Les dents plantées dans la chair tendre de sa lèvre inférieure, il attendit.

— Tu fais erreur, rétorqua Tryarn, de sa voix caverneuse. Ta mère m'a demandé une faveur jadis, en l'an 400, lorsque tu avais seize ans.

Tryarn, en accueillant Artell et en le formant aux combats, n'avait fait qu'accomplir la volonté de sa sœur. Son neveu vacilla. Lyssandre l'entendit presque déglutir, s'armer d'un courage qui ne lui avait jamais fait défaut.

— Elle vous a offert ma vie.

Tryarn avait tourné le dos. Ces histoires vieilles de plusieurs décennies remuaient des souvenirs capables d'adoucir la figure pourtant dangereuse du seigneur. Il se détourna par pudeur, par embarras aussi, peut-être.

Artell le rejoignit en deux enjambées, se glissa entre son oncle et la grande vitre qui contemplait le vide, attrapa l'arme de Tryarn dans son fourreau, esquiva le coup que le seigneur tenta de lui envoyer par réflexe, et prit sa main pour y fourrer la lame. Lyssandre se retourna pour découvrir les deux hommes, le visage à un fil de l'autre, le fil de l'épée de Tryarn suspendu à un souffle de la gorge d'Artell qui se pressait contre la lame.

— Reprenez-la !

Les dents du seigneur se serraient pour étouffer un juron.

— Je vous l'offre en échange de celle de ce prince. Vous accomplissez la faveur de ma mère et nous sommes quittes. Tryarn !

Lyssandre crut qu'Artell désirait réellement mourir, qu'il l'avait accompagné pour accomplir la grâce de ce seul instant.

Tryarn s'anima soudain. Lyssandre aurait juré qu'il s'apprêtait à accomplir la prière d'Artell. La sienne ou celle de sa mère, mais Iesan n'aurait jamais espéré que les négociations s'achèvent de la sorte. Plutôt que de saigner son neveu, de supprimer pour de bon la face fondue qui se tordait de détermination sous son nez, il la repoussa loin de lui. Le corps d'Artell, pourtant solide, heurta la vitre derrière lui et glissa contre sa surface glacée.

Il n'y avait que ce froid pour apaiser les brûlures.

Tryarn ne rangea pas sa lame qu'il garda enserrée entre ses doigts puissants. Une goutte d'eau traçait une ligne agaçante le long de son front et il la chassa d'un revers de main. Il était partagé entre la colère qu'Iesan et Lyssandre lui inspiraient, le sentiment d'être manipulé par une vieille religieuse recluse, et son devoir.

Artell et lui avaient bien cette qualité en commun.

Lyssandre revint sur ses pas et rejoignit Tryarn. Une idée séduisante s'associait la figure défaite d'Artell. Il détenait la preuve de son dévouement et ne se pardonnerait pas d'avoir douté de lui. Il se planta à hauteur du seigneur pour prendre enfin la parole :

— Vous êtes un homme de parole, un homme d'honneur qui considère que les rois ne possèdent aucune de ces valeurs. Je suis un roi sans Couronne, un souverain sans Royaume, et je suis venu réclamer votre soutien et je n'ai rien, aucune garantie à vous offrir, aucun serment à vous prêter sinon celui de ma sincérité. Je vous prouverai ma valeur et vous disposerez de ma vie aussi longtemps que vous n'en serez pas convaincue. Iesan m'a conduit jusqu'à vous et elle a ma confiance comme je pense qu'elle détient la vôtre. Artell m'a mené jusqu'à vous et je lui confierai ma vie. Vous disposez de la mienne à compter de maintenant.

Lyssandre, en croisant le regard de Tryarn, se rappela les brutales altercations qui avaient mené à sa chute. La semelle d'Amaury écrasée contre son visage, le sang qui trempait son front jusqu'à ses yeux. Il pria pour que Tryarn lise en lui le désespoir, l'infinie gravité de la situation. Lentement, pour s'éviter un accès de violence inattendu, Lyssandre souleva la lame du seigneur en la poussant de son index jusqu'à hauteur de son visage.

— Je préfère la mort plutôt que l'exil. Ma vie ne suffira peut-être pas à sauver Loajess, mais j'en ferai offrande si elle peut vous pousser à vous soulever.

Tryarn semblait considérer véritablement le prince pour la première fois. Il ne manquait pas d'audace et pourtant, les tremblements de son doigt faisaient vibrer sa lame. Le seigneur savait que le pire fléau des hommes était bien la crainte et qu'elle menait les mortels à la trahison, aux plus bas instincts de leur condition. Cet être faible, celui qu'il qualifiait de fillette car cela ne pouvait qu'heurter sa fierté, n'était pas de taille à survivre à la beauté mortelle du Nord, à sa violence prodigieuse, mais il était doué d'une force que les monarques ne connaissaient pas : l'honnêteté.

— Ma vie, pour Loajess.

La lame effleura sa peau, presque joueuse, et remonta le long de sa mâchoire jusqu'au menton où le fil incisa l'épiderme fin. Un filet de sang coula jusqu'au sol. Lyssandre avait fermé les yeux et rejeté le visage en arrière.

L'épée se retira soudain et crissa en regagnant son fourreau.

Le regard de Lyssandre glissa de celui de Tryarn, illisible, pas tout à fait lavé de son animosité, pour contempler les gouttes de sang à ses pieds.

— Montrez-vous digne de Loajess, si elle vous est si chère, ou je n'hésiterai pas à verser le reste du sang royal qui coule dans vos veines, prince !

Plus de fillette, ces mots sonnaient comme un accord balbutiant.

Au prix d'un peu de sang royal, il venait d'obtenir une lueur d'espoir.


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