Chapitre 16

 Une brise cingla la joue de Lyssandre. Le souffle coupé, celui-ci remodelait du regard les traits de ce visage disparu. Il y chercha la trace de l'imposture, un indice qui lui sauterait à la figure et qui lui prouverait que l'homme qui se hérissait devant lui, la face dure et impénétrable, n'était qu'un imposteur.

Il n'y trouva rien, rien sinon la réalité vertigineuse. Au-delà de la surprise, Lyssandre trouva une pointe de révolte. Telle était la saveur qu'intentait la manipulation, le mensonge qui avait dit mort son général.

Un ange passa.

Incrédule, et bien plus que cela, les yeux de Lyssandre se risquèrent à consulter Iesan, comme pour lui quémander une explication. Lui n'en trouvait pas. La religieuse lui adressait un sourire au bord de la malice, au seuil de la nostalgie.

Elle semblait dire :

Regardez-donc, prince, qui est revenu d'entre les morts pour vous offrir son aide !

Lyssandre pinça les lèvres et les empêcha de trembler. Il leva le menton, feignit l'assurance et déclara :

— La mort ne vous convenait donc pas, pour que vous lui préfériez la trahison ?

Artell, que Lyssandre avait toujours connu sage et calme, se renfrogna. Ses cicatrices, qui couturaient toute la partie droite de son visage jusqu'à absorber les traits, se délièrent pour former un chemin de plis. Cela ne dura qu'un instant, un instant de colère brutale qui offrit à Lyssandre un aperçu de ce qu'Artell était devenu. Les mois écoulés avaient laissé derrière eux un autre homme.

Un survivant.

Et même les survivants ne revenaient jamais entièrement des combats.

— Le trône ne vous convenait pas pour que vous l'abandonniez aussi lâchement ?

Lyssandre accusa le coup. Sans doute l'avait-il mérité. Il ajouta, bien moins véhément :

— Je suppose que votre survie tient du miracle.

— Oh, bien peu, cher enfant, dit Iesan. Je crains que les miracles pour lesquels nous faisons pénitence chaque jour n'y soient pour rien. Si mon...

— Je crains que mon roi ne soit pas fait pour l'endroit où vous souhaitez que je l'emmène, la coupa Artell.

Iesan déposa sur l'homme un regard plein de reproches. N'avait-elle pas négocié son approbation, sa coopération ? Jadis, le général aurait accepté sans sourciller, à peine se serait-il permis de souligner les dangers de la manœuvre.

— Il n'y sera pas bien accueilli.

— Je sais quel accueil on réserve aux rois, acquiesça Iesan.

— Les lois y sont plus dures que partout ailleurs à Loajess.

— Où ? demanda Lyssandre, dans un souffle.

Artell planta un regard d'avertissement dans celui de la religieuse et la spontanéité avec laquelle il se permit se geste à l'égard d'une femme âgée, qui avait consacré sa vie à la foi, troubla Lyssandre. Comment connaissait-elle Artell ? Le couvent l'avait-il recueilli après la bataille de Farétal ? Étaient-ils parents ?

— Que savez-vous des territoires du Nord, Majesté ? l'interrogea Artell, sans quitter la nonne des yeux.

— Ce sont des terres que les rois considèrent hostiles. Autant parce que rien, ou presque n'y pousse, que parce que ses habitants manifestent une certaine... animosité à l'égard du pouvoir royal, s'entendit prononcer Lyssandre, comme une poésie dument récitée.

— Un doux euphémisme.

— Ne sois pas dur ! le tança Iesan.

Artell cilla. Il offrait lui-même un visage hostile, au point où Lyssandre soupçonnait la dame anthracite d'avoir imposé ces retrouvailles au général. Cette perspective installa un malaise au creux de l'estomac du prince.

— Le Nord exècre l'autorité royale, les facéties de la Cour, la noblesse dorée qui se vautre dans leurs privilèges depuis le palais.

Lyssandre garda ses interrogations fiévreuses pour une autre occasion. Artell ne semblait pas disposé à se montrer plus expansif que ce qui lui était demandé et découvrir ce visage, pas moins bienveillant, mais d'une intransigeance quasi douloureuse.

— Le Nord a permis ton retour.

Artell garda le silence, mais son être tout entier, guindé dans l'épais manteau qui le couvrait presque jusqu'aux bottes, s'époumonait : mais à quel prix ?

— C'est de la folie furieuse.

— L'espoir justifie que l'on prenne ce risque.

— Savez-vous ce qu'il se passe au-delà de ces montagnes ? s'enquit soudain Lyssandre.

— La nouvelle de l'avènement d'Amaury a atteint le Nord, aussi isolé soit-il.

— Pourquoi m'appelez-vous comme vous le faisiez lorsque vous étiez à mon service si vous savez ? Je ne suis plus roi.

Lyssandre en assumait les conséquences pour la première fois devant autrui. Il eut toutes les peines du monde à ne pas trahir la peine crue qui broyait son cœur. Pour une raison qui lui échappait, il tenait à offrir un visage d'homme nouveau à Artell. Il n'avait pas envie que le général retrouve l'enfant couard d'autrefois. Ce serait, à ses yeux, un nouvel échec.

— Quelque part, il semblerait que vous l'êtes encore.

— Vous êtes le général du roi, vous pourriez regagner le palais, revendiquez ce qu'il vous ait dû.

— Je ne mettrai plus un orteil au palais.

La langue d'Iesan claqua contre son palais. Elle s'impatientait. La conversation qu'elle avait imaginée succincte et efficace, se révélait laborieuse et morne. Ces échanges de banalités reflétaient une entente limitée.

— Pas tant qu'Amaury sera roi, précisa Iesan, à la place d'Artell.

— Je vous guiderai jusqu'à destination.

Il accordait cette faveur davantage à la religieuse qu'à Lyssandre qui en vint à se demander de quel sévisse il avait pu être la cause pour qu'une rancœur lui soit adressée. Artell était bien la dernière personne qu'il aurait pensé susceptible d'y succomber. Le soldat par excellence, celui qu'un talent sans pareil avait amené à diriger des troupes, était doué d'émotions, d'humanité. Il n'y avait qu'à observer les cicatrices de brûlures qui rongeaient la peau, du haut du front à la joue, et même plus bas, suivant le dessin de la mâchoire, les traces qui décoraient le visage, pour en avoir la certitude.

La retenue d'Artell n'était pas étrangère à ces cicatrices. Du reste, Lyssandre décida de ne pas trop tenir rigueur au général. S'il devait se montrer arrangeant pour parvenir à un accord, il le ferait.

— Êtes-vous toujours mon général ?

Une nouvelle bourrasque glaciale lui répondit et Lyssandre serra les poings. Il était prêt à implorer ce visage familier, le seul qui se présentait à lui depuis des mots. S'il ignorait les raisons qui avaient motivé son silence, il ne pouvait pas croire qu'il ait agi de la sorte dans l'idée de nuire au roi. Cela ressemblait à une manière de se protéger, de se reconstruire, de s'éloigner des combats qui lui glaçaient le sang.

Un tic nerveux courut le long de la mâchoire d'Artell. Il déglutit et observa ce garçon égaré aux côtés de la religieuse. L'envie de lui accorder ce qu'il lui réclamait le tenaillait. Il s'était cru capable de refuser net, sans réfléchir, sans égard pour ce que son refus pouvait ruiner.

Il n'y parvenait pas. L'homme qui avait tout raflé, qui n'avait connu que les victoires, qui s'était vu couronner de gloire, avait connu une défaite cuisante, peinte et martelée dans sa chair. Il luttait désormais contre lui-même.

Quoi qu'il advienne, il serait déclaré perdant.

Le contact que Lyssandre avait noué avec les soldats, et en particulier l'un d'entre eux, lui permettait de reconnaître les indices d'un traumatisme. Ce qui forçait le mutisme et la réserve d'Artell, ce n'était pas tant la rancune que la peur, la honte, l'essence du devoir bafoué, réduit à ce visage qu'il savait ravagé.

— Comment dois-je m'adresser à vous ? demanda encore Lyssandre.

— Par mon nom.

Le prince acquiesça. S'il devait obtenir l'autorisation d'employer à nouveau la fonction d'Artell, il devrait s'en montrer digne.

Ironie du sort, pour un roi qui questionnait sa légitimité.

— Bien.

— Je n'ai qu'une seule monture, précisa l'ancien soldat.

— Je suis certaine que tu l'offriras gracieusement au prince, souligna Iesan.

Derrière le miel de sa voix s'agitait une menace. Il n'avait pas intérêt à désobéir.

— Partez, maintenant ! leur ordonna-t-elle. Partez avant que la grande dame ne vous en empêche.

Artell haussa un sourcil. Ce n'était pas une vieille femme impotente qui l'empêcherait de faire évader le roi.

Ils se dirigèrent vers l'extérieur, traversèrent le jardin à l'agonie, les feuilles mortes étouffant leurs pas, et parvinrent à l'entrée du couvent. À l'endroit précis où Lyssandre s'était abandonné à l'inconscience aux pieds de la grande dame. Il fuyait sans un remerciement et une pointe d'ingratitude sur le bord des lèvres. Il la confia à Iesan, elle-même ne semblant pas souffrir de la trahison dont elle se rendait coupable. Au contraire, elle observait une légèreté presque guillerette.

— Merci pour l'aide que vous m'avez apportée. J'aurais aimé ne pas avoir à fuir, mais...

— Croyez-moi, vous n'avez aucune envie d'incarner le parfait modèle d'un pouvoir pieux et qui embrasse la foi.

Lyssandre tiqua sur ces paroles. Une fois de plus, la dame anthracite se détachait de l'uniformité des autres nonnes. Elle ne s'excusait pas de trahir la confiance des siens, pas plus qu'elle semblait éprouver une once de culpabilité au sujet de ses manœuvres pour tirer son protégé des fabulations et des dessins de la grande dame. Lyssandre y réchappait sans posséder une idée très précise du destin qui l'aurait attendu.

— Je n'oublierai pas qu'à l'instant où je m'étais perdu, vous m'avez aidé à me retrouver. Je le dois à votre ordre, à la Paix, et je crois que ces mois m'ont apporté un peu de...

— De paix ?

— Oui, il semblerait.

Les yeux d'Iesan pétillaient joyeusement. Elle semblait en éprouver une fierté personnelle qui élargissait le champ du mystère qu'elle représentait.

— Vous ne deviendrez pas l'élu que mes pairs espèrent, mais tâchez de devenir le roi qu'ils attendent.

Elle ne s'attarda pas davantage en grands discours et laissa à l'imagination tout ce qu'elle ne disait pas. À l'instar d'Artell, elle réclamait son droit de conserver quelques secrets pour elle.

Lyssandre enfourcha la monture de celui qui avait accepté de devenir son compagnon d'infortune. La bête, au pied sûr et au dos solide, était née pour endurer les températures glaciales de l'hiver et pour emprunter des passages escarpés.

— Si vous me cherchez un jour, commencez par vous perdre, vous me trouverez.

Un sourire spontané réchauffait les lèvres de Lyssandre.

— Si vous me cherchez un jour, suivez les lys.

Et Iesan lui rendit son sourire.

Artell jeta un regard à la vieille femme, s'attarda sur les rides prononcées de son visage sans toutefois prendre la parole. Lyssandre lui prêtait une émotion lourde à porter, complexe, qui le poussait à se taire une fois de plus.

— Je prierai pour vous, lança encore Iesan, dans le vent cruel, annonciateur de l'hiver.

Ils se mirent en route, sans une parole, et la mince silhouette du couvent finit par se fondre entre les pins. Ils cheminaient vers le Nord et ils entamèrent une ascension interminable entre les sentiers à peine visibles, les forêts entrecoupés de falaises plus abruptes les unes que les autres, et de gorges sans fond.

Lyssandre pénétrait dans un autre monde.

Les territoires du Nord du Royaume n'avaient pas volé leur réputation. Les températures à elles seules étaient cruelles. Elles chutèrent jusqu'à ce que le prince ne soit forcé d'enfiler une couverture épaisse qu'Artell consentit à lui offrir. Vêtu d'un habit semblable à un linceul blanc, Lyssandre souffrait des bourrasques piquantes et eut un choc lorsqu'il aperçut un petit tas de neige. En levant la tête, il constata qu'une couche généreuse tapissait les branches des arbres. Ce spectacle, qui ne tarda pas à s'intensifier pour recouvrir les routes, ensevelir les chemins, fascina Lyssandre autant qu'il le glaça d'effroi.

Artell évoluait aux côtés de son destrier sans ralentir le pas. Le visage indéchiffrable, il s'était enfermé dans son silence pour y brasser quelques pensées.

Lyssandre ruinait ses plans. Le Nord ne pourrait bientôt plus se permettre d'ignorer les invitations d'Amaury, ses relances de moins en moins cordiales au sujet de rapports laissés à l'abandon entre ces terres et le pouvoir royal. Leurs tracas s'étaient résumés à une menace lointaine, un peu vague, qu'aucun dirigeant n'avait pris au sérieux. La venue de Lyssandre promettait de rompre ce calme apparent.

Artell s'arrêta devant un chemin tortueux qui serpentait le long d'une falaise et considéra un moment le dénivelé. En jetant un œil à la raideur de la pente qui suivait le corps de la roche, Lyssandre patienta. Il attendit qu'Artell se ravise. La neige rendait la descente impraticable. Pas seulement dangereuse, mais suicidaire.

— Descendez de cheval, lui ordonna l'ancien soldat.

— Vous...

— Si nous empruntons ce passage, nous parviendrons à destination d'ici deux heures.

— Ou nous disparaissons dans une malencontreuse chute mortelle, nuança Lyssandre, entre ses dents.

Il ne put s'empêcher de compléter, en son for intérieur, qu'il s'agissait là d'une manière efficace de se débarrasser de lui. Si la rancune qu'il avait reconnue dans le regard dur d'Artell existait belle et bien, alors Lyssandre devait peut-être craindre une mise à mort discrète, digne de la réputation de l'ancien général.

— Vous renoncez ?

— Vous l'espérez ?

Artell haussa un sourcil. Sa provocation lui donnait le mauvais rôle et il cherchait à l'obtenir. Il était trop rusé pour ne pas se soucier de l'image qu'il renvoyait, pour ne pas la manipuler à volonté.

— Là où vous m'emmenez, quel sort réserve-t-on aux rois ?

— Aucun monarque ne s'est jamais risqué jusqu'à ces terres.

Lyssandre en comprenait la raison.

— Vous l'ignorez.

— Ils ne vous tueront pas avant que vous n'ayez pu plaider votre cause.

— À moi de me montrer convaincant.

Il ne réserva pas à Artell l'offense de lui demander s'il se rangerait de son côté ou non. Lyssandre se montrait trop prompt à dissiper l'image du général fidèle jusqu'à son dernier souffle pour lui prêter une image moins valeureuse.

Ce général existait toujours, il s'était seulement réfugié derrière une armure de glace.

Un masque de brûlures acides.

— Nous y allons, trancha Lyssandre.

Artell se détourna avant qu'une lueur de fierté le trahisse et initia le chemin à emprunter. Il lança, derrière son épaule :

— Suivez mes pas.

Lyssandre obéit. Il tirait derrière lui le cheval qui avançait d'un pas régulier, sans rechigner, la crinière et la queue aux prises avec le vent. Les doigts serrés sur les reines qu'il avait passé au-dessus de l'encolure, le prince évoluait lentement. Chaque bourrasque engendrait un arrêt forcé pour ne pas qu'un instant d'inattention le jette dans le précipice. Lyssandre évitait de contempler le vide qui lui ouvrait ses bras. Il s'était risqué à un coup d'œil en s'engageant sur le fin sentier et un haut-le-cœur l'avait dissuadé de reproduire l'expérience.

Artell ne se retourna pas pour vérifier que son compagnon d'infortune n'était pas à la traîne. Lyssandre pouvait y voir une confiance un peu trop aveugle comme une indifférence souveraine.

Le passage, déjà étriqué, se réduisit à un rebord à moitié effondré. Personne n'avait pris la peine de creuser dans la pierre pour rendre le chemin moins mortel. Dans les hauteurs de Loajess, c'étaient les hommes qui s'adaptaient à la nature sauvagement belle, indomptable et impitoyable.

Lyssandre s'accrocha désespérément aux rênes de sa monture dont les pieds sûrs ne craignaient pas une erreur humaine. Lorsqu'une bourrasque précipita le prince dans le vide, il eut beau essayer de se rattacher à la roche irrégulière de son unique main libre, celle-ci ne le retint pas. Le sol parut se dérober sous son poids, anticipant la chute...

La main d'Artell, dans un prodigieux réflexe, se referma sur la couverture que Lyssandre avait enroulé autour de son corps au moyen d'un nœud discutable. L'ancien général projeta l'homme contre la roche sans ménagement. Il lui épargna la chute, mais couronna sa joue d'une vilaine éraflure.

— Regardez où vous mettez les pieds, Altesse !

Le souffle coupé, les larmes au bord des yeux, Lyssandre repoussa loin de sa faiblesse l'envie de se recroqueviller sur lui-même, contre le flanc de la falaise, et de s'y abandonner.

Son calvaire touchait à sa fin, puisqu'enfin, Artell leur indiqua une alcôve enfouie dans le ventre de la roche.

Haletant, Artell contempla la vue imprenable de roches qui s'élevaient, qui s'écrasaient, qui disparaissaient sous la neige. Les rayons du soleil créaient un jeu de lumière trompeur. Les arêtes tranchantes des falaises apparaissaient bleutées, irréelles. Lyssandre s'émerveilla devant une des merveilles dont son Royaume recelait. L'un des secrets que ses lointains territoires gardait jalousement pour eux.

— Cette bouche mène tout droit à destination, intervint Artell.

— Cela semble... presque trop simple.

— Ne vous méprenez pas, Altesse, la falaise n'est que l'introduction de ce qu'il vous attend.

Lyssandre s'humecta les lèvres et croisa par inadvertance une œillade acérée d'Artell. Il guettait ses réactions comme s'il testait sa sincérité. Il y avait, dans son attitude, un soupçon de méfiance. Déjà, il se détournait.

— Je suis soulagé de vous savoir en vie, avança Lyssandre.

Les épaules de l'homme se tendirent.

— Mon accueil ne le laissait pas entendre, mais je vous en ai voulu de m'avoir laissé croire en votre disparition.

— Il était préférable que je disparaisse.

Pour l'homme qui avait effleuré les doigts glacés de la mort, peut-être.

— Et il est temps pour vous de réapparaître, Altesse,admit Artell, avant de se glisser dans le conduit obscur, Lyssandre à sa suite. 

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