Chapitre 15
[Hop, un dessin de ce cher Cassien (sa coupe de cheveux justifie que je ne le dessine pas si souvient. Profitez-en :)]
La prière du lever s'éternisait un peu, ce matin-là.
La grande dame, sous son voile noir qui la distinguait des autres et qui soulignait sa position prépondérante au sein de l'institution, psalmodiait des litanies dans une langue aussi vieille que le monde. Elle accompagnait parfois la parole d'un geste ou deux et semblait repousser loin d'elle une force néfaste.
L'esprit de la nuit.
Tous les matins, les religieuses se levaient avant le soleil pour accompagner l'aurore. Il avait été expliqué à Lyssandre que cette tradition, répétée tous les jours, était une forme de bénédiction de la journée qui suivrait par les nonnes. Cela éloignait les malheurs, le mauvais sort. Autant de superstitions auxquelles le prince avait adhéré sans grande conviction. Les rapports qu'il entretenait ave la religion depuis sa naissance étaient cordiaux, mais rares. Ainsi, les temps de prières lui permettaient davantage de vider son esprit et de jouir d'une paix qu'il ne connaissait que trop peu.
Alors que le silence régnait parmi les religieuses, la porte claqua dans le fond. La poussière qui s'accumulait sous les yeux de Lyssandre eut un sursaut. Il ne songea pas à se retourner et croisa le regard de la grande dame, au regard sévère et exigeant. Cherchait-elle à identifier ses progrès ? La routine stricte de la vie au couvent rendait l'oisiveté presque naturelle et, paradoxalement, outrageante. Un engagement de l'esprit, une foi indéfectible, était demandée, et si la grande dame ne lui imposait pas les activités qui rythmaient leur existence, il était devenu évident qu'elle misait gros sur la tête du roi.
Lyssandre ne tressaillit pas, mais les pas qui résonnaient dans la pièce haute, surplombée de voutes sobrement décorées, mirent son cœur en émois. L'ennui était à la fois une aubaine et une condamnation. Condamnation à la réflexion, à se recentrer sur soi-même. Du soulagement de ne plus avoir à endurer le poids des responsabilités immédiates, Lyssandre souffrait désormais de son impuissance. Dans ces conditions, le moindre sursaut était le bienvenu.
Une présence se faufila à ses côtés et Lyssandre se tendit. Une main se posa sur son épaule et une voix familière lui murmura à l'oreille :
— Suivez-moi.
Aucune des autres nonnes ne se redressa, ne chercha à comprendre, ou ne parut s'interroger.
Iesan ne lui donna nulle explication et invita le jeune homme à la suivre. D'un pas vif, et malgré son âge, elle conduisit Lyssandre jusqu'à l'autel. La statue de la Paix n'avait pas bougé, inflexible et souveraine. La grande dame toisa le jeune prince et acquiesça à l'attention d'Iesan qui entraîna l'exilé à sa suite. Ils traversèrent l'autel et, derrière celui-ci se dessinait le seul objet de valeur que comptait le couvent. Un ouvrage à mi-chemin entre la fresque et la sculpture, qui s'élevait jusqu'à atteindre les voutes et dont les dorures captivaient les regards. L'une des figures représentées, au milieu des plumes et des symboles faits d'arabesques enlacés, se détachait des autres. Elle cachait, derrière elle, une mince entrée qui se dégageait en repoussant l'un des alliages d'or et de marbre. Lyssandre s'y engagea avant de jeter un regard incertain à l'égard de la dame anthracite qui lâcha, sans même bouger les lèvres :
— N'acceptez pas.
— Pardon ?
— N'accepte la proposition sous aucun prétexte.
Déjà, elle tournait les talons et Lyssandre se trouva à gravir des escaliers ridiculement étroits. Ceux-ci débouchèrent sur une loge perchée à deux mètres de hauteur, construite dans les mêmes matériaux que la fresque. Elle avait dû être utilisée par des invités qui ne souhaitaient pas être reconnus, des élites qui tenaient à leur anonymat. La présence d'un tel dispositif paraissait toutefois incongrue, surtout en pareil lieu. Cette place de spectateur offrait une vue imprenable sur les deux rangées de sièges et sur les religieuses.
Lorsque la porte, située à l'autre extrémité, s'ouvrit une seconde fois, Lyssandre comprit ce à quoi il venait d'échapper.
Les soldats d'Amaury dérangèrent le calme de la prière, investirent les lieux comme s'ils étaient leurs. La grande dame les reçut avec une sobriété digne de son personnage. Lyssandre ne l'avait jamais vue se départir de son calme, de ses longs silences. Il n'y avait que dans la prière qu'elle s'agitait parfois. Elle fut fidèle à elle-même, grossit le trait de la vieille femme un peu diminuée, recluse avec d'autres religieuses qu'elle guidait plus qu'elle dirigeait, et sa mise en scène rencontra un succès inespéré.
Lyssandre, placé aux premières loges, plissa les yeux pour détailler les hommes qui détaillaient la poussière sans s'attarder sur l'atmosphère particulière des lieux. Il reconnut deux visages, deux parmi ceux qui avaient violé l'antre du Ciamon deux mois plus tôt. Cassien ne les accompagnait pas et le cœur de Lyssandre se roidit dans sa poitrine.
Une douleur qui ne s'apprivoisait pas.
La grande dame avait entrepris de chasser ces gêneurs et répétait, pour la cinquième fois, en leur emboîtant le pas en direction de la porte :
— Nous sommes une terre d'asile, messieurs, une terre qui accueille les âmes égarées. Si un roi s'était présenté à nous, figurez-vous que nous aurions...
— Oui, bien sûr, on vous croit sur parole.
Les radotages de la grande dame furent suffisants. Les hommes d'Amaury fuyaient sans même que la menace ait à être employée.
Sur le siège froid qu'il occupait, Lyssandre ne reprit son souffle que lorsqu'ils eurent disparu. Aucun des soldats ne s'était aventuré jusqu'à lui. L'un d'entre eux avait manifesté une once d'intérêt pour l'ouvrage, mais ne s'y était pas attardé. Pas assez pour découvrir le passage dissimulé dans le complexe sculpté.
La porte se referma dans un lourd claquement et une dizaine de secondes s'égrenèrent avant que la grande dame ne redresse la tête. L'expression de son visage trahissait un sérieux inattaquable, mais aussi une touche de satisfaction que le prince, du haut de son perchoir, parvint à deviner.
— Sortez ! Toutes ! clama la grande dame, d'une voix tonitruante.
Jamais Lyssandre ne serait allé imaginer que sa voix puisse porter à ce point. Elle fut pourtant comprise de tous et les religieuses, comme une seule et même personne, se relevèrent pour obéir. Elles disparurent sans un mot, Iesan perdue dans la masse.
La grande dame se retourna et vissa son regard sur l'entrelac d'arabesques, de corps, de plumes, à l'endroit même où une petite ouverture permettait à Lyssandre de garder un œil sur l'extérieur. C'était bel et bien le prince qu'elle observait et auquel elle s'adressa :
— Vous pouvez descendre, prince de Loajess, vous n'êtes plus en danger désormais.
Lyssandre obtempéra et descendit avec prudence les marches étroites. Il abandonna cette loge singulière pour rejoindre la grande dame qui avait troqué son regain d'énergie pour un sérieux solennel.
— Prince de Loajess, souligna Lyssandre, avec le sentiment qu'il s'adressait à elle pour la première fois. J'étais jusqu'alors un demandeur d'asile aussi modeste qu'un autre.
— Vous savez qui étaient ces hommes.
— Des soldats à la botte de mon oncle.
Un sourire vaguement indulgent traversa la face indéfinie de la vieille femme. Ses rides creusaient des sillons profonds dans son visage. Sillons qui avalaient le dessin de sa bouche, engloutissaient celui de ses yeux sous de lourdes paupières. Les traces de l'âge estompaient les émotions susceptibles de faire surface.
— Et qui cherchaient-ils ?
— Moi.
— Ils cherchaient le roi, rétorqua la grande dame.
Lyssandre prit une inspiration heurtée. Les sièges vides le pesaient, à croire qu'il avait perdu l'habitude de répondre de lui-même, en son propre nom.
Son interlocutrice saisit les mains du jeune homme entre les siennes pour en caresser le dos. Elle suivait le dessin des veines sous l'épiderme fin. À l'intérieur s'écoulait le sang royal et chaque goutte de ce précieux liquide représentait une lueur d'espoir.
— Il est vrai que vous n'étiez qu'un homme errant aux pieds des montagnes, une âme égarée, lorsque nous vous avons ouvert les portes de notre établissement. Vous aviez à guérir, à devenir, et pas à un seul instant la pensée qu'un tel miracle était impossible. Après tout, vous avez mis les pieds dans le lieu propice aux exploits.
— Vous espériez que la foi fasse de moi un roi.
— La guerre aurait fait de vous un meurtrier, un blasphème.
— Mon père était de ceux-là.
— De ceux dont l'errance a duré jusqu'à son dernier souffle.
Lyssandre retint une grimace avant qu'elle ne glisse à ses lèvres. Son père avait été un modèle absolu, l'exemple parfait de la réussite, de l'accomplissement. Il ne l'avait jamais associé à l'idée d'errance, de perdition.
— Votre vie n'a été qu'une succession de malheurs, de drames épouvantables, de morts violentes et de pertes dont vous ne vous êtes jamais remis. Chacune de ces tragédies vous a ôté une part de ce que vous étiez jusqu'à ce que vous vous présentiez tel que vous étiez : incomplet, ruiné par le chagrin, déraciné.
Les mains de Lyssandre furent agitées par un sursaut, puis par une série de tremblements. La grande dame lisait dans ses yeux qu'elle visait juste, que ce qu'elle décriait n'aurait pu décrire plus précisément son existence.
— Vous craignez l'abandon, la solitude, le vide, plus encore que la mort.
— Pourquoi me dites-vous cela ? articula Lyssandre.
— Parce c'en est fini de cela. Vos malheurs n'étaient que le reflet de la vie délurée du palais, une manière de vous ouvrir une route plus saine, pieuse, et qui vous appartiendra.
Le conseil d'Iesan revint à l'esprit de Lyssandre, mais déjà, l'autre reprenait, mue d'une ardeur passionnée :
— La loge dans laquelle vous avez pris place tout à l'heure, nous ne permettons son accès qu'aux têtes couronnées et, croyez-moi, il y a bien longtemps que notre établissement n'en a pas connu.
Elle n'en avait sans doute jamais vues.
Le couvent se dévoilait sous un tout autre jour. Lyssandre imagina ses aïeux foulant ces dalles, gravissant les marches jusqu'à la loge où ils portaient sur le monde un regard neuf. Avaient-ils prié la Paix, lui avaient-ils demandé conseil ? Lyssandre avait souvenir d'un autre lieu que seuls les monarques pouvaient visiter.
Le recueil du roi, brûlé par les guerres incessantes qui embrasaient Loajess depuis des siècles.
Lyssandre devinait la silhouette de la Paix du coin de l'œil. Il réfléchissait au Royaume, au destin qui s'était toujours soustrait à son contrôle, à chaque perte qui l'avait dépecé jusqu'à le rendre aussi fragile et vulnérable qu'un nouveau-né. Existait-il une manière de remédier au malheur ?
— Qu'attendez-vous de moi ?
La grande dame ne fut pas prise de court, au contraire. Ses doigts retraçaient toujours les veines bien visibles sur le dos des mains de Lyssandre.
— Je possède des contacts qui vous permettraient de vous rapprocher de groupes influents. Nombreux sont les nobles désireux de s'acheter une conscience en nous permettant de subsister. Nous possédons des ressources et des moyens dignes de renverser Amaury afin d'établir une Couronne plus vertueuse.
Lyssandre ne s'étonna pas d'apprendre l'existence de groupes religieux au plus proche du pouvoir. Halev devait en compter, mais le jeune homme soupçonnait la grande dame d'exagérer l'importance de leurs capacités. Ils avaient besoin d'un symbole fait de chairs et d'os. Un prince égaré, anéanti, que la foi aurait sauvé.
Mieux qu'une allégorie, la personnification de la rédemption.
Lyssandre tiqua pour la première fois. Qui servirait-il ? Loajess, ou le culte dont elle était l'une des représentantes ?
— Si vous acceptez, votre départ peut être organisé dès ce soir.
Le prince contempla le visage de la vieille femme et y chercha l'égoïsme d'une cause qu'elle avait manipulée à sa guise. Elle était loin du désintérêt qu'elle prêchait.
Lyssandre la remercia et s'échappa plus vite qu'il ne l'aurait dû. La quête religieuse s'intégrait à la sienne et brouillait sa perception de l'avenir. L'espace d'un instant, elle avait failli éclipser l'horizon qu'il se construisait, pièce par pièce. Si cet exil devait lui apporter quelque chose, ce serait bien une perspective précise de ce qu'il souhaitait entreprendre. Sa discussion avec Iesan l'avait amené à abandonner, au moins partiellement, le déni dans lequel il se plongeait dès qu'une difficulté sourdait.
Lyssandre prit une profonde inspiration. Ses mains tremblaient encore et il serra les poings. Les paroles de la grande dame l'avaient ébranlé, bien plus que ce qu'il admettait. Elle avait mis à nu des faiblesses intimes, profondes, tues depuis toujours, comme autant de maux à soigner. Quelques mois auparavant, ce qui le froissait désormais l'aurait anéanti.
Lyssandre entra dans les jardins du couvent en poussant une grille grinçante. La silhouette d'Iesan, voilée de gris, se détachait des haies modestement entretenues. Les températures chutaient et les feuilles s'affalaient aux pieds des arbustes. L'aube pâle et grise s'accordait avec l'étoffe qui couvrait la tête de la vieille femme. Elle se retourna.
— Vous semblez fébrile, Lyssandre.... Mais vous n'avez pas cédé.
— Vous saviez ?
— Un excès d'ambition, mise au service de n'importe quelle cause, ne peut que corrompre l'esprit. Où que vous irez, et plus encore dans l'endroit où vous vous rendez, prenez garde à l'ambition, à l'orgueil, à tous ces vices qui pervertissent les âmes, quelles qu'elles soient.
— Je ne me rends nulle part, rétorqua Lyssandre dans un souffle.
— Je crains que le couvent ne puisse pas vous accueillir plus longtemps.
Iesan semblait sincèrement navrée, un peu fatiguée aussi, un peu dépassée par les événements. Elle se tourna vers l'homme qui l'accompagnait et qui tournait obstinément le dos au prince, pour lui dire :
— Je vous laisse entre de bonnes mains.
La tendresse couvait ses dires et les épaules de l'homme se raidirent sous l'épaisse cape qui les recouvrait. Ce fut à contrecœur qu'il se retourna pour présenter au jour naissant le spectacle d'un visage familier.
Un visage arraché aux limbes du passé, reconnaissable malgré les cicatrices qui couturaient l'épiderme.
Le général Artell.
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