Chapitre 12

Une fête serait donnée au palais et l'occasion avait été trop belle de réunir autant de personnalités influentes que possible. Les nobles des trois factions, car il n'était désormais plus possible de compter que deux pôles, seraient réussis en un même lieu pour des réjouissances cruciales.

Après deux mois de règne, Amaury entendait prouver à ses pairs qu'il avait réussi, que ce début n'avait rien d'un échec. Tout avait été calme à l'exception de quelques soulèvements aux extrémités de Loajess. Des cas isolés auxquels le roi lui-même ne prêtait pas grande importance. Il y aurait toujours des mécontents, des gens pour réclamer davantage ou autrement. S'il fallait se pencher sur chacun d'eux, le pouvoir serait laissé au hasard.

Amaury avait donc assis son fonctionnement sur Loajess. Du moins avait-il commencé son œuvre, puisque cela ne se résoudrait pas en l'espace de quelques semaines. Des bouleversements tels qu'il les attendait étaient l'affaire d'années, peut-être de décennies. Le roi les introduirait progressivement, avec la ruse d'un fin stratège, là où sa diplomatie se teintait de quelques mensonges par omission. Halev était prise, la discorde qu'il y avait fait régner avait été remplacée par ses pions, et les autres villes avaient suivi cet exemple. Toutes reliées au centre névralgique de Loajess, elles s'étaient ralliées, bon gré mal gré, à la cause de cet homme. Si cette docilité n'avait pas étonné Amaury, il savait que la moindre erreur lui serait reprochée. On attendait de lui un parcours autrement plus convaincant que celui de Lyssandre, et il s'y emploierait.

Le calme était retombé sur le château où tout s'était passé exactement comme Amaury avait pu l'espérer. L'avidité de la noblesse, sa peur de perdre ses acquis, la rendaient manipulable à souhait. Les courtisans avaient poursuivi le cours endiablé, mais lascif, de leur existence. Ils craignaient seulement de voir la colère du roi s'abattre sur eux. Les règles avaient changé et l'autorité du souverain ne saurait être contestée.

Si Lyssandre n'avait en rien héritier de la fermeté de son paternel, Amaury se montrait fidèle à la main de fer qui avait naguère caractérisé son frère aîné. Bien entendu, il n'était pas question de le laisser entendre. Ceux qui s'y risqueraient, ainsi que ceux qui jugèrent bon d'élever la voix, furent immédiatement reconduits à leur demeure sans espoir de retour. Une punition qui les privait d'une place convoitée et qui pouvait s'accompagner d'une consignation à domicile jusqu'à la confiscation de leurs documents de noblesse. La menace était limpide.

Priam n'avait pas tenté de s'opposer à son père. Pas parce qu'il soutenait ses positions, mais par prudence. Prudence, un terme plus doux qui aurait pu être remplacé par lâcheté. Il était un soldat, se répétait-il, et un soldat servait la Couronne, et pas la personne qui régnait en son nom. La paix ne s'obtenait qu'ainsi, voilà ce qu'Amaury lui avait martelé, comme s'il ressentait la retenue de son fils. Priam avait, semblait-il, envie d'y croire.

Son corps s'activait pour effacer les pensées parasites. Il dépensait toute son énergie aux entraînements, au point où ses aînés s'inquiétaient, craignaient qu'il n'atteigne bientôt les limites de son corps. En l'espace de deux mois, ses muscles s'étaient sculptés sous la peau brunes, le soleil avait souligné son métissage. Plus personne n'osait le railler, lui faire ressentir qu'il n'avait pas sa place en ces lieux et que les allées des servants lui seraient plus adaptés. Parfois, Priam ressentait le désir de dénoncer ceux qui l'avaient moqué auprès d'Amaury. Ceux-là même qui lui adressaient un large sourire.

— Reviens.

Priam avisa son adversaire du jour. L'allure volontaire, un peu dégarni prématurément, peu causant, il savait faire preuve d'une patience à toute épreuve. Il avait un jour révélé au jeune prince que ses cinq frères lui avaient appris à cette vertu au fil des années. Ce à quoi Priam n'avait su que répondre. Il avait pensé à Dhelia, avait tenté de s'imaginer la manière dont il aurait pu s'occuper d'elle, avant de s'arrêter net. Sa sœur s'occupait d'elle seule et sans avoir besoin de qui que ce soit d'autre.

— La même attaque, mais au moment où tu immobilises ma main, tu envoies ton pied à hauteur de ma cheville, pas à celle du genou.

Priam acquiesça avec énergie. Ils se mirent en place et, sans attendre, le garçon chargea son adversaire en lui laissant le loisir de riposter. Ils se battaient avec des lames à peine effilées et le tranchant de l'épée du soldat se leva pour fendre l'air. Priam réalisa qu'il avait pris un bref instant de retard et dut se contorsionner pour parer le coup à temps. Les phalanges de la main de l'autre heurtèrent la tranche de sa main et, à peu de choses près, son adversaire était emporté par son élan. Priam parvint à se ressaisir de justesse et profita de ce contretemps pour s'accroupir, puis envoyer sa jambe en crocher à hauteur de la cheville. Ce n'était pas encore assez bas pour jeter l'homme au sol, mais le déséquilibre le fit tomber dans la poussière de la cour.

— Mieux.

L'adolescent acquiesça. Il n'avait pas besoin de davantage. Ses progrès apparaissaient chaque jour plus nettement et il faisait preuve d'un certain talent au maniement des armes. Quelques qualités, que seul le temps lui permettrait d'acquérir, manquaient toutefois. Il rencontrait des difficultés lorsqu'il s'agissait de prévoir les coups de son adversaire et d'anticiper le trajet de la lame. Il excellait en revanche en réactivité et sa vitesse le rendait impitoyable.

— Va te rafraîchir.

Priam obéit sans demander son reste. L'après-midi n'était pas particulièrement chaude, l'automne était même bien entamé, mais l'effort nécessité par l'exercice ne l'avait pas laissé indemne et ses frères d'arme étaient exigeants. Son titre nouvellement acquis ne lui conférerait pas des privilèges et Priam appréciait que cela soit le cas.

Il rejoignit les bancs qui bordaient le sable crème. Quelques soldats conversaient à cette hauteur et les discussions se raréfièrent lorsque le garçon approcha. Il avait cru percevoir le nom du roi et aux regards un peu insistants dont il échoppa, il lui fut facile d'imaginer que les propos n'avaient rien de bien élogieux. Priam ne tenta pas de se justifier. Ce ne serait que perte de temps.

Il frissonna sous la caresse fraîche d'une brise et remarqua la silhouette familière de sa sœur. Si son aîné avait cru comprendre qu'elle disposait d'excellentes capacités en matière de combat, il ne l'avait jamais vue se joindre aux soldats. L'envie d'ignorer sa présence narguait Priam lorsqu'il la rejoignit. Le regard qu'ils échangèrent était neutre, peut-être même sur la défensive.

— Envie de te joindre à nous ?

— Non, je n'en ai pas besoin.

— Tu n'en as pas besoin ou tu as peur de finir dans la poussière.

Piquée au vif, Dhelia parut se faire violence pour ne pas répondre à la provocation. Priam n'y était pas familier, pas plus que sa cadette avait pour habitude de céder à ses pulsions. L'adolescent avait simplement envie de connaître un autre visage de sa sœur. Autre que l'uniformité lisse de ses expressions. Elle ressemblait à une poupée aux traits inaltérables.

Une poupée capable du pire.

— Tu devrais être en train d'aider aux préparatifs, éluda Dhelia.

— J'ignorais que c'était ce que l'on attendait de moi.

Elle ne dit rien, pas d'humeur à se répéter ou à compléter des phrases qui se suffisaient à elles-mêmes.

— Que fais-tu ici ?

— Je suis venue te dire d'écourter ton entraînement.

Priam ne fit pas mine de négocier. Il avait dépensé son énergie au-delà de ce qui était conseillé pour un garçon de son âge et une activité moins gourmande serait la bienvenue. Il rejoignit son adversaire du jour et s'excusa de lui fausser compagnie, avant de se fondre dans l'ombre, tout aussi menue que sa propriétaire, de Dhelia.

Ils marchèrent en silence jusqu'à quitter les quartiers des servants où la fillette avait séjourné durant des semaines en toute discrétion. Priam ne connaissait aucun détail de son infiltration, de la même manière qu'il ne savait rien de cette sœur que la vie lui avait donnée. Ils formaient une famille, le sang tissait entre eux des liens qu'ils ne cherchaient pas à concevoir, mais n'agissaient pas en tant que telle.

Un groupe de nobles arrivèrent à leur hauteur et les dépassèrent sans manifester la moindre dérision. Une jeune femme, celle qui l'avait naguère dupé pour s'attirer l'approbation de ses amies, poussa le vice jusqu'à s'incliner dans un battement de cils.

— Ils te sourient, nota Dhelia, lorsqu'elle se fut éloignée.

— Ceux sont les mêmes qui raillaient ma peau il y a peu.

— Ils jettent en pâture les gens comme nous. Si mon père n'était pas là, ils l'auraient fait.

Priam tiqua à l'évocation du pronom employé par sa sœur. Son père ? Devait-il lui rappeler que cet homme était aussi le sien ? Cela faisait son malheur, ou du moins sa perte, mais cet oubli de la part de Dhelia semblait intentionnel. Une manière de provoquer le garçon dans une conduite passive-agressive qu'il reproduisait volontiers.

Force était de constater que le frère et la sœur ne s'entendaient pas.

— Sois attentif ce soir. Ces rassemblements peuvent encourager à tuer.

Priam sourcilla. Il y avait des occasions où il n'arrivait pas à savoir si les paroles de Dhelia lui appartenaient ou si elles étaient le fait d'autres. Cette attitude rigide, infiniment sérieuse, mais surtout cette absence d'émotions et la maturité inédite que présentaient la princesse le mettaient mal à l'aise.

— Garde un œil sur ceux qui doivent l'être : Miriild, Nausicaa, le couple de Paitan, et tous ceux qui paraîtront suspects.

La réponse tarda à venir, et pour cause, Priam pensait à Nausicaa. Ils ne s'étaient pas croisés depuis le retour du bâtard au palais ou, lorsque la situation intervenait, la jeune femme était toujours suivie de près par une autre demoiselle. Un chien de garde semblait-il.

— Et de quoi t'occupes-tu, toi, sinon à...

— Je me charge de te surveiller toi.

Priam s'immobilisa. Il était certain d'avoir bien entendu et ces paroles lui avaient déplu. Il avait le sentiment de se montrer puéril lorsqu'il présenta à Dhelia son profil tendu par la colère. C'était un comble que cette fille insondable juge bon de surveiller ses faits et gestes.

— Et puis-je savoir pourquoi ?

— Je ne suis pas sûre d'en avoir envie.

— Ce n'est pas précisément en adéquation avec l'esprit de famille que nous sommes censés représenter.

Amaury insistait sur la notion d'unité au sein du pouvoir et de toutes ses sphères. Il était nécessaire d'accorder sa confiance à ses plus proches collaborateurs et de ne pas fonctionner par volonté de gagner en importance, en richesse, en influence. Il était ironique qu'un précepte aussi central dans la redirection du pouvoir n'était pas suivi par sa propre famille.

— Parce que tu es beaucoup trop sage pour un garçon dont la fidélité ne va même pas son père.

— C'est pour cette raison que tu me méprises ?

— Ton ingratitude est largement suffisante.

— Tu as grandi dans l'obéissance pour un père dont je n'ai connu l'existence qu'il y a peu. Je ne crois pas que nous connaissions un pied d'égalité à ce niveau.

L'hostilité avait surgi au détour d'une parole et enflait désormais, impossible à tempérer tout à fait, d'autant plus qu'elle était nourrie par deux personnes.

— Je n'ai pas besoin d'être surveillé.

— Ce n'est pas à toi d'en juger.

Dhelia fit l'erreur de tourner le dos à Priam. Plus par désir de lui rappeler de quoi il pouvait être capable, ou d'en faire simplement la démonstration, qu'afin de la blesser, il attrapa son poignet pour l'immobiliser contre le mur en une prise efficace. Avant de comprendre ce qu'il s'était produit, il se retrouva à la place qu'aurait dû occuper Dhelia. Le dos pressé contre le mur, il parvint à dévier le tranchant de la main de la fille qui fendait l'air dans sa direction. Elle parvint toutefois à appuyer son coude contre la gorge de son frère en libérant son autre bras et en usant d'une agilité peu commune.

Priam devait reconnaître qu'il était impressionné par sa prouesse. Elle devait s'entraîner dans ses appartements et il l'imaginait sans mal redoubler d'effort, à l'abri des regards, satisfaite de duper tout son entourage avec sa petite taille et la douceur trompeuse de ses traits. Douceur que Lyena lui avait laissé en héritage et que son expression dure contredisait en permanence.

Il ressentait la pression de son corps de fillette et cela lui fit l'effet d'une gifle. La gifle qu'elle brûlait de lui donner. Comment supportait-elle, ce pantin qui n'avait d'enfant que le nom ?

Priam la considéra avec gravité. Décidément, il ne la comprenait pas. Il avait lui-même à peine conscience de l'ambigüité de sa conduite. Il se pliait à la volonté de son père sans qu'aucune allégeance ne soit prêtée, sans tenter de le dissuader.

— Si j'avais eu une lame, tu serais mort, articula Dhelia, entre ses dents.

— Combien en as-tu tué ainsi ?

Quelque chose se troubla à la surface du regard de Dhelia. Une émotion plongée au fond de son âme, si lointaine que les remous remontèrent à peine jusqu'à s'afficher. La fille avait les lèvres entrouvertes sur un souffle heurtée et Priam fut saisi par une once de remord. Il était troublé, autant par ce comportement qui ne lui ressemblait en rien et par celui de cette sœur étrangère.

— Dhelia, dit-il.

Elle leva le menton avec hauteur et Priam ne chercha pas à insister. Sa cadette ressemblait autant à une princesse qu'il avait la fibre d'un prince. Il était perturbé par son retour au palais, troublé par l'absence de données qu'on lui confiait, par l'anormal qui avait revêtu le costume du banal.

Sans trop se l'avouer, l'adolescent avait parfois le sentiment de perdre la raison.

Face à cette sœur qui se comportait comme une adulte, pour qui tout semblait si naturel, il ne savait plus sur quel pied danser. Amaury n'avait pas envisagé que son fils ne soit pas capable de supporter ces bouleversements. Les seules choses qu'il avait cru acquises lui avaient été arrachées, Calypso en dernier, et la douleur avait failli avoir raison de lui.

Les deux mois écoulés n'avaient servi qu'à rendre compte de son absence. De la rendre plus cuisante à chaque pas. Avec sa protectrice, il savait vers qui se tourner lorsqu'il avait besoin de conseils. Elle lui présentait ses pions et il continuait à jouer. En plus d'avoir perdu la plupart de ses pièces, Priam s'était vu dérober le contrôle de la partie entamée.

Dhelia claqua sa langue contre son palais avant de décréter, dans un filet de voix :

— Au moins un de moins.

Il y avait, dans l'inflexion de ses dires, une faiblesse. Une vulnérabilité dont Priam ne la savait pas dotée.

La princesse libéra son frère à contrecœur et s'en fut sans s'excuser, sans chercher à en obtenir. Sans un mot. 



Je vous partage ma joie : mon roman, Near the sky, est paru hier en format broché et numérique. Si certains sont tentés, il s'agit de mon premier roman édité et il traite de plusieurs sujets qui me touchent tels que l'acceptation et la construction de soi, la rédemption et le coming out. Il s'agit également d'une romance contemporaine homosexuelle. Voilà, je glisse ici une petite pub si jamais vous êtes à la recherche d'un cadeau (à faire à vous-même ou à quelqu'un d'autre ;))

Je vous embrasse <3

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