Chapitre 11

[Je vous présente la version achevée du dessin, en espérant qu'il vous plaira !]

Lyssandre était prostré devant un symbole dont il saisissait à peine la valeur.

C'était une figure de femme dans toute sa pudeur et à cette seule mention, le jeune homme aurait dû saisir toute l'ironie du symbole. Loajess priait cette femme, ou une foule d'autres allégories auxquelles on prêtait un nombre aussi conséquent de sens cachés.

Lyssandre n'y croyait que par procuration. La famille royale s'était détachée de la religion maîtresse du Royaume un siècle plus tôt, lorsqu'il avait été question de guerre. L'honnêteté sainte des rois avait été compromise et la religion avait basculé au second plan jusqu'à ne tenir qu'une place timide dans la vie des puissants.

Au jeu sordide des croyances, ils avaient préféré croire en une déesse barbare : la guerre.

Bien entendu, l'hypocrisie des nobles les amenait à se prétendre enfants du culte. Enfants de la paix. Lyssandre, en franchissant l'enceinte du couvent, avait acquis pour certitude que la fausseté des siens ne connaissait nulle limite. Si les femmes dont il avait fait la connaissance n'avaient pas cherché à ternir le regard qu'il portait à ses semblables, une certaine amertume s'apposait à leur jugement. Nombre de leurs disciples paradaient parfois dans les rues d'Halev pour manifester leur mécontentement ou pour prêcher leur parole sainte.

Celui qui avait régné sur Loajess se sentait mal à l'aise. Il avait le sentiment de duper ses hôtes en demeurant sur leur toit, mais il n'avait pas la force de s'aventurer plus loin. La force physique qui lui avait manqué cédait sa place à une faiblesse morale que les religieuses avaient su déceler avec plus de justesse que tous les médecins royaux. Lyssandre n'avait pas été doté de la force vigoureuse de son aîné, bien que sa santé ne soit pas aussi fragile que celle de sa sœur. Il avait cependant héritier de cette vulnérabilité de sa mère, Mélissandre, dont la délicatesse l'avait rendu susceptible de s'enrhumer à chaque courant d'air, lorsqu'il ne s'agissait pas de maladies plus graves.

Lyssandre avait conscience que si les religieuses avaient accueilli son âme égarée, c'était dans l'espoir de le sauver et d'en faire un honnête homme. Peut-être même afin qu'il puisse prêcher ces beaux préceptes au-delà des montagnes sacrées qui tenaient le couvent en tenaille.

Où qu'il aille, il resterait vulnérable et, plus que cela, un homme qu'il fallait corrompre, sous le sceau de la religion ou sous celui de la guerre.

Lyssandre examina la figure de femme qui le surplombait. Elle était immense et taillée dans une pierre brute. Non que le couvent manque de moyens, car ils étaient nombreux les nobles qui tentaient de se racheter une conscience, mais une simplicité dépouillée était le dogme servi et chaque femme qui prenait le voile se devait de le suivre pour renoncer à la vacuité de l'existence et à la dimension éphémère des plaisirs terrestres.

Encore une contradiction qui jurait avec la Loajess dévergondée, avide, orgueilleuse.

Lyssandre détailla ensuite la silhouette qui se fondait derrière celle de la femme. La première fois, il avait cru voir un ange, un chérubin aux allures de femme prude et réservée, puis il avait pensé à un corbeau et son échine avait tressailli d'horreur. Il resterait à jamais marqué par le symbole de son oncle.

En fait, il s'agissait d'une colombe, symbole de la paix, qui se fondait dans le dos de la femme. Leurs deux figures se mêlaient au point où il était impossible de savoir laquelle était l'allégorie de l'autre. La colombe avait-elle pris forme humaine pour bénir les hommes, ou la femme se changeait-elle en oiseau pour surveiller la destinée de sa création ?

Lyssandre pensait à une figure lointaine dès qu'il voyait cette statue érigée au beau milieu d'un long couloir bordé de rangées d'assises.

Soudain, le souvenir atteignit la surface de sa mémoire et il la revit. Celle qui était restée comme une figure vague, plus une sensation d'étrangeté et de bonheur triste qu'un visage, apparut. Willow, la princesse que le palais avait déjà oubliée, sa sœur, refit surface. Son propre frère avait eu l'audace de contenir qu'un souvenir fugace de sa présence sur cette terre. Les mains jointes sur ses genoux, ému à en pleurer, il se promit qu'il nourrirait sa mémoire de son visage, du son de sa voix, de sa présence fantomatique et spectrale. Il transfusa ce souvenir dans la chevalière qu'il portait à son doigt et qui, à la réflexion, lui avait sans doute permis de ne pas l'oublier tout à fait. Désormais, elle y demeurerait, au côté de la chance d'Hélios, au côté de ce qu'il restait au cadet de la mémoire de ses deux aînés.

Il avait fermé les yeux pour s'abandonner à la vision de sa sœur, couplée à celle d'un oiseau. Les larmes se mêlaient à ses cils et ne coulèrent pas.

Parfois, il se demandait ce dont elle avait été annonciatrice.

Le chaos qu'elle nommait tempête, ou la rédemption qu'elle associait aux oiseaux. L'ambiguïté de ses propos jaillissait au visage de son frère.

Une main se posa sur l'épaule de Lyssandre et le tira de sa somnolence. Derrière lui se tenait non pas la princesse, mais une femme âgée d'une cinquantaine d'années.

— Je vous ai effrayé, s'amusa-t-elle.

— N-Non.

— La prière vous est donc si pénible.

Lyssandre grimaça. Il n'aimait pas mentir, mais il était malvenu de froisser l'une de ses hôtes. Il n'existait pas de réelle hiérarchie au sein du couvent, mais certaines personnalités se révélaient plus éclatantes que les autres. Celle qui s'était glissée dans son dos sans un bruit était de celles-là.

— N'ayez crainte, prince, votre secret est bien gardé.

— Mon père vénérait une toute autre déesse.

Il y avait une forme de lucidité dans les yeux de la religieuse, mais à l'inverse des autres, elle trahissait une certaine forme de badinage. Comme si la vision de cet homme agenouillé devant la statue était follement amusante.

— Et il est entendu que la paix s'oppose à la guerre, dit-elle, d'un ton qui trahissait une pointe d'ironie.

— C'est là ce que ces lieux tendent à m'apprendre.

La femme inclina la tête. Une mèche de cheveux grise s'échappa de son voile et elle ne fit pas mine de la masquer. Elle avait toujours donné l'impression à Lyssandre que la pudeur l'intéressait peu et qu'elle n'avait pas précisément sa place entre les murs trop étroits du couvent. La vieillesse ne lui avait pas ôté une certaine noblesse de pensée et cela justifiait peut-être pourquoi elle semblait si familière aux yeux du jeune homme.

Elle contemplait la femme, la Paix, qui semblait lui rendre ce regard. Lyssandre n'arrivait pas à savoir si elle était émue ou lasse, sensible à la beauté du symbole ou amère face à l'hypocrisie qui gangrénait toutes les sphères jusqu'à la leur. Le prince arrêta son choix sur ces possibilités lorsqu'elle dit, lentement :

— Ici aussi, les apparences ont leur place et vous avouerez que c'est bien hypocrite de la part d'une institution qui se proclame transparente et d'une humble simplicité. Il faut apprendre à composer avec.

— Je ne vois pas au-delà de celles-ci.

— Elles sont plus discrètes, moins ostentatoires, mais elles existent. Derrière chaque vernis se cache un secret, ou une bordée d'énigmes. Vous en possédez aussi.

Un sourire borda ses lèvres

Ils respectaient le secret de l'autre, ne cherchaient jamais à obtenir des informations intimes ou privées, et cela s'accordait à l'état du couvent. On y obtenait l'asile, la discrétion, et ce, depuis des décennies, peut-être même des siècles. L'histoire de Loajess était jeune, mais celle de cette institution lui était antérieure et ses membres y tenaient. Ils survivaient au prix de ce secret et de discrétion.

— Je pense que vous êtes davantage que ce que vous prétendez être, avança Lyssandre, en prenant un risque qu'il n'avait jamais envisagé.

— Cela n'a rien d'un secret, garçon.

— Dame anthracite, vous...

Elle leva la main pour l'interrompre, les yeux clos.

Au sein du couvent, les noms étaient proscrits. En prenant le voile, les femmes renonçaient à la vie séculaire, à une existence éphémère, et obtenaient des qualifications en opposition aux noms plus personnels. Ainsi, elles se voyaient confiées des voiles dont la couleur les désignerait jusqu'à la fin de leurs jours.

— Pas ce nom, garçon.

Elle paraissait glacée par cette évocation, comme si cela rappelait à sa mémoire un souvenir peu plaisant.

— Appelez moi Iesan.

— Iesan, répéta Lyssandre, incrédule, conscient de la valeur d'un tel aveu.

Il prit une profonde inspiration. Ce nom ne correspondait pas à une basse condition et cela allait dans le sens de ce que le prince avait imaginé. La femme qu'il connaissait pourtant à peine était de noble naissance et peut-être davantage encore que ce qu'il imaginait.

— Puisque vous connaissez déjà mon nom, je vous autorise à m'appeler ainsi.

Il se garda de préciser que le titre qui lui était dû ne pouvait plus être incanter désormais. Même celui qu'il avait obtenu à sa naissance n'était plus tout à fait exact. Il était roi déchu, prince exilé, et ces appellations ne faisaient guère plaisir à entendre.

— Je crois que je me suis habitué à vous nommer mon garçon.

Le « garçon » aurait semblé condescendant dans la bouche des nobles, Lyssandre aurait été rappelé à une condition juvénile, mais dans celle de la religieuse, il était presque affectueux. Presque tendre.

— Je n'ai pas connu ma mère, dit Lyssandre, dans un murmure qu'il adressa autant à la figure protectrice qui le noyait dans son ombre, une ombre qui l'embrassait presque. Cette manière de me nommer est presque rassurante, puisqu'elle est prononcée sans raillerie.

Ses paupières papillonnèrent et il déglutit. Il était fébrile, bien qu'il s'acharnait à le nier, à en refuser l'évidence.

— Une confidence pour une confidence, ajouta-t-il, rapidement.

— Je suis âgée, petit, bien plus que ce que vous imaginez. Bien trop pour être votre mère.

Lyssandre ne savait pas ce qu'était une mère. Une figure souriante, douce, chaleureuse. C'était ainsi qu'il imaginait Mélissandre et c'était aussi ainsi qu'on la lui avait décrite. Il n'imaginait pas qu'une génitrice puisse être autrement et sa vision des pères s'opposait à celle-ci. Soann n'avait pas été un bon père. Il était responsable de sa naissance, mais cela s'arrêtait là et Lyssandre le soupçonnait d'avoir cessé de le considérer comme un fils dès lors qu'il s'était révélé inapte aux combats et aux grandes responsabilités. Ce fils-là était à l'image de la princesse : une déception.

Il savait cependant une chose, on ne reconnaissait pas une mère à son âge. Certaines n'étaient pas faites pour le devenir, parce qu'elles ne le souhaitaient pas ou parce qu'elles seraient mauvaises à ce rôle. Il y avait, en Iesan, la fibre maternelle brute qui lui réchauffait le cœur.

Lyssandre ne savait pas alors qu'elle n'avait jamais eu la chance d'exercer ce rôle qui lui était pourtant si chère.

— L'âge n'est rien.

— Oh, croyez-moi, je le pensais aussi, mais j'approche les soixante-dix ans et mon avis change, à l'instar de mon avis sur le monde.

Avec la vieillesse, elle comprenait davantage ou, au contraire, son incompréhension se creusait. L'hypocrisie lui paraissait insoutenable, mais elle ne faisait rien pour la contrer. C'était la résignation que les années lui apportaient.

Lyssandre la dévisagea plus frontalement. Il était surpris. Non, pas surpris, confus. Était-ce les murs du couvent qui préservait les corps du passage du temps et de son usure ? Non seulement Iesan possédait le corps d'une femme bien moins âgée, mais son âme était dotée d'une fraîcheur inattendue. La plupart des religieuses avaient vieilli plus prématurément, s'étaient assagies ou trahissaient une certaine animosité à l'égard du monde qui les entourait. Là encore, celle qu'on avait affublé du nom gris anthracite, faisait figure d'exception.

Ils demeurèrent silencieux un long moment, à contempler la figure de la Paix ainsi que l'oiseau qui se déployait dans son dos.

— Vous êtes des nôtres depuis deux mois, Lyssandre.

Il ferma brièvement les yeux. Le temps avait une emprise étrange, ici, et il lui fallait le comprendre.

Deux mois, cela semblait être une éternité. Une éternité et la sensation qu'une seconde s'était coulée sur lui, paresseuse, presque lasse.

Le corps avait guéri et il lui avait fallu du temps pour se remettre des sévices subis. Les premiers jours, il avait à peine été capable de se lever et les religieuses l'avaient forcé à garder le lit. En plus des multiples contusions, la piqûre de la méduse était encore douloureuse et Lyssandre avait poussé son corps bien au-delà de ce qu'il était capable d'endurer. Il avait repris des forces, s'était nourri d'abord par bouchées prudentes, comme si le seul fait d'être en vie lui échappait. Il était par ailleurs resté mutique pendant près d'une semaine, au point où toutes les femmes que comptait le couvent, et le nombre s'élevait à plus de cinquante âmes, l'avaient cru muet. Elles avaient toutes plus ou moins conscience de l'identité de celui que leur refuge accueillait. Seulement, l'homme s'était seulement réfugié dans le silence. Dans le silence et dans un déni profond, tout aussi cruel que savait l'être la vertigineuse réalité.

— Vous savez, Lyssandre, la plupart d'entre nous étaient égarées, n'étaient personne, ou souhaitaient le devenir. Ce lieu peut vous redéfinir, mais il ne vous oblige à rien. Vous vous situez à un tournant de votre existence et vous êtes un garçon intelligent. Suffisamment intelligent pour que je puisse affirmer que je ne vous apprends rien, énonça doucement Iesan.

Lyssandre conserva un silence à mi-chemin entre la politesse et la réflexion. Ses mains reposaient sur ses genoux et il songea à l'image qu'il renvoyait. Il n'existait pas plus humiliant, pour un roi. C'était en tout cas ce que son père lui avait inculqué.

— Vous avez guéri, mon enfant. Vous ne portez plus que les cicatrices de vos blessures. Certaines d'entre elles n'ont pas encore cicatrisé, d'autres attendent de l'être, d'autres ne le seront jamais.

Lyssandre se retourna pour l'observer bien en face. Il la considéra avec gravité tandis qu'elle levait un doigt tremblant à hauteur de son cœur.

— Là.

Cette douleur ne s'en irait pas. Lyssandre grimaça. Ce n'était pas exactement ce qu'il avait envie d'entendre de la bouche de Iesan et elle lui souriait toujours.

— Deux mois, articula-t-il. Je n'aurais pas dû disparaître, tout Loajess me croit mort et je ne peux pas revenir.

— Amaury s'y emploie. Plus le temps passe, plus il vous sera difficile de revenir.

Il était étrange qu'une femme qui vivait recluse dans sa foi soit tenue informée de ce qu'il se passait en dehors de l'enceinte du couvent.

— Une décision patiente depuis deux mois et vous avez voulu fuir cette évidence.

— C'est pourquoi que vous me la rappelez.

— Je la rappelle à vous, confirma dame anthracite.

La gorge nouée, Lyssandre acquiesça. Il avait toujours été doué à ce jeu et cette capacité à nier l'urgence jusqu'au dernier instant lui avait coûté sa chute. Il ne pouvait pas se permettre de laisser Loajess sombrer parce qu'un enfant n'avait pas appris à s'affronter lui-même.

Lui-même et ses peurs abyssales.

Il ouvrit la bouche, mais aucun son ne s'en échappait. Il aurait voulu pleurer, mais il n'en fut pas capable. Il se savait au seuil de cette décision, au bord du précipice. Son esprit regorgeait de métaphore pour transposer à une réalité matérielle le sentiment qui broyait son être. Remontaient à la surface tout ce qu'il avait pu taire, toutes les émotions, tout le vide qu'il avait cultivait, en plus du souvenir de Willow.

— Je suis désolé.

Mais j'ai peur.

Mais j'en suis incapable.

— Ne vous désolez jamais de cela.

Cette sagesse donnait à la femme les années que son corps repoussait. De la bouche d'un autre, Lyssandre n'aurait pas pu considérer ces mots comme il le faisait.

Ne vous excusez jamais d'être humain.

Iesan s'était agenouillée et se releva pour réajuster son voile. L'espace d'un instant, elle récupéra sa figure de religieuse pieuse et dévouée qui s'était fendue d'humanité, elle aussi. Lyssandre crut avoir perdu l'essentiel de cette douceur maternelle lorsqu'elle tourna les talons sans un mot.

Une voix s'éleva derrière son dos :

— Loajess vous attend, roi.

Depuis longtemps déjà.

Iesan s'était retournée pour lui accorder un sourire lumineux et Lyssandre étouffa une plainte lorsqu'elle partit. Il se noyait à nouveau dans l'ombre de la Paix, mais sa vision se clarifiait. Il avait le sentiment d'être resté aveugle toute une vie et peut-être davantage encore. Ses yeux mi-clos traversaient les souvenirs, l'image qu'il avait de lui-même et du pouvoir. Il posa un regard nouveau sur tout ce qu'il lui avait si longtemps échappé. Son cœur martelait sa poitrine avec une force telle qu'il luttait pour garder le silence. Il vivait.

Entre ses yeux entrouverts se dessinait une forme évocatrice.

Ce n'était pas la figure féminine secondée par celle de l'oiseau, mais quelque chose de bien plus personnel. Lyssandre sut qu'il venait de trouver un symbole, celui du roi qu'il n'avait jamais cherché à devenir et qui avait peut-être toujours été là.

Sous ses paupières, il y avait l'ombre d'un lys. 

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