Chapitre 1

La salle du trône avait été vidée de ses occupants et il ne restait plus que lui.

L'imposteur, le félon, le sauveur.

Le prince oublié.

Amaury cumulerait bientôt, lorsque la nouvelle de son avènement se répandrait à Loajess, tous ces titres et sans doute bien d'autres encore.

Pour l'heure, seul le palais savait déjà, peut-être Halev aussi, mais personne d'autres, et Amaury pouvait goûter à sa gloire comme s'il était seul au monde.

Il n'y avait pas d'ivresse plus folle, pas de triomphe plus grand que ceux qu'il se réservait, ceux qui couronnaient désormais sa tête.

Un sourire hérissa ses lèvres, déborda de sa bouche. Il y avait seize ans qu'il attendait cet instant, seize ans qu'il patientait dans l'ombre pour jouir de ce seul fait.

Le regard d'Amaury se fixa sur le trône, perché quelques mètres plus loin. La couronne reposait sur le siège au velours rouge. Elle l'attendait.

Le prince, le roi, fut gagné par un accès de gravité, par un soupçon de solennité. Il admira les reflets de la couronne dans les premières lueurs du jour. Ses joyaux capturaient l'essence subtile, discrète, pure du matin. Cela ressemblait à une naissance, à une renaissance, et cela en avait la saveur.

Amaury s'humecta lentement les lèvres.

Il approcha et son pas compté s'apparentait à celui d'un conquérant. Il n'y avait pas de prêtre, ce matin, pour le sacré roi, et le prince s'en chargerait seul. Il n'avait besoin de personne d'autre.

Arrivé aux pieds du trône, il hésita. Il n'hésita pas à tendre la main pour s'emparer de ce qu'il lui revenait de droit. En revanche, il hésita quant à la conduite à suivre. Devait-il s'agenouiller devant le trésor de ses ancêtres, devant leur héritage, ou renier entièrement ses prédécesseurs au profit de sa gloire. Il avait fantasmé ce moment des centaines de fois, mais arrivé à son seuil, un doute s'immisça. Aurait-il l'audace de s'emparer de la couronne sans les usages poussiéreux qu'elle supposait, en s'émancipant du poids des siècles écoulés sous le règne des siens ? Aurait-il le courage, l'imprudence, de blasphémer sur le lieu même du pouvoir et sans en craindre les conséquences ?

La réponse vint d'elle-même, naturelle et outrageante.

— Lyena, prononça-t-il, au pied du trône.

C'était à elle qu'il rendrait hommage, et non à ces figures ancestrales, guerrières, et égoïstes dont le nom avait été inscrit sur la tapisserie qui s'élevait derrière le trône.

Amaury prit une profonde inspiration, puis accomplit ce qui devait être, selon ses propres termes, sa destinée. Il referma ses doigts sur la couronne, la soupesa dans ses mains, admira le reflet qu'elle arborait, dans l'aurore tendre, puis la porta jusqu'à lui.

Jusqu'à coiffer sa tête.

Son cœur s'emballa dans sa poitrine et, les paupières closes, il goûta à la saveur tant convoitée du pouvoir.

Rouvrir les yeux, c'était comme les poser sur un monde nouveau, un monde changé, et Amaury s'exécuta. Il s'était fait roi de ses mains et la toute-puissance qu'il ressentait égalait son ivresse.

Il se laissa choir sur le trône, sans précipiter le moindre de ses gestes. La salle était vide, mais les traces de sang souillaient toujours le sol comme pour rappeler à Amaury de quelle manière il avait accédé au pouvoir.

Quelques heures auparavant, il se donnait en spectacle, il couvrait son neveu de ridicule et avait failli prendre sa vie au pied de son trône. Il n'y aurait pas pu exister d'ironie plus saillante, plus amère, que celle-là.

Amaury avait finalement gagné. Il considérait cet instant comme la conclusion d'une mise en scène savamment orchestrée, plus encore, comme l'accomplissement d'un vœu prononcé seize ans plus tôt, lorsque Lyena et lui avait été forcés de quitter le palais, avant même qu'elle ne soit assassinée, douze ans plus tôt.

Comme l'apogée de son ascension et comme la juste issue de ce jeu.

Amaury n'attendait plus qu'une chose, qu'on lui remette la tête de Lyssandre pour enfin prononcer les mots qui brûlaient ses lèvres.

Échecs et mât.

Amaury ferma les yeux. Ici, le silence régnait. Un calme plat s'était emparé des lieux et le roi aurait presque pu se laisser duper, croire que toute résistance était désormais écrasée. Il n'en était rien, bien entendu, mais l'illusion était plaisante.

Celle d'être seul en ce monde, lui et le pouvoir, l'était encore davantage.

Installé sur le trône, la couronne vissée sur la tête, Amaury avait l'audace de se croire invincible, immortel.

Exactement comme son frère, Soann.

En prenant une profonde inspiration, Amaury pouvait humer l'odeur encore persistante de la bataille. La flagrance entêtante du sang, bien sûr, mais aussi celle des cendres, celle des cris et des larmes, celle des râles d'agonie et des hurlements de liesse des vainqueurs.

La lourde porte s'ouvrit et Amaury feignit de ne pas l'entendre. Les yeux mi-clos, il n'avait pas envie de se pencher sur les obligations, sur les responsabilités. Il n'était cependant pas dupe au point de croire que le choix lui était laissé.

— Père.

Amaury ouvrit les yeux pour découvrir sa fille sur le seuil de la porte. S'il ne la connaissait pas assez, il aurait pu la croire intimidée, peut-être même rongée par la timidité. Il n'en était rien. Ces comportements devaient appartenir aux enfants, et Dhelia n'avait rien d'une fillette ordinaire.

Le père étudia sa fille, la détailla longuement sans émettre le moindre commentaire. Sa fille était âgée de douze ans et elle était dotée d'une ressemblance saisissante avec sa regrettée génitrice. Elle n'avait pas hérité de sa douceur, de sa gentillesse, mais seulement de ses cheveux crépus et d'une peau jugée trop foncée. Elle avait les mains souillées de sang et ne semblait pas s'en préoccuper. Elle rendait son regard à Amaury et fouillait dans ses yeux bleu sombre l'empreinte de la reconnaissance. Ses recherches ne menèrent à rien et elle ne trouva qu'une fierté profonde et personnelle, qui ne la concernait pas.

— Qu'y a-t-il, Dhelia ?

Une alternative à un impersonnel : « que me veux-tu ? »

Une grosseur se glissa dans la gorge de Dhelia. C'était de la déception, mais la fillette ne savait pas encore la reconnaître.

— Le roi, déglutit-t-elle, dans un croassement.

Les sourcils d'Amaury se froncèrent. Il ne souhaitait pas partager sa victoire avec quiconque et encore moins la compromettre.

Dhelia reprit, d'une voix plus sûre :

— Le roi est...

— Mon neveu ne possède plus ce titre, la coupa Amaury, sans élever la voix.

— Lyssandre n'a pas été retrouvé, père. Il a disparu.

Ses traits se durcirent et il s'agaça de cette nouvelle avant de se reprendre. Il ne pouvait pas espérer une victoire nette et sans bavure, une victoire incontestée. Il y avait forcément une ombre au tableau. Si Amaury avait pris la peine de se lever de son trône pour se pencher à la fenêtre, il aurait compris que la tempête n'était pas bien loin. Il aurait compris que la tempête menaçait toujours.

— En es-tu certaine ?

— Oui, père.

— A-t-on fait ordonner des recherches ?

— Pas encore, nous attendions vos ordres.

Elle inclina le visage, comme pour couvrir sa honte. Il s'adressait à elle comme à un général de son armée, comme s'il s'attendait à ce qu'elle lui serve Lyssandre sur un plateau.

— Son trône est à vous, avança Dhelia.

— Mon trône, déclara Amaury, pensivement.

Il en caressa les accoudoirs, effleura de ses doigts l'alliage précieux des métaux et les joyaux que ses ancêtres avaient incrustés çà-et-là.

Dhelia s'inclina à nouveau, devant son père, devant son roi. Elle n'avait jamais su comprendre le géniteur, pouvait-elle seulement espérer comprendre le souverain ? L'homme qui siégeait sur le trône ne lui avait jamais semblé aussi lointain, aussi inatteignable.

Une deuxième figure rejoignit celle de Dhelia, aussi triomphatrice que le roi.

— Mon roi, le salua Marwan de Balm, après s'être profondément courbé en une révérence distinguée.

Une lueur d'amusement éphémère s'inscrivit dans le regard d'Amaury. Le garçon qu'il avait pris sous son aile à la mort de son père était désormais un homme et ce geste se moquait du raffinement de la Cour royale.

— Seigneur de Balm.

C'était comme jouer au roi, avec les accessoires et la gloire avec. Marwan y voyait un jeu, à peine plus exaltant que les échecs.

— Quelles sont les nouvelles du Royaume ?

— La nouvelle de la destitution de Lyssandre devrait avoir atteint Halev ainsi que les provinces majeures de Loajess. Des hommes ont été envoyés à la capitale afin de s'assurer que la situation ne nous échappe pas.

— Méfie-toi des nobles, ils peuvent se montrer hargneux, surtout lorsqu'on essaie de leur ôter leur précieuse place.

Dhelia disparut dans l'ombre de ces puissants et se tut. Ces semaines passées au palais, à endosser le rôle de servante au service de Nausicaa, lui avait appris à se fondre dans le décor lorsqu'il le fallait.

— Quels sont vos ordres ? s'enquit Marwan, engoncé dans ce qui devait être des habits de fonction.

Il se targuait déjà d'un certain pouvoir, fier, profondément fier de se tenir là où il se trouvait. D'autres auraient pu se tenir à sa place, et Marwan jouissait d'être celui qui s'adressait au roi, le premier à lui demander ses ordres et le premier à les exécuter. Il détenait la certitude naïve qu'il n'existait pas rôle plus convoité que le sien.

Amaury, quant à lui, consentait à donner l'illusion à ce garçon que sa place avait une once d'importance. Il lui ferait croire qu'il était indispensable si cela pouvait le rendre plus docile et il agirait de la même façon avec chacun de ses alliés comme il le faisait depuis plus de dix ans. Il avait pris de l'importance, du pouvoir, au sein d'une région de Loajess qui méprisait les continentaux et qui se méfiait de ce prince exilé. Il avait donc gagné en crédibilité, avait évincé quelques rivaux qui se dressaient sur sa route, et était parvenu jusqu'ici, non sans ruse. Il savait comment les hommes fonctionnaient, comment les nobles aimaient se vautrer dans l'illusion du pouvoir, et il en jouerait, quitte à monter les uns contre les autres.

Diviser pour mieux régner.

— Assure-toi qu'Halev ne se soulève pas dans les heures qui viendront. Le palais n'est pas menacé pour l'heure, le plus gros risque concerne la capitale. C'est là-bas que nos ennemis essayeront de nous attaquer, de nous dérober Halev dans l'espoir de se servir d'elle contre nous. Surveille les courtisans, ne leur permet pas de quitter le palais pour l'heure, avant qu'ils aient compris à qui revient leur allégeance. Ensuite, ils pourront partir. Laisse-les attendre un peu, laissons-les réfléchir et s'inquiéter. Il n'existe rien de plus désespéré qu'un noble qui craint pour sa place, pour sa fortune, ou pour sa vie. C'est au prix de cette peur que nous les contrôlerons.

D'ordinaire, Amaury se gardait de prononcer des mots qui pouvaient choquer les bien-pensants. Dhelia ne s'en émouvrait pas, pas plus que le jeune seigneur. Pourquoi occulter l'essence calculatrice de sa pensée ? Il n'était tenu à aucune obligation et il se moquait de dévoiler une partie de son jeu. Il y avait bien des années qu'il n'avait pas joué cartes sur table.

Amaury avait déjà en tête les rouages de son règne, la manière dont il opérerait pour remodeler Loajess à son image. Il entendait bouleverser le cours des choses, libérer le Royaume du carcan dans lequel il était prisonnier et offrir au peuple un monde changé. Le roi était certain d'y parvenir et il ne restait qu'un obstacle à sa réussite, à sa consécration, et il était intolérable.

— Le corps de mon neveu, poursuivit Amaury, une légère grimace froissant ses traits, comme si la saveur de ces mots était âcre dans sa bouche. L'avez-vous retrouvé ?

— Non, mon roi. J'ai vérifié moi-même chaque corps qui jonchait le palais et aucun d'eux n'appartient à votre neveu. Il semblerait qu'il ait pris la fuite.

Si cela n'avait pas compromis sa légitimité, Amaury aurait souri. Il imaginait très bien son neveu fuir à toutes jambes, trébucher, jeter des regards terrifiés par-dessus son épaule, et abandonner derrière lui jusqu'au symbole de sa dignité. Amaury, les yeux perdus dans le vide, absorbé par cette vision, voyait la silhouette de son rival acculé, perdu, être englouti par la nuit.

— Qu'il court autant qu'il le peut, murmura Amaury, aussi loin qu'il le veut. Nous le délogerons, même des entrailles de cette terre qui lui a donné naissance.

— Nous tenons son épouse, assura Marwan, avec aplomb.

— Et sa plus proche amie, ajouta Dhelia.

Nausicaa n'avait pas fui, de même que Miriild et c'était une aubaine pour Amaury. Elles feraient une monnaie d'échange de choix et Lyssandre ne supporterait sans doute pas que le moindre mal leur soit fait. Si le roi avait été tout à fait dénué de scrupules, sans doute aurait-il mis à mort cette femme étrangère, mais sa position tendait à lui rappeler celle de Lyena et Amaury ne tolérerait pas de se voir attribuer le rôle qu'avait autrefois incarné son frère.

— Il n'ira pas loin. La cérémonie l'a laissé affaibli, sans compter le... petit souvenir que je lui ai laissé.

Marwan ne put ravaler le sourire qui abreuva ses lèvres de cette exquise jubilation. La méduse n'avait pas tué Lyssandre, mais son venin engendrait une douleur terrible. S'ajoutait à cela les sévices de la cérémonie orchestrée par Amaury. Il était peu probable que Lyssandre ne leur file aussi aisément entre les doigts.

— Il ne nous échappera pas.

Si Amaury représentait un danger mortel pour Lyssandre, la réciproque était réelle, bien que dans une moindre mesure.

— Il est intolérable qu'il vive, asséna Amaury. Il représente l'ordre que nous entendons éradiquer.

De fait, Lyssandre devait mourir.

Le seigneur de Balm eut un sourire là où Dhelia se contentait d'acquiescer. Elle révélait son plein potentiel que lorsque le langage des armes annihilait celui des mots. Ce ne fut pas à elle que son père s'adressa, mais au jeune homme qui paradait déjà, drapé d'honneur et de reconnaissance, tout ce que Dhelia espérait mériter :

— Rassemble des hommes, autant que tu le pourras, et déploie-les dans les alentours du palais et dans un périmètre aussi étendu que possible. Cent kilomètres, deux cents, que ces zones soient passées au peigne fin.

Marwan buvait ses paroles avec l'admiration qu'un fils a pour son père et c'était bien ironique. Il obéirait, quoi qu'il lui soit demandé. Une ombre inquiétante s'était immobilisée sur les traits d'Amaury et côtoya son triomphe jusque dans ses paroles qui cinglèrent :

— Qu'on retrouve Lyssandre, qu'on me le ramène, et vite. Mort ou vif.La salle du trône avait été vidée de ses occupants et il ne restait plus que lui.

L'imposteur, le félon, le sauveur.

Le prince oublié.

Amaury cumulerait bientôt, lorsque la nouvelle de son avènement se répandrait à Loajess, tous ces titres et sans doute bien d'autres encore.

Pour l'heure, seul le palais savait déjà, peut-être Halev aussi, mais personne d'autres, et Amaury pouvait goûter à sa gloire comme s'il était seul au monde.

Il n'y avait pas d'ivresse plus folle, pas de triomphe plus grand que ceux qu'il se réservait, ceux qui couronnaient désormais sa tête.

Un sourire hérissa ses lèvres, déborda de sa bouche. Il y avait seize ans qu'il attendait cet instant, seize ans qu'il patientait dans l'ombre pour jouir de ce seul fait.

Le regard d'Amaury se fixa sur le trône, perché quelques mètres plus loin. La couronne reposait sur le siège au velours rouge. Elle l'attendait.

Le prince, le roi, fut gagné par un accès de gravité, par un soupçon de solennité. Il admira les reflets de la couronne dans les premières lueurs du jour. Ses joyaux capturaient l'essence subtile, discrète, pure du matin. Cela ressemblait à une naissance, à une renaissance, et cela en avait la saveur.

Amaury s'humecta lentement les lèvres.

Il approcha et son pas compté s'apparentait à celui d'un conquérant. Il n'y avait pas de prêtre, ce matin, pour le sacré roi, et le prince s'en chargerait seul. Il n'avait besoin de personne d'autre.

Arrivé aux pieds du trône, il hésita. Il n'hésita pas à tendre la main pour s'emparer de ce qu'il lui revenait de droit. En revanche, il hésita quant à la conduite à suivre. Devait-il s'agenouiller devant le trésor de ses ancêtres, devant leur héritage, ou renier entièrement ses prédécesseurs au profit de sa gloire. Il avait fantasmé ce moment des centaines de fois, mais arrivé à son seuil, un doute s'immisça. Aurait-il l'audace de s'emparer de la couronne sans les usages poussiéreux qu'elle supposait, en s'émancipant du poids des siècles écoulés sous le règne des siens ? Aurait-il le courage, l'imprudence, de blasphémer sur le lieu même du pouvoir et sans en craindre les conséquences ?

La réponse vint d'elle-même, naturelle et outrageante.

— Lyena, prononça-t-il, au pied du trône.

C'était à elle qu'il rendrait hommage, et non à ces figures ancestrales, guerrières, et égoïstes dont le nom avait été inscrit sur la tapisserie qui s'élevait derrière le trône.

Amaury prit une profonde inspiration, puis accomplit ce qui devait être, selon ses propres termes, sa destinée. Il referma ses doigts sur la couronne, la soupesa dans ses mains, admira le reflet qu'elle arborait, dans l'aurore tendre, puis la porta jusqu'à lui.

Jusqu'à coiffer sa tête.

Son cœur s'emballa dans sa poitrine et, les paupières closes, il goûta à la saveur tant convoitée du pouvoir.

Rouvrir les yeux, c'était comme les poser sur un monde nouveau, un monde changé, et Amaury s'exécuta. Il s'était fait roi de ses mains et la toute-puissance qu'il ressentait égalait son ivresse.

Il se laissa choir sur le trône, sans précipiter le moindre de ses gestes. La salle était vide, mais les traces de sang souillaient toujours le sol comme pour rappeler à Amaury de quelle manière il avait accédé au pouvoir.

Quelques heures auparavant, il se donnait en spectacle, il couvrait son neveu de ridicule et avait failli prendre sa vie au pied de son trône. Il n'y aurait pas pu exister d'ironie plus saillante, plus amère, que celle-là.

Amaury avait finalement gagné. Il considérait cet instant comme la conclusion d'une mise en scène savamment orchestrée, plus encore, comme l'accomplissement d'un vœu prononcé seize ans plus tôt, lorsque Lyena et lui avait été forcés de quitter le palais, avant même qu'elle ne soit assassinée, douze ans plus tôt.

Comme l'apogée de son ascension et comme la juste issue de ce jeu.

Amaury n'attendait plus qu'une chose, qu'on lui remette la tête de Lyssandre pour enfin prononcer les mots qui brûlaient ses lèvres.

Échecs et mât.

Amaury ferma les yeux. Ici, le silence régnait. Un calme plat s'était emparé des lieux et le roi aurait presque pu se laisser duper, croire que toute résistance était désormais écrasée. Il n'en était rien, bien entendu, mais l'illusion était plaisante.

Celle d'être seul en ce monde, lui et le pouvoir, l'était encore davantage.

Installé sur le trône, la couronne vissée sur la tête, Amaury avait l'audace de se croire invincible, immortel.

Exactement comme son frère, Soann.

En prenant une profonde inspiration, Amaury pouvait humer l'odeur encore persistante de la bataille. La flagrance entêtante du sang, bien sûr, mais aussi celle des cendres, celle des cris et des larmes, celle des râles d'agonie et des hurlements de liesse des vainqueurs.

La lourde porte s'ouvrit et Amaury feignit de ne pas l'entendre. Les yeux mi-clos, il n'avait pas envie de se pencher sur les obligations, sur les responsabilités. Il n'était cependant pas dupe au point de croire que le choix lui était laissé.

— Père.

Amaury ouvrit les yeux pour découvrir sa fille sur le seuil de la porte. S'il ne la connaissait pas assez, il aurait pu la croire intimidée, peut-être même rongée par la timidité. Il n'en était rien. Ces comportements devaient appartenir aux enfants, et Dhelia n'avait rien d'une fillette ordinaire.

Le père étudia sa fille, la détailla longuement sans émettre le moindre commentaire. Sa fille était âgée de douze ans et elle était dotée d'une ressemblance saisissante avec sa regrettée génitrice. Elle n'avait pas hérité de sa douceur, de sa gentillesse, mais seulement de ses cheveux crépus et d'une peau jugée trop foncée. Elle avait les mains souillées de sang et ne semblait pas s'en préoccuper. Elle rendait son regard à Amaury et fouillait dans ses yeux bleu sombre l'empreinte de la reconnaissance. Ses recherches ne menèrent à rien et elle ne trouva qu'une fierté profonde et personnelle, qui ne la concernait pas.

— Qu'y a-t-il, Dhelia ?

Une alternative à un impersonnel : « que me veux-tu ? »

Une grosseur se glissa dans la gorge de Dhelia. C'était de la déception, mais la fillette ne savait pas encore la reconnaître.

— Le roi, déglutit-t-elle, dans un croassement.

Les sourcils d'Amaury se froncèrent. Il ne souhaitait pas partager sa victoire avec quiconque et encore moins la compromettre.

Dhelia reprit, d'une voix plus sûre :

— Le roi est...

— Mon neveu ne possède plus ce titre, la coupa Amaury, sans élever la voix.

— Lyssandre n'a pas été retrouvé, père. Il a disparu.

Ses traits se durcirent et il s'agaça de cette nouvelle avant de se reprendre. Il ne pouvait pas espérer une victoire nette et sans bavure, une victoire incontestée. Il y avait forcément une ombre au tableau. Si Amaury avait pris la peine de se lever de son trône pour se pencher à la fenêtre, il aurait compris que la tempête n'était pas bien loin. Il aurait compris que la tempête menaçait toujours.

— En es-tu certaine ?

— Oui, père.

— A-t-on fait ordonner des recherches ?

— Pas encore, nous attendions vos ordres.

Elle inclina le visage, comme pour couvrir sa honte. Il s'adressait à elle comme à un général de son armée, comme s'il s'attendait à ce qu'elle lui serve Lyssandre sur un plateau.

— Son trône est à vous, avança Dhelia.

— Mon trône, déclara Amaury, pensivement.

Il en caressa les accoudoirs, effleura de ses doigts l'alliage précieux des métaux et les joyaux que ses ancêtres avaient incrustés çà-et-là.

Dhelia s'inclina à nouveau, devant son père, devant son roi. Elle n'avait jamais su comprendre le géniteur, pouvait-elle seulement espérer comprendre le souverain ? L'homme qui siégeait sur le trône ne lui avait jamais semblé aussi lointain, aussi inatteignable.

Une deuxième figure rejoignit celle de Dhelia, aussi triomphatrice que le roi.

— Mon roi, le salua Marwan de Balm, après s'être profondément courbé en une révérence distinguée.

Une lueur d'amusement éphémère s'inscrivit dans le regard d'Amaury. Le garçon qu'il avait pris sous son aile à la mort de son père était désormais un homme et ce geste se moquait du raffinement de la Cour royale.

— Seigneur de Balm.

C'était comme jouer au roi, avec les accessoires et la gloire avec. Marwan y voyait un jeu, à peine plus exaltant que les échecs.

— Quelles sont les nouvelles du Royaume ?

— La nouvelle de la destitution de Lyssandre devrait avoir atteint Halev ainsi que les provinces majeures de Loajess. Des hommes ont été envoyés à la capitale afin de s'assurer que la situation ne nous échappe pas.

— Méfie-toi des nobles, ils peuvent se montrer hargneux, surtout lorsqu'on essaie de leur ôter leur précieuse place.

Dhelia disparut dans l'ombre de ces puissants et se tut. Ces semaines passées au palais, à endosser le rôle de servante au service de Nausicaa, lui avait appris à se fondre dans le décor lorsqu'il le fallait.

— Quels sont vos ordres ? s'enquit Marwan, engoncé dans ce qui devait être des habits de fonction.

Il se targuait déjà d'un certain pouvoir, fier, profondément fier de se tenir là où il se trouvait. D'autres auraient pu se tenir à sa place, et Marwan jouissait d'être celui qui s'adressait au roi, le premier à lui demander ses ordres et le premier à les exécuter. Il détenait la certitude naïve qu'il n'existait pas rôle plus convoité que le sien.

Amaury, quant à lui, consentait à donner l'illusion à ce garçon que sa place avait une once d'importance. Il lui ferait croire qu'il était indispensable si cela pouvait le rendre plus docile et il agirait de la même façon avec chacun de ses alliés comme il le faisait depuis plus de dix ans. Il avait pris de l'importance, du pouvoir, au sein d'une région de Loajess qui méprisait les continentaux et qui se méfiait de ce prince exilé. Il avait donc gagné en crédibilité, avait évincé quelques rivaux qui se dressaient sur sa route, et était parvenu jusqu'ici, non sans ruse. Il savait comment les hommes fonctionnaient, comment les nobles aimaient se vautrer dans l'illusion du pouvoir, et il en jouerait, quitte à monter les uns contre les autres.

Diviser pour mieux régner.

— Assure-toi qu'Halev ne se soulève pas dans les heures qui viendront. Le palais n'est pas menacé pour l'heure, le plus gros risque concerne la capitale. C'est là-bas que nos ennemis essayeront de nous attaquer, de nous dérober Halev dans l'espoir de se servir d'elle contre nous. Surveille les courtisans, ne leur permet pas de quitter le palais pour l'heure, avant qu'ils aient compris à qui revient leur allégeance. Ensuite, ils pourront partir. Laisse-les attendre un peu, laissons-les réfléchir et s'inquiéter. Il n'existe rien de plus désespéré qu'un noble qui craint pour sa place, pour sa fortune, ou pour sa vie. C'est au prix de cette peur que nous les contrôlerons.

D'ordinaire, Amaury se gardait de prononcer des mots qui pouvaient choquer les bien-pensants. Dhelia ne s'en émouvrait pas, pas plus que le jeune seigneur. Pourquoi occulter l'essence calculatrice de sa pensée ? Il n'était tenu à aucune obligation et il se moquait de dévoiler une partie de son jeu. Il y avait bien des années qu'il n'avait pas joué cartes sur table.

Amaury avait déjà en tête les rouages de son règne, la manière dont il opérerait pour remodeler Loajess à son image. Il entendait bouleverser le cours des choses, libérer le Royaume du carcan dans lequel il était prisonnier et offrir au peuple un monde changé. Le roi était certain d'y parvenir et il ne restait qu'un obstacle à sa réussite, à sa consécration, et il était intolérable.

— Le corps de mon neveu, poursuivit Amaury, une légère grimace froissant ses traits, comme si la saveur de ces mots était âcre dans sa bouche. L'avez-vous retrouvé ?

— Non, mon roi. J'ai vérifié moi-même chaque corps qui jonchait le palais et aucun d'eux n'appartient à votre neveu. Il semblerait qu'il ait pris la fuite.

Si cela n'avait pas compromis sa légitimité, Amaury aurait souri. Il imaginait très bien son neveu fuir à toutes jambes, trébucher, jeter des regards terrifiés par-dessus son épaule, et abandonner derrière lui jusqu'au symbole de sa dignité. Amaury, les yeux perdus dans le vide, absorbé par cette vision, voyait la silhouette de son rival acculé, perdu, être englouti par la nuit.

— Qu'il court autant qu'il le peut, murmura Amaury, aussi loin qu'il le veut. Nous le délogerons, même des entrailles de cette terre qui lui a donné naissance.

— Nous tenons son épouse, assura Marwan, avec aplomb.

— Et sa plus proche amie, ajouta Dhelia.

Nausicaa n'avait pas fui, de même que Miriild et c'était une aubaine pour Amaury. Elles feraient une monnaie d'échange de choix et Lyssandre ne supporterait sans doute pas que le moindre mal leur soit fait. Si le roi avait été tout à fait dénué de scrupules, sans doute aurait-il mis à mort cette femme étrangère, mais sa position tendait à lui rappeler celle de Lyena et Amaury ne tolérerait pas de se voir attribuer le rôle qu'avait autrefois incarné son frère.

— Il n'ira pas loin. La cérémonie l'a laissé affaibli, sans compter le... petit souvenir que je lui ai laissé.

Marwan ne put ravaler le sourire qui abreuva ses lèvres de cette exquise jubilation. La méduse n'avait pas tué Lyssandre, mais son venin engendrait une douleur terrible. S'ajoutait à cela les sévices de la cérémonie orchestrée par Amaury. Il était peu probable que Lyssandre ne leur file aussi aisément entre les doigts.

— Il ne nous échappera pas.

Si Amaury représentait un danger mortel pour Lyssandre, la réciproque était réelle, bien que dans une moindre mesure.

— Il est intolérable qu'il vive, asséna Amaury. Il représente l'ordre que nous entendons éradiquer.

De fait, Lyssandre devait mourir.

Le seigneur de Balm eut un sourire là où Dhelia se contentait d'acquiescer. Elle révélait son plein potentiel que lorsque le langage des armes annihilait celui des mots. Ce ne fut pas à elle que son père s'adressa, mais au jeune homme qui paradait déjà, drapé d'honneur et de reconnaissance, tout ce que Dhelia espérait mériter :

— Rassemble des hommes, autant que tu le pourras, et déploie-les dans les alentours du palais et dans un périmètre aussi étendu que possible. Cent kilomètres, deux cents, que ces zones soient passées au peigne fin.

Marwan buvait ses paroles avec l'admiration qu'un fils a pour son père et c'était bien ironique. Il obéirait, quoi qu'il lui soit demandé. Une ombre inquiétante s'était immobilisée sur les traits d'Amaury et côtoya son triomphe jusque dans ses paroles qui cinglèrent :

— Qu'on retrouve Lyssandre, qu'on me le ramène, et vite. Mort ou vif.


Un chapitre pour ouvrir l'intrigue de ce troisième tome et faire un bref rappel de quelques événements majeurs du second tome. J'ai essayé de rattacher ça à des événements, même mineures, pour ne pas tomber dans quelque chose de barbant. J'attends vos avis beaucoup d'impatience. Que pensez-vous de la manière dont s'ouvre l'intrigue ? Qu'imaginez-vous pour ce final ? 

Je vous embrasse <3

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