Chapitre 7

La voix de Lyssandre porta loin. Elle couvrit le brouhaha des deux camps opposés et coupa les soldats ennemis dans leur élan.

Cassien, emporté par un réflexe, talonna sa monture qui eut un écart en percutant le cheval du haut-conseiller. Le chevalier absorba le choc tandis que les hommes qui fondaient sur eux un instant plus tôt ralentissaient. Ils se trouvaient à cinq cents mètres et hésitaient à broyer la résistance de Loajess. Après tout, personne ne leur avait interdit d'abattre le roi.

Äzmelan ne saurait que se réjouir de ce trophée.

Cassien tendit le bras et attrapa les rênes de l'étalon devant lui. Le flanc de celui-ci venait d'être heurté par la croupe d'un autre destrier et dansait nerveusement, comme saisi de folie. Du coin de l'œil, Cassien put constater que l'ordre avait cédé au chaos et que les lignes de leurs hommes avaient été fendus. Hommes et animaux rivalisaient de nervosité et offraient un bien piteux spectacle.

Le cheval de Lyssandre cabra et manqua de désarçonner son cavalier. Roi ou non, l'étalon se fichait pas mal de l'identité de son maître. Celui-ci parvenait peut-être à maquiller sa peur, mais la sensibilité de la bête excellait de loin celle des humains. Ainsi, si Cassien doutait de son état, le comportement de son destrier le trahissait. Il n'eut qu'à jeter un regard à travers les arbres pour lire, sur le sourire narquois du commandant ennemi, la moquerie qu'il taisait. Il ressemblait à l'un de ces prédateurs sur les champs de bataille, à cette race d'élite à laquelle Cassien avait appartenue. Cet homme patientait, guettait le moment opportun pour ruiner les résistances de ses adversaires. Sa passivité était trompeuse.

— Mon roi !

— Lâchez ma monture, chevalier, et laissez-moi me charger de la situation !

— Ce n'est pas de votre ressort, ils...

Ils étaient armés.

Lyssandre lui jeta un regard courroucé. Si on le déviait de son objectif, ne serait-ce qu'un obstacle sur sa route, il perdrait toute bravoure. Si Cassien, à défaut de le soutenir, se décidait à lui tenir tête, l'adrénaline retomberait et le roi laisserait apparaître son indicible faiblesse. C'était plus que ce que Déalym pouvait espérer...

— C'est un ordre, chevalier. Je vous ordonne de...

Une flèche fendit l'air et vint se loger aux pieds de la monture de Lyssandre. Les yeux de cette dernière roulaient dans leur orbite, tétanisés par la peur. Si Cassien avait lâché les rênes, si sa poigne de fer n'avait pas empêché l'animal de détaller, celui-ci aurait fui. Son cavalier ne l'aurait pas retenu.

Aux côtés du commandant, un archer venait de relâcher la corde de son arc. Cassien pouvait presque deviner le cours de sa respiration adopter une allure normale après qu'il ait retenu son souffle pour viser le roi. Ou ses pieds, puisqu'il était fort peu probable qu'un tireur d'élite manque sa cible aussi grossièrement, même à une telle distance. En réponse, les soldats en mesure de rappliquer tirèrent leurs lames de leurs fourreaux. Une tentative d'intimidation, puisqu'aucun archer ne gonflait les rangs de l'armée de Loajess. En d'autres termes, ils seraient abattus avant d'arriver à la hauteur de l'ennemi.

— Qu'attendent-ils pour donner l'ordre de charger, gronda un jeune héritier, au tempérament fougueux.

Cassien lui décocha un regard courroucé, mais il croisa par mégarde celui du haut-conseiller. Celui-ci crut le moment approprié pour faire part de ses revendications au soldat :

— J'exige d'être amené en sécurité. Ma présence n'est plus nécessaire et je doute que...

— Nous ne venons pas en ennemis, rugit alors Lyssandre.

Le silence revint, d'un côté comme de l'autre. Il obtint, à défaut d'une réponse satisfaisante, l'attention des deux camps.

Une pluie de flèches s'abattrait sur lui au moindre faux pas. Aux premières loges, rien ni personne ne le sauverait des tirs adverses. Pourtant, de toutes les armes dont il pouvait disposer, la parole était de loin la plus efficace.

— Vous avez abattu les émissaires du roi Äzmelan et vous venez de franchir la frontière en armes. Vous avez bafoué la paix, énonça le commandant, depuis sa propre monture.

— Je suis venu la sauver ! Laissez-moi l'opportunité de m'expliquer si, comme moi, vous désirez la paix.

Cassien en doutait sérieusement. Le commandant aimait dominer la situation et avoir un roi à sa botte devait être particulièrement séduisant.

Les traits tirés de Lyssandre trahissaient son épuisement. Sans en avertir le palais, il avait galopé au-devant du danger, à Arkal, à l'endroit où il avait failli perdre la vie quelques mois plus tôt. La bataille qu'il menait au cœur de Farétal ne formait que la deuxième étape d'un épuisant périple. Une course contre la montre qui avait précipité le roi hors de son château. Si Cassien disposait d'une once de son habituelle lucidité, il se serait indigné contre l'acte irréfléchi du monarque. Si la situation n'avait pas été si gravissime, s'il n'avait pas eu pour le roi plus d'affection qu'il en était acceptée, il l'aurait laissé se débattre. Seul, comme se devait de l'être tout roi.

Cassien dégaina le court poignard qu'il avait glissé à l'intérieur de la poche interne de sa veste. Il surveillait chaque archer. Au moindre geste suspect, il abandonnerait tout scrupule. À Arkal, le soldat sans pitié dont il avait abandonné la dépouille n'était jamais bien loin.

Le commandant savoura le silence. Il savoura chaque instant qui s'écoulait, plus long que le précédent. La tension avait rendu l'air irrespirable. L'individu poussa même le vice jusqu'à avancer de quelques pas. Cela ressemblait à une main tendue, à l'ébauche d'un pardon, sinon d'une opportunité offerte.

Aux yeux de Cassien, cette main tendue fleurait le mensonge, la manipulation.

Plus personne ne bougeait. Autour d'eux, les deux camps s'étaient tus. Le temps paraissait s'être suspendu et, en prenant la parole, le chevalier rompit la glace.

— Mon roi !

C'était autant un avertissement qu'un cri du cœur. Pour la première fois, la peur transparaissait dans la voix de Cassien. Son exclamation arrivait trop tard, au même titre que la venue de Lyssandre. Le temps parut reprendre son cours et le cœur de Lyssandre manqua un battement. Celui de son amant eut un sursaut dans sa poitrine.

Trop tard.

Lorsque le commandant ouvrit le poing, lorsqu'il découvrit son autre main, Cassien devina les paroles qui seraient prononcées. Un sourire dénuda les lèvres de l'homme et une féroce envie d'éclater ce rictus, de le noyer dans le sang, traversa le chevalier.

— Il est trop tard pour les explications, petit roi !

Avant qu'il ne puisse ordonner l'attaque, avant qu'il n'ait eu le loisir de lever la main, Lyssandre reprit et les mots se bousculèrent. Plus convaincants que les épées, moins mortels que les batailles qui avaient opposés Loajess et Déalym depuis un siècle.

— Non ! Personne n'est mort, personne ne mourra aujourd'hui. Äzmelan souhaitait la paix, je ne souhaite rien de plus. Si Loajess avait voulu profiter de la situation pour anéantir Déalym, ne croyez-vous pas que nous nous serions donné les moyens d'y parvenir ? Croyez-vous que c'est là tout ce que Loajess a à vous proposer ?

— Quelle preuve avez-vous à nous donner de votre bonne foi ? Soyez convaincant, la paix qui vous est si chère en dépend.

Dans le sillage de Lyssandre, la colère montait. Pour qui se prenait-il, cet odieux personnage ? Au loin, Cassien crut même entendre s'élever une flopée d'insultes.

Le roi répondit à l'injonction par un geste. Sans que son chevalier ait lâché les rênes de sa monture, il mit pied à terre et avança d'un pas et d'un second. Il tira un long couteau de son fourreau, arme qu'il aurait été bien incapable d'utiliser, et le jeta dans l'herbe à ses pieds avant de présenter ses mains ouvertes.

— Cela vous suffit-il, comme preuve de bonne foi ? s'entendit-il prononcer, d'une voix ferme.

Sur lui se concentrait la brûlure de tous les regards. Il s'était immobilisé, de crainte de voir ses forces l'abandonner. Cette même crainte qui l'étranglait, qui l'aveuglait, mais qu'il avait drapé dans une fausse bravoure. Quitte à se mentir, à feindre le courage, il se devait au moins de convaincre les autres.

— Vous offrez de nous servir d'otage ?

Cassien s'apprêtait à glisser à terre à son tour, mais Lyssandre l'en dissuada d'un regard. Il n'eut pas le temps de refuser cette proposition, une voix d'adolescent le prit de vitesse :

— Non, c'est moi qui vous servirai de contrepartie.

Juché sur une jument alzane, Priam s'était détaché de l'ensemble désordonné des soldats. Le garçon affichait un épuisement comparable à celui de Lyssandre. Ce dernier, loin d'imaginer que son cousin ferait preuve d'indiscipline lorsqu'il avait cédé à ses demandes et lui avait permis de l'accompagner, le regarda approcher avec horreur.

— Priam, je te défends de...

— Un enfant à la peau noire ne vaut pas la vie d'un roi, gamin, renifla le commandant.

— Je suis Priam, prince de Loajess et cousin du roi. Tout bâtard que je suis, ma vie est plus précieuse que vous le croyez.

Il n'en croyait rien, mais Lyssandre était forcé d'admettre qu'il nourrissait l'illusion avec talent. S'il ne mettait pas du même geste sa vie en danger, son aîné aurait sans doute salué la générosité de son geste.

Il ne trouva pas les mots pour le réprimander. La scène qui se jouait sous ses yeux et dont il devenait, à mesure que les secondes s'égrenaient, de plus en plus le spectateur passif, avait des allures irréelles.

— Un prince...

— Je me rends ! confirma le garçon. Vous aurez la preuve que Loajess entend discuter de la paix et ne se servira pas de ce prétexte pour vous duper.

— Tu proposes de te faire otage de ta propre volonté.

— Pas un otage, disons une garantie qu'une paix est encore possible.

La réflexion du commandant se révéla étonnamment brève. Sans même chercher l'approbation de Lyssandre, dont il faisait peu d'état, il approuva l'offre de Priam. Offre qui pouvait, à tout instant, revêtir des allures de sacrifice si Déalym décidait de faire du garçon une manière de venger leurs propres pertes.

— Très bien, nous prenons le gamin. D'ici à la tombée de la nuit, un messager se présentera à vous et vous fera part de notre décision.

Une vague de protestations, d'incompréhension, traversait les rangs des soldats de Loajess. Nombre d'entre eux voyaient la paix d'un mauvais œil et s'ils n'avaient pas craint de périr sous les flèches de Déalym, sans doute se serait-il opposé à l'initiative du jeune bâtard. S'offrir à l'ennemi représentait, au cours d'une bataille, l'humiliation ultime.

Priam venait de mettre pied à terre et, sans jeter un regard en arrière, sans faiblir, il avança jusqu'à se trouver à la hauteur de son cousin. Là, il accepta de lui rendre son regard et il fut frappé par la peur qu'il y lut, par la stupéfaction.

— Je ne peux pas te laisser faire, articula Lyssandre, si bas, que Priam distingua à peine ses paroles.

Il ne ferait rien pour l'en empêcher. Il n'en avait pas les moyens et ce fut en toute connaissance de cause que son cousin lui adressa un pâle sourire.

— Laissez-moi servir Loajess, cousin.

Ils n'ajoutèrent rien de plus. La gorge nouée, Lyssandre en fut incapable, et l'adolescent se garda d'évoquer de possibles complications. Il lui parut inutile de sous-entendre, même à titre de prévention, qu'il risquait fort de ne plus remettre les pieds à Loajess.

Le silence qui régnait sur Farétal gonfla l'être du garçon d'une importance inédite. Il n'y avait qu'ainsi, dans le danger ou dans le sacrifice, qu'il avait le sentiment d'exister.

***

Lyssandre avait ordonné de doubler le nombre de sentinelles aux abords du campement. Les heures qui suivirent sa venue furent interminables. Il regrettait d'avoir abandonné son cousin aux mains de ces hommes et chaque minute qui s'écoulait apportait avec elle son lot de remords. Il entendait déjà Calypso tempêter. S'il arrivait malheur à son protégé, elle ne pardonnerait jamais Lyssandre.

Le roi se demanda si la filiation de Priam ne l'avait pas poussé à accepter plus rapidement. Si, sans le vouloir, il avait livré son cousin à l'ennemi pour s'en débarrasser. Cette pensée l'obnubilait autant que la tête décapitée qu'Amaury lui avait envoyée. Ce présent avait, sans que l'expéditeur ne puisse le deviner, balayé les hésitations du souverain. Cette audace avait peut-être été un prétexte pour s'empêcher de penser, pour se tirer l'image horrifique de cette tête découpée de ses réflexions.

Pour se venger sur le fils du coupable.

Priam était d'une innocence qui ne méritait pas d'être associée à la mauvaiseté de son père. Son dernier acte ne servait qu'à le prouver encore davantage.

Lyssandre contemplait le crépuscule. De larges traces vermeilles teintaient le ciel et le roi se fit violence pour s'arracher à cette vision. La nuit tombait lentement et, avant que les dernières lueurs du jour ne soient éteintes, le messager s'avança jusqu'aux bordures du campement. Il était seul.

Lyssandre tournait et retournait sa chevalière entre ses doigts malhabiles. Il ne pensa pas à Hélios, cette fois-ci, mais à Priam qu'il ne supporterait pas de perdre à l'endroit où son frère avait naguère trépassé. Un vil pressentiment le guettait et le roi y associait la figure de la malédiction. Il y avait bien trop longtemps qu'elle ne s'était plus emparée d'un membre de la famille royale. Avant de s'en prendre au roi, peut-être se contenterait-elle d'une proie moins essentielle...

Une minute à peine s'écoula avant que Cassien ne le rejoigne devant sa tente et n'articule :

— Le commandant Arfair vous invite à les rejoindre, votre cousin et eux.

Il était inutile de préciser que l'aimable proposition ne saurait tolérer de refus. L'ordre était déguisé et Lyssandre n'avait plus qu'à s'y plier. 



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