Chapitre 6

[Un petit dessin en média, j'oublie de vous les proposer depuis le début de la publication, je n'y pense qu'après. La qualité de la photo est à pleurer, mais on y distingue les éléments du crayonné]


Depuis le palais royal, Lyssandre s'était tenu informé de l'avancée de la situation au Sud du Royaume. Des messagers franchissaient les centaines de kilomètres qui séparaient le château d'Arkal chaque jour.

Chaque jour défilaient ces hommes épuisés, ces cavaliers qui apparaissaient luisant de sueur. Sous la chaleur de plus en plus féroce, de plus en plus infernale de l'été qui s'annonçait, ils allaient et venaient. Une semaine s'était écoulée depuis l'Esta et la touffeur estivale s'accompagnait d'une nouvelle menace.

La situation s'était glacée, au front. Rien ne bougeait, tout le monde retenait son souffle, et la moindre étincelle embraserait l'illusion de paix que le mois passé était parvenu à construire.

Cette situation était à en devenir fou, selon les propres mots du roi.

Le château observait des positions changeantes. Certains espéraient la guerre, y voyaient un espoir inattendu, d'autres s'étaient rapidement acclimatés à l'imminence d'une paix et étaient réticents à l'idée de l'abandonner si tôt. Cela ressemblait à un caprice. Cette part de la noblesse souhaitait voir ce à quoi pouvait ressembler un monde sans guerre.

Cette idée, glissée à l'oreille de Lyssandre, lui parut aussi triste que révoltante. Lui non plus ne connaissait pas cette nouvelle Loajess.

Lorsqu'un messager vint le quérir, le roi se promenait dans les jardins intérieurs du château. Une balade digestive imposée par Nausicaa. Si Calypso secondait le souverain avec talent, la courtisane s'impliquait elle aussi, comme elle le pouvait, en surveillant la noblesse ou en imposant à son ami de trop rares instants de détente. Elle avait dû le forcer, lui imposer cette pause dans ses trop nombreuses obligations, et Lyssandre avait fini par céder.

Il n'était décidément pas de tailler à lutter contre un adversaire de la trempe de Nausicaa.

Le roi avait alors fermé les yeux, avait apprécié la caresse du soleil sur sa peau. La chaleur n'était pas encore harassante, mais elle ne tarderait plus à le devenir. En une semaine seulement, et comme cela se produisait chaque année, l'été s'était abattu sur Loajess. Lyssandre avait été si occupé qu'il ne l'avait pas vu s'installer. La touffeur environnante seule lui indiquait le changement de saison.

— Tu devrais faire un tour aux vergers, les arbres sont en fleurs et les fruits commencent à mûrir.

Lyssandre acquiesça. Inutile de donner sa parole, au risque de manquer à celle-ci. Il ne se permettait plus de telles promesses, l'avenir se révélait trop incertain pour cela.

Nausicaa remarqua la première l'arrivée du messager. Il déambulait, désorienté, sous les arcades et chercha, parmi les bosquets, l'ombre du roi. La courtisane maudit égoïstement cet homme. Ne pouvait-il donc pas attendre quelques minutes ? La jeune femme savait que cette venue marquait la fin de cet instant de paix.

— Sire ! Sire !

Lyssandre rouvrit les yeux. Son amie vit ses pupilles se réduire sous l'empreinte de la peur. Il n'y eut pas de surprise pour nuancer cette émotion, seulement la crainte devenue familière. Cela la chagrina.

Le souffle coupé, le messager se contenta de tendre le paquet qu'il tenait entre ses mains tremblantes.

— D'où cela vient-il ? demanda le roi. Arkal ?

— Non, Sire, mais cela a été déposé à votre attention.

Lyssandre échangea un regard stupéfait avec Nausicaa avant de se décider à déballer le présent. Une cruelle impression le guettait et son amie n'y échappait pas. Les doigts serrés sur sa robe, elle faillit demander à son ami de ne pas l'ouvrir, quitte à s'en charger elle-même.

Le roi dénoua le cordon, écarta une à une les couches de papier, remarqua qu'un liquide coulait le long des doigts qui soutenaient le paquet. Sa gorge se noua. Une odeur flotta jusqu'à ses narines et lui souleva l'estomac. Ce qu'il vit ensuite acheva de le pétrifier d'horreur.

Au milieu du papier éventré gisait une tête décapitée.

Lyssandre ne la détailla même pas. La peau bleuie et déchirée à la naissance de la gorge lui suffit. Dans un hoquet de stupeur imité par Nausicaa, il laissa tomber la tête au sol avant de s'éloigner. Il chancela.

Son estomac se contracta, protesta, mais il ne parvint pas à vomir. Il l'aurait presque espéré, tant cette vision l'avait révulsé. Il voulait extraire cette image de son esprit, à tout prix, quitte à l'extirper de sa tête de ses mains. Ses jambes l'abandonnèrent et il dut s'accroupir pour ne pas céder au vertige qui le saisissait.

Plus loin, le messager recula avant de rendre son repas derrière un bosquet. Nausicaa avait porté une main à sa bouche et avait fermé les yeux pour ne pas laisser la nausée l'abattre. La bile brûlait sa langue et sa gorge, mais elle s'avança. Accompagnant la tête décapitée, un billet indiquait :

La tempête a enfin débuté,

La guerre ne doit jamais cesser,

Pour voir les oiseaux de malheur régner.

Nausicaa étouffa un gémissement dans sa main. Lyssandre ouvrit les yeux et coula sur son amie une œillade luisante de désespoir.

***

La grande tente grouillait d'une présence étouffante. Les généraux avaient été réunis et avec eux tous ceux qui estimaient leur propre présence nécessaire. Des nobles qui se disaient combattants jusqu'à un membre du Haut-Conseil, égaré ici. Cassien lui jeta un regard ennuyé. Il était de toute évidence dépassé par la situation et essayait d'y mettre un semblant d'ordre. En vain.

Äzmelan avait fermé sa frontière, une fois de plus. Les dernières rumeurs, colportées par des éclaireurs qui ne s'étaient pas risqués aussi loin dans les terres, rapportaient que l'armée de Déalym s'était concentrée à quelques kilomètres de leur position. Si cela s'avérait juste, il n'y aurait plus aucun doute : Äzmelan n'était pas ouvert aux discussions et préparait la guerre.

— Nous devons réarmer la zone, cingla un homme, emporté par la fougue de son jeune âge. Le roi n'aurait jamais dû ordonner le retrait des troupes.

— Nous ne pouvons pas prendre une telle décision sans son accord.

— Il nous suffirait d'obtenir celui de l'assemblée à Halev, souligna un noble, trépignant sur son siège, incapable de rester passif.

— Les sangs-neufs y sont nombreux, la décision ne passera pas et le roi s'y opposera.

— Le roi n'est pas dupe, il sait que nous courrons aux devants d'une nouvelle guerre.

— Cette guerre n'a jamais cessé, il n'y a que les aveugles pour prétendre le contraire.

Cassien n'intervenait pas. Il brûlait d'envie de saisir le visage de l'un pour l'écraser sur la figure de l'autre. Peut-être récolterait-il ainsi une miette de silence. Sa propre peur, colossale, en tout point honteuse selon ses dires, le rendait plus émotif qu'il ne l'avait jamais été. Arkal ravivait ses craintes, remuait la chair tuméfiée, la plaie béante, de ses traumatismes. Le plus douloureux restait qu'il se sentait instable au point d'avoir recours à la violence. Il voyait rouge, au sens littéral du terme.

— Messager, apostropha un homme de petite taille au nez pincé par le dégoût, l'indiscipline placée au plus haut de la hiérarchie militaire l'importunait. Quelles sont les dernières nouvelles dont vous disposez ?

— Elles sont moindres, monsieur. La frontière de Déalym ne nous est plus ouverte, comme vous le savez et il semblerait que les positions d'Äzmelan aient été renforcés.

— Il a réarmé la zone, renifla l'autre. Il fallait s'y attendre. Qu'est-ce qui attende, au palais, pour nous trouver un coupable ? Qu'il nous le ponde, qu'on prenne le premier malfrat venu, si le roi tient tant à la paix. La paix se mérite, ce n'est pas en attendant qu'Äzmelan venge ses ambassadeurs disparus qu'on l'obtiendra.

L'enlèvement de ces hommes représentait un sacrilège, un geste politique dramatique dont personne n'ignorait la portée. Äzmelan serait fou de ne pas demander réparations.

— Haut-conseiller, quelle est votre opinion ?

L'intéressé sursauta. Cassien le soupçonnait de chercher à s'éclipser, d'une manière ou d'une autre. Peut-être avait-il demandé à se trouver ici, dans le feu de l'action, par pure envie de frisson, mais il devait regretter sa bravoure. Si une attaque surprise était menée, il serait aux premières loges, et si une telle personnalité soutenait d'ordinaire la guerre, être confrontée à sa réalité lui semblait bien moins alléchant. Le chevalier se renfrogna encore. Cette hypocrisie lui était insupportable. Face à cette mise en scène où chacun restait sur ses positions, semblant ignorer que plus d'une vie était en jeu, il gardait le silence. Après tout, il était un soldat, ces bavardages n'appartenaient pas à ses qualifications.

— Eh bien, je... Nous devrions...

Le chevalier darda ses yeux sur le conseiller. Une sueur âcre recouvrait sa peau jaunâtre et il se tendit encore lorsqu'il croisa l'arête tranchante de ce regard.

— Je pense que nous devrions attendre les ordres du roi.

— Le roi n'ordonnera rien, s'exaspéra un autre, depuis le bout de la tente.

Cassien observait leur petit manège. Chacun défendait ses propres intérêts et ils étaient pas moins d'une trentaine. En d'autres termes, cela pouvait encore s'éterniser un long moment. Ce temps, ils ne l'avaient pas. Le soldat se tourna vers le conseiller. Par chance, il avait été placé directement à sa gauche. Le chevalier s'adressa directement à lui dans un murmure couvert par le brouhaha ambiant :

— L'attaque est imminente. Si nous n'agissons pas, les chances pour que ces positions soient rasées, et nous avec, sont plus importantes que ce vous pensez. Nous n'aurons peut-être pas le temps d'évacuer qui que ce soit. Quoi qu'il advienne, il nous faut prendre une décision, et vite.

— Que me conseillez-vous ?

Cassien ne songea même pas à rire de la situation. C'était grotesque, un conseiller qui demandait conseil à un soldat. La gorge de celui-ci se noua comme pour l'empêcher de s'exprimer. Depuis qu'il avait remis les pieds à Arkal, cela lui arrivait bien souvent. Sa voix l'abandonnait, les mots résonnaient dans sa poitrine, dans sa tête, mais ne s'élevaient pas. Après la dernière bataille majeure à laquelle il avait participée, il avait été incapable de prononcer la moindre syllabe pendant plusieurs semaines. Comme si les traumatismes des six dernières années se matérialisaient, bloquaient en lui toute capacité à s'exprimer. Les mots étaient revenus, un à un, le nœud dans sa gorge s'en était allé. Le vide dans sa poitrine demeurait, ainsi qu'une solide incapacité à nommer, à comprendre ses émotions. Cela ressemblait à un réflexe de son âme malade : un stratagème mis en place afin de le préserver de l'impact de ses sentiments.

Cassien prit une profonde inspiration. Il força sur sa voix, lui présenta les syllabes jusqu'à ce qu'elles acceptent de s'articuler, l'une après l'autre, dans un effort colossal :

— Aller à la rencontre de leurs soldats, il n'y a que de cette façon qu'un échange sera possible. Je vous offre de vous y accompagner, je garantis votre protection, si vous promettez de jouer votre rôle.

— Je ne suis pas diplomate ! glapit le conseiller.

— Et moi, j'ai juré de protéger un homme, et vous n'êtes pas le roi.

Vous n'êtes pas lui, vous n'avez rien en commun avec le roi, compléta Cassien.

— C'est votre seule chance. Vous promettez d'agir pour la paix et vous rentrez sain et sauf au palais dès que vous le pourrez.

— Rien ne m'assure qu'ils ne vengeront pas leurs ambassadeurs.

Cassien se garda de souligner que ces hommes n'étaient pas morts, mais avaient seulement disparu. Personne n'était dupe au point de les espérer encore vivants et la théorie de la prise d'otages maigrissait chaque jour davantage.

— Non, rien, mais vous n'avez pas le choix.

— C'est fâcheux, grommela le conseiller.

— Et encore, la guerre n'a pas encore commencé.

Qu'il imagine un peu ce que cela pouvait être, la guerre ! Cassien guetta dans le doute dans les yeux de l'homme, y implanta sa propre détermination. Le conflit ne devait pas reprendre, sous aucun prétexte.

— Très bien, abdiqua l'autre, j'en donnerai l'ordre.

***

Cassien menait les troupes à travers les arbres de Farétal. Ils avaient dépassé le campement, avancé plusieurs centaines de mètres en attendant qu'un régiment ennemi ne fonde sur eux, en vain. D'ici quelques instants, ils atteindraient la frontière de Déalym et les chances de survie ne seraient plus garanties.

Cassien encouragea sa monture, rendue nerveuse par la crainte des soldats. Derrière son cavalier marchaient cent, peut-être deux cents hommes. Cela représentait un tiers des effectifs d'Arkal depuis que Lyssandre avait ordonné le repli de la majorité d'entre eux. La marche régulière, mais extraordinairement lente des troupes ne ressemblait pas aux attaques foudroyantes auxquelles les deux camps étaient habitués.

Enfin, la frontière se dessina, matérialisée par plusieurs centaines d'ennemis.

Le cœur de Cassien se serra dans la poitrine. Avait-il seulement espéré s'épargner le feu d'une nouvelle bataille ? Les soldats d'Äzmelan les attendaient de pieds fermes, comme s'ils patientaient ainsi depuis des jours, guettant la venue de leurs adversaires. Il leur avait fallu un prétexte pour déclarer la guerre, ils l'avaient obtenu.

Dans le sillage de Cassien, le conseiller se liquéfiait.

— Ils... Ils...

— Oui.

— Ils vont nous écraser !

Le chevalier ne laissait rien suggérer de sa peur. Il savait à quel point elle pouvait inspirer l'ennemi, à quel point elle pouvait se révéler mortelle. Du reste, Déalym comptait près du double de soldats armés jusqu'aux dents.

Cassien arrêta sa monture et tous l'imitèrent. Jamais il n'avait demandé cette place, mais ce plan dément, il l'avait initié, il l'avait soufflé à l'oreille du haut-conseiller, la responsabilité lui revenait dans son entièreté. En face d'eux, à cinq cents mètres à peine, les troupes ennemies s'apprêtaient à les anéantir, à venger leurs ambassadeurs. Cette rancœur mutuelle expliquait la longévité de ce qu'on avait nommé, au fil des décennies, la guerre des Royaumes.

Du coin de l'œil, Cassien vit le haut-conseiller ouvrir la bouche. Il ne lui laissa pas le temps de s'exprimer et le devança :

— Soldats de Déalym, nous ne venons pas combattre. En preuve de notre bonne foi, nous...

Le sang du chevalier se glaça. Le commandant ennemi leva une main. Il ne prononça aucune parole, mais le geste fut suffisamment évocateur. Un langage aussi universel que celui des armes. Il autorisait ses soldats à attaquer. Mieux, il leur en donnait l'ordre et avortait tout dialogue.

— Chevalier ! Chevalier, vous aviez promis, j'exige de... s'écria le haut-conseiller.

— Silence ! Vos petits privilèges n'ont pas lieu d'être ici.

— Chevalier, que fait-on ? le coupa l'un des généraux, blême de peur.

Non seulement ils étaient trop peu nombreux, mais la plupart d'entre eux ne portaient pas d'armures. Une folie, une pure folie. Le rapport de forces était si inégal que Cassien réalisait qu'à défaut de mener une bataille, il avait provoqué un massacre.

Dans son sillage, les protestations s'élevaient. Les hommes de Déalym approchaient, avalaient la distance, comme un prédateur s'amuserait avec sa proie. Ils seraient vainqueurs, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. Les oreilles de Cassien sifflaient, les sons qui s'y précipitaient résonnaient, lointain.

Soudain, alors que quelques dizaines de mètres les séparaient encore de l'ennemi, la jument de Cassien fut heurtée par la monture du conseiller. Dans la panique, les croupes des chevaux se heurtaient, les bêtes renâclaient, et certaines étaient encouragées à faire demi-tour, à fuir la fureur des combats. Avant que le chaos ne s'installe pour de bon, un étalon à la robe immaculée se fraya un passage entre les autres montures.

Le cavalier coupa la route à Cassien et lui présenta son dos. Lyssandre de Loajess immobilisa sa monture avant de clamer :

— Soldats de Déalym, au nom du roi, je vous ordonne de vous arrêter !





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