Chapitre 49
[Et la version achevée de ce dessin, le premier qui cumule à la fois Cassien et Lyssandre. Qu'en pensez-vous ?]
Depuis combien de temps Lyssandre était exposé ainsi ?
Le silence de la noblesse reflétait à la fois le choc et la confusion. Que devaient-ils faire ? Railler cette figure chancelante, qu'on avait déguisé par souci d'humiliation, ou garder ce mutisme prudent ? Certains sourires se dessinaient sur les lèvres des plus audacieux, souvent aussi les plus irrespectueux
Lyssandre ne rougissait pas de porter une robe. Il aurait pu s'en vêtir par envie, par désir, comme il aurait enfilé une tenue plus fantasque que celle-ci. Elle ne lui procurait aucune honte en tant que telle, mais la manière dont on le forçait à l'exhiber lui était insupportable. La légèreté du tissu dévoilait sa peau parfois et son épaule tressaillait, inlassablement.
Il avait chaud, puis froid. Sans doute un peu des deux, successivement. Sa tête était lourde et menaçait de rouler jusqu'à tomber par terre. Ses jambes le portaient à peine et menaçaient de l'abandonner. Il ne savait pas pourquoi il luttait encore, pourquoi il n'abandonnait pas simplement.
C'était terminé, à présent, Amaury avait gagné. Il ne lui laisserait plus aucune chance de lui échapper, ou peut-être seulement des miettes, pour le pousser à espérer encore. C'était un jeu, pour lui, et cet instant représentait le spectacle final d'une mise en scène de longue haleine.
Lorsqu'enfin, Amaury entra en scène, l'une ou l'autre exclamation de surprise fusèrent. Le prince oublié était là, bien en vie, en chair et en os, et il arborait un mélange de gravité et de triomphe.
La cruauté du conquérant et le délice du triomphateur.
Personne n'applaudit, personne n'articula la moindre parole qui puisse être un minimum évocatrice.
Lyssandre, quant à lui, avait le sentiment de revivre, à quelques détails près, ce qu'il avait traversé à Balm. Il chercha un soutien, même infime, de la part de cette assemblée silencieuse. Il se heurta à des visages fermés, parfois vaguement désolés, et étudia ainsi plusieurs dizaines de figures jusqu'à s'arrêter sur l'une d'elles et pas des moindres : Cassien. Le chevalier disparaissait presque dans l'angle de la pièce, tout au fond, et ne bougeait pas d'un cil. Pour peu, Lyssandre aurait pu penser que son amant approuvait ce qui était sur le point d'advenir. Spectateur aussi passif que tous les autres, il ne bougerait pas et la douleur logée au creux de sa poitrine s'éveilla.
Le visage incliné vers le sol, le roi s'arracha à la vision douloureuse qu'Amaury offrait et dut se faire violence pour ne pas s'effondrer.
L'homme affrontait l'assemblée comme s'il n'avait jamais disparu durant de si longues années. Il étudia les visages les plus proches, reconnut une partie d'entre eux, chercha l'assentiment sur leurs traits pour se heurter, dans certains cas, à une haine pure. Il prit son temps, ne se précipita pas, et goûta la saveur de cette victoire qu'il ne lui restait plus qu'à embrasser.
— Seize ans, Loajess ! Cela faisait seize ans que j'avas disparu du palais sans laisser de trace. Seize ans que mon propre frère m'a laissé croire mort. Seize ans que j'attends cet instant, l'instant où je vous retrouverai. Cela faisait longtemps, n'est-ce pas ?
Ses paroles résonnèrent entre les murs de la salle du trône. Amaury ne s'en formalisa pas.
— Durant toutes ces années, j'ai fomenté des coups d'État sans jamais aller jusqu'à leur donner vie. J'ai imaginé des discours, j'ai imaginé cet instant tant de fois que j'en ai usé toutes les possibilités. Maintenant que je me tiens devant vous, je suis partagé. Il y a bien des choses que je brûle de vous dire. Je pourrais vous faire tuer, tous, pour représenter tout ce que je hais : une noblesse dorée, consciente d'elle-même et de rien d'autre, trop occupée à se complaire dans sa richesse, dans ses complots, dans ses déchéances programmées d'un rival quelconque, dans ses mariages et dans ses alliances sordides.
Les nobles pâlirent, certains reculèrent d'un pas, et d'autres avisèrent l'issue. Celle-ci était gardée par un seul homme et Amaury avait suffisamment confiance en lui pour ne pas exhiber ses forces militaires à la vue de tous. Du reste, il était évident que le prince oublié n'avait pas accompli tout ce chemin seul.
— Je pourrais vous abattre et j'en ai parfois eu envie. Le fleuron des grandes fortunes de Loajess s'est longtemps cru intouchable et je pourrais parier que vous le croyez encore.
Amaury descendit de la petite estrade et se mit à déambuler entre les courtisans qui s'écartaient avec prudence. Ils semblaient s'être mis d'accord, s'être consultés au préalable pour ne pas fuir comme un seul homme. Celui qui était venu prendre le pouvoir avait refermé le piège sur le château et personne n'en réchapperait, pas vivant du moins.
— Vous avez oublié combien vous êtes mortels, combien...
Amaury frôlait les corps, goûtait à la peur qu'il suscitait et à celle qu'il inspirait.
— Combien vous n'êtes pas plus que des hommes et que, à ce titre, vous ne valez pas plus cher qu'un autre.
Amaury s'attarda sur un haut-conseiller qui l'observait avec tout le mépris qui l'animait. Celui-ci profita de ce bref silence pour cracher :
— Vous n'êtes pas roi et ne le serez jamais !
Amaury laissa l'injure couler alors qu'un de ses gardes accourait déjà, prêt à faire regretter ces paroles à l'une des figures maîtresses de ces lieux. Le prince balaya l'offense d'un geste du menton. Il n'était encore qu'un souvenir ressuscité, mais d'ici à quelques instants, il arracherait la Couronne à son propriétaire.
— Combien vous devez votre ascension à la Couronne et que votre pouvoir n'est qu'illusion.
Amaury rejoignit l'espace aménagé devant le trône et sur lequel, depuis cinq siècles, les rois étaient couronnés.
— Une illusion sur une illusion, car le pouvoir, la Couronne, tous les souverains, se reposent sur cette même illusion. Ils refusent le changement qui s'annonce, ils refusent de considérer la vérité en face et de vivre avec. Le système qui régit les lois de ce monde est poussiéreux, complètement dépassé, et c'est pour cette raison que cette ère est devenue celle du malheur.
Tant d'hypocrisies... Certains, les plus sensés, y pensèrent. Amaury parlait de malheur, mais n'était-il pas à l'origine de celui-ci ?
— Les rois mentent, les rois manipulent, les rois font la guerre, et si je vous avouais tous leurs torts, plus jamais vous ne laisseriez le roi approcher le trône. Ou peut-être bien que oui, puisque vous vous êtes fait ses alliés en échange d'un morceau de pouvoir. Toujours est-il que le change arrive, que le changement est irréversible et quand bien même Loajess l'a fui durant des décennies, il est temps qu'il annonce.
Des silhouettes investirent l'espace aux côtés du roi, une à une. Elles étaient encapuchonnées et Lyssandre lui-même vacilla à leur vue. Amaury ouvrit les bras, théâtral, comme pour les accueillir.
Ils s'alignèrent tous, bien dociles, sous les yeux ébahis des courtisans. Le roi faillit perdre l'équilibre et son oncle autorisa l'un de ses hommes à le soutenir. Celui-ci obtempéra, mais sans ménagement, et entre ses bras, Lyssandre ne fut plus qu'une poupée de chiffons à laquelle on se désintéressa. Amaury recouvrit son visage du même capuchon qui couvrait le visage de ses sbires et articula :
— Nous sommes les oiseaux de malheur pour ceux qui dorénavant s'accrocheront aux préceptes d'autrefois et qui s'opposeront à ce que nous sommes : la voix du peuple, l'image du changement.
Alors, comme un seul homme, les oiseaux découvrirent leur visage et se présentèrent à la Cour. La plupart appartenaient à une noblesse oubliée, presque exilée sur les rochers stériles des îles de l'Ouest, et observaient un sens de la grandeur digne des membres des nobles-sangs. Ils jetèrent un regard à ceux qu'ils venaient détrôner et leur offrirent leurs visages durs, taillés par le vent et l'écume. Ils ressemblaient à des acteurs du changement, à des êtres convaincus qu'ils marqueraient l'Histoire de ce pays.
— Ce soir débute une nouvelle histoire à laquelle vous pouvez choisir d'appartenir ou non. Vous pouvez vous tourner vers l'espoir ou la mort, la décision est vôtre et vous pourrez choisir, lorsque la cérémonie s'achèvera, si vous souhaitez vivre ou si nous devrons vous enterrer avec la face pervertie et corrompue de ce monde.
Amaury se lécha les lèvres pour la première fois de la soirée, aux yeux de tous. Il évoquait autant un prédateur qu'un oiseau. Il ne cherchait pas à se prêter l'image de l'innocent et brossait le portrait d'un renouveau qui ne se ferait pas sans sacrifices.
— Que débute la cérémonie !
Aussitôt, plusieurs hommes sortirent de l'ombre et apportèrent, dans leur sillage, une vasque ouvragée en pierre grise.
— Voici l'un des vestiges royaux les plus anciens. On raconte qu'à l'époque où il a été conçu, on récoltait le sang de l'ancien roi pour en couvrir celui qui lui succéderait. Fils, neveu, rival, peu importe. Elle s'appelle la Faiseuse de roi et puisque, de tout temps, le sang semble être en mesure d'offrir à un homme le privilège de régner, donnons-lui le pouvoir de laver un roi de ses privilèges, de ses pouvoirs, de ses responsabilités.
La vision de l'avenir se résumait, aux yeux d'Amaury, à un passé bafoué, rejoué avec des règles qui se voulaient modernes, nouvelles.
Tout autour, la noblesse ne feignait pas de comprendre le délire de celui qui se disait presque déjà roi. Certains commençaient à comprendre qu'ils n'avaient pas affaire à un sauveur, mais à un fou qui mêlait l'Histoire de Loajess à l'humiliation de l'un de ses souverains.
L'un des sbires d'Amaury avança et prit, au hasard, l'un des nobles qui assistaient au désolant spectacle. Hébété, celui-ci réagit seulement lorsqu'on approcha une lame de l'intérieur de son bras. Là, il résista, se débattit pour échapper à la poigne qui l'immobilisait, mais ne put échapper à la sentence de la dague qui embrassa la chair de son avant-bras, juste au-dessus du poignet. Un filet de sang ruissela dans la Faiseuse de roi et on le relâcha. L'homme regagna l'assemblée sans demander son reste et, sans plus d'explication, le même schéma se reproduisit une fois, deux fois, une douzaine de fois.
Amaury avait ordonné qu'on leur prélève juste un peu de sang. La noblesse poussiéreuse versait un peu de son essence pour destituer le roi et, à mesure que la vasque se remplissait d'un sang presque noir, Lyssandre s'interrogeait. Quelle idée tordue avait-elle saisi son oncle ?
Celui-ci surveilla le manège d'un œil attentif, sans rien dire. Les résistances finissaient par mourir et les hommes qu'on empoignait s'avançaient désormais avec abattement. Si cela pouvait sauver leur vie, si cette apparente docilité pouvait leur permettre de se retrancher ensuite en sécurité, dans les confins de Loajess, là où ils abandonneraient cette guerre en espérant que jamais Amaury ne mette les pieds dans leur demeure personnelle, alors ils s'y pliaient volontiers. Voilà jusqu'où pouvait s'étendre leur loyauté et, en songeant à leurs maigres résistances, Lyssandre se désespéra. Il ne vit plus Cassien, au coin de la pièce, il ne trouva pas Miriild non plus, et Nausicaa semblait s'être volatilisée. Les visages qu'il reconnaissait ne lui étaient pas hostiles, mais aucun de ces hommes ne risqueraient sa vie pour sauver celle du roi ou ne serait-ce que le pouvoir.
Lyssandre attendait son heure.
Il attendait qu'Amaury daigne enfin l'approcher pour l'abattre, et celui-ci semblait être d'humeur à prendre tout son temps, quitte à se repaître de longs silences. L'instant où il se présenta à son neveu vint bien assez vite.
— À genoux.
S'il vint à l'esprit de Lyssandre l'idée de résister, celle-ci lui fut rapidement arrachée. L'homme derrière lui asséna un coup sec à l'arrière de ses genoux et le roi s'effondra de lui-même. La tête lui tournait et il crut perdre connaissance une fois de plus.
— J'ai gagné, Lyssandre.
Il avait gagné et s'était perdu.
— Assassin... souffla-t-il.
— La famille royale doit périr.
— Que vous le vouliez ou non, vous êtes des nôtres.
L'homme qui l'avait retenu durant d'interminables minutes força Lyssandre à courber le dos, à incliner le visage. Ses cheveux effleurèrent le sol, obstruèrent sa vue, et la sueur retenait plusieurs mèches à sa nuque et à son front. Il ressemblait à une femme asservie et Lyssandre s'en répugna pour l'image qu'il renvoyait à ces femmes. Parce que ce n'était que du spectacle et qu'elles devaient savoir ce que cela faisait d'être rabaissée ainsi, que d'être écrasée comme un insecte.
— Le prince est mort le jour où ma femme a été tuée par Soann.
— Est-ce pour cela que vous avez fait assassiner une innocente ? Calypso... Calypso ne méritait pas la mort que vous lui avez réservé.
Un cri fendit la pièce. Un cri de femme qui ne pouvait appartenir qu'à Nausicaa. Un cri de cœur qui déchira le silence cérémonieux de la salle du trône. Un garde s'était précipité dans sa direction pour la maîtriser. Puisqu'il n'était pas question de voir la cérémonie gâcher par l'émotion déchirante d'une courtisane, la prise de l'homme qui la musela fut brutale.
Lyssandre releva brusquement le visage et ajouta :
— De cette façon, vous ne valez pas plus cher que mon père que vous honnissez.
Amaury maîtrisa sa colère avec l'adresse de celui qui y était habitué et qui ne se laissait plus si aisément dépassé par l'empreinte impérieuse d'une émotion sourde. Dans ses yeux, il y avait pourtant le désir de réduire son neveu en purée d'os et de sang. Plutôt d'accomplir cette envie furieuse et meurtrière, il fit signe à son homme de main de le maintenir ainsi et écrasa son pied sur le côté de son visage pour l'écraser contre les dalles, juste devant le trône. Face exhibée aux yeux de l'assemblée, il demeura ainsi, la joue douloureusement pressée contre le sol, jusqu'à ce qu'Amaury eut jugé l'humiliation suffisante.
Un sanglot s'éleva, celui de Nausicaa, impuissante.
Le prince oublié attrapa Lyssandre par les cheveux et le redressa pour lui faire face. Il plongea ensuite le plat de sa main dans la vasque presque remplie de sang et le roi eut un haut-le-cœur lorsque son oncle retira ses doigts trempés de sang. Il eut nettement conscience du sang coagulé coincé sous ses oncles, celui de Calypso, et ses bras retombèrent le long de son corps. Il retint son souffle, incapable de fermer les yeux pour s'épargner ce qui l'attendait.
Amaury pressa sa paume, ses doigts, l'entièreté de sa main dont le sang goutait au sol, contre le front de Lyssandre. Il y imprima l'empreinte de sa main et couvrait les yeux ahuris du roi. Lorsqu'il la retira, le sang des courtisans lui fit un masque horrifique qui coulait le long de ses joues, sur l'arête de son nez, jusqu'à la commissure de ses lèvres et jusque dans sa bouche.
Toujours à genoux au pied du trône, la robe blanche dont on avait affublé le roi était tachée d'hémoglobine qui rappelait le sang virginal.
Le spectacle se poursuivit, dans une succession de gestes minutieusement réfléchis, étudiés, qui poursuivrait jusqu'à son terme.
Amaury se déplaça sans un bruit, sans qu'aucun commentaire ne soit adressé, ni encouragement ni forme de réprobation, et se glissa derrière son neveu. Lentement, de sorte que chaque bruit précède le geste, il dégaina son épée et la soupesa entre ses doigts souillés de sang.
Il se pencha et, à l'oreille du roi, susurra :
— Longue...
Lyssandre ouvrit la bouche sur un cri muet.
— ... vie...
Il aurait dû se douter que ces mots l'accompagneraient jusque dans le trépas. Le visage rejeté en arrière, l'esprit vide, il sentait ces paroles résonner en lui jusque dans ses os.
— ... au roi.
Avant que la lame ne s'abatte sur la nuque de Lyssandre, la grande porte s'ouvrit en fracas comme repoussée par un courant d'air.
Un long souffle balaya la pièce, de part en part. La première bourrasque qui initiait la tempête.
Sur le seuil de la porte se tenait Miriild, la reine de Loajess, et elle n'était pas venue seule. Ils étaient des dizaines, peut-être des centaines d'individus insignifiants, de cuisiniers et de domestiques, de gens du peuple, prêts à faire ployer Amaury sous le nombre.
Miriild prononça :
— Peuple de Loajess, abattez votre ennemi !
Et sur Amaury se déversèrent le souffle, les eaux, le courroux de la tempête.
Vous sentez le roussi, vous aussi ? Pas le temps de s'épancher sur la mort de Calypso, la situation ne s'y prête pas. Il nous reste un chapitre, certes assez long, mais qu'un seul pour clore ce deuxième tome. Prêts ?
Je vous souhaite un bon week-end reposant ~
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