Chapitre 48
Lyssandre s'était infiltré dans les étroits conduits des passages gardés secrets depuis de plusieurs décennies. Il connaissait la plupart de ces couloirs labyrinthiques qui permettaient de fouler certaines zones du palais sans être aperçu de quiconque. Il les connaissait, mais ne les empruntait jamais. Elles lui déplaisaient, ces minuscules ouvertes qui permettaient à peine à un homme de respirer sans avoir l'impression d'étouffer.
Lyssandre avait cette impression, justement, en y mettant les pieds. Il s'était rappelé pourquoi Hélios aimait disparaître à l'intérieur, par jeu, par malice – le Dauphin avait toujours raffolé de ces lieux vaguement dangereux, son tempérament intrépide l'appelait à s'y retrouver – et il s'était aussi souvenu pourquoi l'enfant qu'il avait été refusait catégoriquement d'y mettre les pieds sans jamais se laisser persuader.
Cette fois, le roi n'était plus un prince et les peurs d'antan n'avaient plus d'être.
En théorie, et en théorie seulement, car en passant la porte discrète qui s'ouvrait comme une bouche édentée, Lyssandre fut parcouru par la sensation désagréable d'être dévoré vivant.
La larme de feu qui dégoulinait sur les parois irrégulières n'éclairait pas assez. L'humidité déclencha une série de frissons sur l'épiderme du souverain et celui-ci se sentit à nouveau fiévreux.
Et sans doute l'était-il.
La douleur de son épaule persistait, d'humeur à ne lui laisser aucun répit, et une part du roi s'interrogeait : survivrait-il aux piqûres de la méduse ou celle-ci lui avait-elle seulement offert un répit avant de le vider de toutes ses forces ?
Jusqu'ici, et dans la partie basse du palais, celle qui était communément réservée aux domestiques et dont les nobles avaient à peine conscience, Lyssandre n'avait pas aperçu la plus petite touche d'affolement. Il n'y avait rien à signaler, sinon la disparition du monarque depuis le matin. Une journée sans aucune nouvelle de celui-ci, cela n'avait rien de rassurant, mais les servants, les gouverneurs, les majordomes et toute la cohorte d'hommes et de femmes chargés du bon fonctionnement du palais, ne s'exprimaient pas à ce sujet. On sentait, tout au plus, une certaine méfiance à l'égard du premier venu et une réticence à la tâche.
Certains imaginaient déjà le roi mort et ne savaient s'il devait s'en réjouir ou s'en atterrer. Lyssandre avait capté un fragment de conversation échangée entre une domestique au tablier souillé et une cuisinière, qui avait pris soin de récurer les traces de beurre et de sucre qui salissaient sa robe.
— Il est mort, le bon roi, et dans la fleur de l'âge. On ne veut pas nous le dire à nous, parce que ça mettrait la Couronne en périlleuse situation. Ces vautours de conseillers et de nobles cherchent sûrement déjà à s'attribuer les parts du gâteau.
— Quelle sotte du fait ! Tu espères quand même pas qu'il soit remplacé par l'un d'eux. Il y a la vieille princesse, bien sûr, et puis le petit bâtard, mais...
— Personne n'acceptera.
— Ils n'acceptaient pas non plus le dernier fils, et regarde...
— Regarde ce qu'il arrive, surtout. Six mois qu'il règne et paf, mort !
— C'est ce prince, Amaury, celui qui a disparu, qui va monter sur le trône. Tout ça, toute ce bazar, c'est qu'un joyeux bazar pour nous embrouiller. C'est le prince qui va prendre la relève, tu peux me croire.
— Chut, moins fort, voyons !
Lyssandre avait filé sans demander son reste sous les regards suspicieux des deux femmes.
Il entendit soudain comme un halètement d'animal blessé. Une plainte brève, à peine plus haute qu'un murmure, qui alerta le roi. Ses doigts se refermèrent sur la lanterne et la peur enfla en lui. Il aurait pu la situer très précisément. Un nœud dans la gorge et un poids désagréable, qui s'alourdirait plus tard, au creux de l'estomac.
Lyssandre fut tenté de rebrousser chemin. Ni plus ni moins, prendre ses jambes à son cou. Personne ne le verrait, personne ne dénoncerait sa couardise, et la douleur ne le rendait pas plus hardi, ni plus brave. Elle lui donnait envie de rester enfermé dans ces conduits, avec l'empire de son effroi, et d'y mourir.
Lyssandre approcha à pas comptés. Il imagina une bête restée enfermée ici durant des joues. Un petit chat mourant qui aurait échappé à la cruauté d'un maître irresponsable, ou un petit chien à l'agonie, perdu dans le noir.
Ce qu'il découvrit lui fit presque regretter ce qu'il avait imaginé.
Calypso gisait à un pas, allongée de tout son long sur les dalles humides du couloir. Elle tremblait de froid, de douleur, de la mort qui gagnait chaque parcelle de sa peau en un souffle glacé.
— Non !
Lyssandre se précipita vers elle, manqua d'éclater la vitre de sa lampe en la laissant tomber à terre, et s'agenouilla devant sa tante qui tenta de se redresser. Elle était bien pâle, et même la lueur chaude de la flamme ne parvenait pas à raviver la rougeur coutumière de ses joues. Même ses tâches de rousseur mutines semblaient s'être fondues sur ses joues blafardes et, en un regard, et sans rien en admettre, Lyssandre reconnut l'empreinte de la mort. Ses lèvres bleuissaient et une tâche s'élargissait, et s'élargissait encore, au centre de sa poitrine. Le corsage avait peut-être contenu l'afflux de sang, mais l'hémorragie était déjà avancée et le regrettait l'instant où il avait été incapable d'un tel constat.
— M-Mélissandre...
Le cœur de Lyssandre chavirait. Pourquoi le nom de sa mère ? Il fut d'abord incapable de la contredire et se contenta de prendre sa main humide de sang. Il ne put ravaler une grimace. Calypso le détaillait, les yeux agrandis non pas par l'effroi, mais par le bonheur absolu.
Le soulagement.
— Ma douce... Tu es venue... Tu es venue... me chercher. Il y a... si longtemps.
Si longtemps qu'elle attendait seule en ce monde. Mélissandre avait laissé un vide que personne n'avait su combler et le monde s'était détériorer en son absence, comme si chaque jour sans elle entretenait le malheur.
Calypso eut un hoquet de douleur et referma les yeux une seule seconde. Le mirage se retira un peu, juste assez pour qu'elle remette en question son authenticité. Le doute qui imprégnait son visage permit à Lyssandre de corriger, avec douceur :
— Ce n'est pas Mélissandre, ma tante.
— Tu...
— Je suis son fils, rappelez-vous... Lyssandre.
— Tu lui ressembles tant.
Calypso s'accrocha à la main de son neveu. Elle semblait déboussolée, ivre de cette douleur qui lui rappelait au moins qu'elle vivait encore. Elle était partagée entre la nécessité de son terme, incapable de supporter cette souffrance qui la rongeait, et le devoir qui lui soufflait de s'accrocher encore.
Et la peur, bien sûr, celle du froid qui gagnait petit à petit ses membres et qui l'approchait chaque seconde un peu plus du précipice.
— Amaury. Il est... ici, avec son deuxième enfant... Dangereuse et lui... Il est... Oh !
Elle s'arcbouta pour exhaler une série de soupirs. Lyssandre tremblait, incapable de trouver les mots, dépassé par ce qu'il n'aurait jamais pu imaginer.
— Tenez bon. Je vais vous laisser rien qu'une minute, juste... juste le temps de trouver un médecin et de revenir. Il va vous soigner.
— Pauvre petit sot... rit Calypso, tout bas. C'est... terminé pour moi...
Lyssandre gémit entre ses dents. Cette femme était à peine mortelle à ses yeux, invulnérable et à l'épreuve du passage du temps. Rien ne pouvait venir à bout de sa carcasse et c'était d'ailleurs ce qu'elle mentionnait lorsque la question de son âge était présentée.
Pas elle... Pas la plus forte d'entre eux...
— J'avais promis de te pro... de te protéger. Mélissandre, elle... Je lui avais fait le serment de... veiller sur toi, et j'ai...
— Vous n'avez pas failli, pas un seul instant. Vous avez veillé sur moi comme vous le pouviez, vous avez protégé Priam aussi. Vous êtes... étiez...
Calypso secoua la tête et Lyssandre se tut. Il avait tant de choses à dire, tant de choses à lui confier encore, et si peu de temps à sa portée.
— Tu lui... ressembles, tu sais.
— J'aurais aimé la connaître.
Une larme unique retraçait le contour plein de la joue de Calypso qui offrit un pâle sourire à son neveu.
— Tu l'aurais rendue... fière.
L'autre main de Lyssandre racla contre le sol. Il avait mal, lui aussi, exactement comme si on lui avait planté une dague en pleine poitrine, exactement comme si, lui aussi, il se vidait de son sang sur les dalles de ce conduit humide.
— Tu lui ressembles plus qu'à Soann et tu es... plus digne que lui. Plus digne que tous... tous les autres.
Elle leva la main en un effort colossal et attrapa la nuque de Lyssandre pour le forcer à plonger ses yeux dans les siens.
— Regarde-moi...
Et le roi obéit.
Il vit, prisonniers de ses yeux noisette, des mots qu'elle n'avait jamais pu prononcer. Au fond, Calypso était pudique, incapable d'articuler ce qu'elle avait sur le cœur. Elle avait aimé Lyssandre sans le confondre avec sa mère, mais en percevant en lui ce que son amie avait été. Elle était l'âme qui veillait sur le palais, discrète et tempêtueuse à la fois, effacée et courageuse. Un ange mandaté par Mélissandre pour veiller sur le château qu'elle lui avait confié.
Il y avait cela, dans ses yeux, mais aussi du regret, un peu de peur, de la fierté. Et puis, la douleur, souveraine, écrasante, telle qu'elle annihilait presque le langage pour l'entraîner un peu plus vite vers la mort. Calypso s'accrochait, mais son bras retomba, alors elle s'empressa d'articuler. Pour s'accrocher encore un peu, ne serait-ce qu'au langage.
— Sois brave encore... Sois brave, mon petit roi.
Pour ce qui l'attendait encore, pour les épreuves qui se profilerait dès lors qu'il aurait franchi le seuil de ces couloirs perdus dans les entrailles du palais. Pour tout ce dont elle ne serait plus témoin.
— Je veillerai, alors... tâche... tâche de...
Le mot resta coincé à la frontière de ses lèvres, si bien que Lyssandre le lut après même qu'elle ait exhalé son dernier soupir. Un ordre autant qu'une promesse se dévoilait.
Tâche de vivre.
Lyssandre serra sa main dans la sienne encore une minute, ou deux, ou encore dix. Il n'était plus certain. Le regard de Calypso s'était immobilisé, ses lèvres bleuies portaient encore la trace du mot qui l'avait accompagné dans la mort et qu'elle avait peut-être prononcé, dans l'au-delà, sans réaliser qu'elle y resterait et qu'il était impossible de revenir sur ses pas.
Lyssandre finit par se relever en titubant. Il ne sentait plus l'écho de sa propre douleur, seule comptait celle qui ravageait sa poitrine à l'endroit où le poignard avait déchiré la peau de sa tante. Il pressa sa main sur cette zone, pourtant vierge de toute blessure, comme s'il cherchait à endiguer le flot de sang qui s'écoulait.
Le roi ne ressentait aucune colère à l'égard d'Amaury, ni aucune urgence. Il se sentait vide, surtout, et seul l'écho des paroles de Calypso l'emplissaient encore. Il marcha ainsi jusqu'à ce que l'angle d'un couloir débouche à une porte. La vue de celle-ci lui arracha presque un sursaut.
Il existait donc une issue à cet enfer ?
Lyssandre attrapa la poignée, mais ne l'abaissa pas. Il se rappela que derrière la porte, il y aurait Amaury. Le calme illusoire qui maintenait le château dans une attente passive ne tarderait pas à se rompre. Il lui suffirait de passer le seuil de cette porte.
Il ferma les yeux, déglutit, et sentit sur sa langue une odeur âcre, celle du sang. Le même qui souillait ses mains et tout l'avant de ses vêtements de roturier. Il en prit conscience, longuement, avant d'abaisser la poignée et de pénétrer dans le palais.
Au grand jour.
***
— Veuillez retirer votre tunique.
Amorphe, dépassé par une situation qui ne lui laissait nul répit, Lyssandre ne réagit pas. La femme qui s'occupait de le dévêtir, une inconnue à la patience limitée, finit par approcher le roi. À peine s'attaqua-t-elle au premier bouton qu'il abattit le dos de sa main sur celle de l'autre.
— Non, rétorqua-t-il simplement.
— Vous n'êtes pas en position de refuser.
Et Lyssandre le savait.
— Je refuse, dit-il pourtant.
Il était souillé par le sang de Calypso, mais il n'acceptait pas de retirer l'habit pourtant grossier qu'il avait enfilé. Il se débattit lorsque la femme revint à la charge et déploya une force surprenante que Lyssandre contra.
La femme aux traits bourrinés appela du renfort, deux autres domestiques zélées qui maintinrent le roi immobile malgré ses ruades, les coups perdus qu'il assénait, inconscient de la douleur qu'il provoquait. Il se tourna l'épaule et celle-ci adopta un angle presque inquiétant avant que la douleur rappelle Lyssandre à sa condition. Lui rappelle qu'il n'avait aucune chance de s'échapper et que protéger ce qu'il lui restait de sa tante était dénué de sens.
— Je refuse, répéta Lyssandre dans un halètement de défaite.
Les habits tombèrent et laissèrent le roi nu avec ses mains recouvertes de sang séché et son épaule redessiné par les filaments de la méduse.
— Vous n'êtes pas en position de refuser, réitéra la femme.
***
Lorsque, à la tombée de la nuit, Cassien se présenta aux portes du château, il eut la certitude qu'il arrivait trop tard.
Il arrêta sa monture épuisée devant l'entrée du palais et patienta près d'une minute avant qu'un garde ne daigne se pencher assez pour l'apercevoir. Il ne reconnut pas le visage de l'individu dans la nuit, mais celui-ci lui ouvrit les portes sans rechigner.
Prudent, Cassien descendit de son chevalier, lui flatta distraitement l'encolure, et avisa la cour déserte, les arcades abandonnées et le calme qui régnait. Quelque chose clochait. Il n'y avait pas âme qui vive ici, pas même l'ombre d'un garde royal lassé du spectacle des courtisans ivres et des puissants condescendants.
Quelque chose clochait.
Cassien entra dans le palais, contourna quelques couloirs dont il connaissait l'anatomie avec précision, et son impression se confirma. Pas l'ombre d'un noble, tout juste une servante qui fit demi-tour lorsqu'elle vit le chevalier. Elle pivota sur elle-même, l'air effrayé, et s'enfuit à toutes jambes, son panier à linge sous le bras.
Cassien en vint à se demander si Amaury avait déjà pénétré dans le palais, mais l'absence de preuve l'empêchait de l'affirmer. Il n'y avait, ni ici, ni dans la cour, aucune scène de violence. Pas de sang pour teindre les murs, pas non plus de corps qu'on tenterait de dissimuler, tant bien que mal, derrière les tapisseries. À ce constat s'ajoutait l'aisance avec laquelle il était entré dans le palais alors qu'Amaury s'était donné tant de mal pour l'éloigner.
Depuis l'aube jusqu'aux heures les plus suffocantes de la journée, Cassien avait tenté de quitter la place de l'assassiné. Il ne restait que très peu d'hommes, mais ils étaient parvenus à le coincer dans les ruines d'un bâtiment abandonné. Si aucun d'eux ne saurait se montrer à la hauteur de leur illustre adversaire, ils avaient fait preuve d'ingéniosité en réduisant à néant toute possibilité d'échapper à la carcasse de la bâtisse sans toutefois l'affronter.
Cassien avait finalement quitté, au prix d'un immense effort, la place de l'assassiné et avait découvert, sans vraiment s'en surprendre, que Lyssandre n'avait jamais rallié le lieu de rendez-vous.
Le chevalier parvint à la hauteur de la salle du trône et il ralentit le pas. Il n'y avait qu'un seul garde qui surveillait les alentours et la porte avait été laissée entrouverte. L'homme ne portait pas l'uniforme, ne feignait pas d'appartenir à la garde royale, et son visage ne ressemblait en rien à celui d'une figure familière. Avant que l'inconnu ne s'écarte pour le laisser passer, un sourire douteux flottant à ses lèvres, Cassien comprit qu'Amaury avait bel et bien infiltré les couloirs du palais.
Pire, qu'il y était parvenu comme un cancer ronge l'être d'un homme, sans être remarqué et sans que sa présence ne sème la panique, sinon la violence, au sein du château.
Amaury avait préparé, après les énigmes et les pièces qu'il lui avait fallu rassembler, un spectacle final.
Cassien s'immobilisa sur le seuil de la porte avant d'intégrer la foule de courtisans entassés dans la salle du trône. L'assemblée était muette et le chevalier comprit de quelle manière Amaury était parvenu à les discipliner sans effort.
Le roi était immobile au centre de la pièce, juste devant son trône, vêtu d'une robe blanche.
Il tremblait de froid, de peur, ou de honte, et son visage était strié de larmes.
Apparaissait sur son épaule les traces rouges laissées par le passage de la méduse et, en un regard, Cassien comprit qu'il était fiévreux, qu'il tenait à peine sur ses jambes, et que son ennemi ne pouvait que s'en féliciter en offrant, aux plus grandes figures du Royaume, la vision d'un roi faible et impuissant.
Il était la vierge menée jusqu'à l'autel, dans l'ignorance la plus cruelle.
Il était l'agneau sans tâche qu'on avait mené jusqu'ici pour l'exécuter.
Amaury avait appelé à lui tout son sens du spectacle pour une ultime mise en scène.
Pour le dernier acte.
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