Chapitre 47

[On passe à l'encrage, un peu de douceur et de tendresse dans ce monde de brutes]

La fillette comprit immédiatement qu'elle avait été percée à jour et que Calypso n'avait pas pu manquer l'éclat de la lumière sur sa lame. Le choc qui modelait les traits de la dame n'en cachaient rien. Le décalage qui existait entre le visage de l'enfant, les rondeurs de ses joues, ses cheveux crépus qu'elle avait tant bien que mal disciplinés en un chignon désordonné sur le haut de son crâne, et ses grands yeux noirs, et la présence du poignard étranglé entre ses doigts.

Pour une raison ou pour une autre, Calypso capta en l'inconnue quelque chose de plus nuancé. Elle n'avait pas reculé, mais son menton avait tremblé, comme si elle s'apprêtait à fondre en larmes. La femme ne se laissa pas immédiatement attendrir, mais elle demanda :

— Que fais-tu ici ?

— Je... Je me suis égarée, madame. Je suis désolée, je ne voulais pas vous...

Le regard de Calypso se durcit. Sans être maternelle, elle savait se montrer réprobatrice. Après tout, et si elle n'avait pas été proche de Lyssandre lorsqu'il avait été enfant, n'ayant jamais été à l'aise avec ce qu'elle considérait comme une espèce à part, elle s'était occupée de Priam dès son arrivée au château. Elle savait comment faire preuve d'un minimum d'intransigeance et la situation l'exigeait, sans que la dame ne parvienne à mettre des mots sur les raisons qui avaient poussé la fillette à emprunter ces couloirs cachés, qui plus est avec un couteau entre les mains.

Elle se tut, abandonna cette explication maladroite qui ne menait nulle part. Calypso eut la certitude qu'elle avait affaire à une fille intelligente, rusée. En un mot : à une gamine qui ne manquait pas de cervelle.

— Ne me fais pas perdre de temps, s'il te plaît. J'aimerais savoir ce que tu fais ici, parce que tu n'aurais jamais dû y mettre les pieds.

— Les servantes utilisent ces couloirs lorsque la situation nous y oblige. Lorsque le roi Äzmelan séjournait entre les murs, il nous a été demandé de faire preuve de plus de discrétion.

— Et c'est pour cette raison que tu as décidé d'emprunter ces couloirs ce soir ?

La gamine garda la bouche hermétiquement close. Elle éludait la question avec soin et semblait réciter un texte appris par cœur.

— Tu es servante, dit Calypso. Peux-tu me donner le nom de la personne que tu sers ?

— Nausicaa de Meauvoir.

— Très bien, jeune demoiselle. Tu vas me suivre et nous allons sortir d'ici ensemble. Ensuite, nous irons toucher un mot à ta maîtresse au sujet de ta présence ici.

La servante n'eut aucune réaction. Elle ne cilla même pas, les pieds plantés dans le sol, aussi droite qu'une statue de bronze. Les ombres qui jouaient sur sa figure pleine, presque touchante si on en excluait la neutralité inhumaine de son visage, formaient la seule touche mouvante de celui-ci.

— Allez, suis-moi.

Calypso finit par se rendre à l'évidence : la fillette n'avait aucune intention de quitter les lieux. En cet instant, peut-être aurait-elle dû s'alarmer, mais plutôt que d'affronter les pires possibilités, elle préféra se tourner vers les moins gênantes. Celles, du moins, qui excluaient le danger véritable qu'elle courait.

— As-tu peur ?

Cette fois, la gamine semblait s'être volontairement murée dans un mutisme buté.

— Est-ce qu'on t'a fait du mal ? Un noble t'a violenté ? Tu n'as rien à craindre de moi. Si quelqu'un t'a agressé, peu importe son influence, peu importe le chantage qu'il peut te faire, je m'en moque. Dis-le-moi, et je m'occuperai de trouver une solution, de te mettre en sûreté, et tu as ma parole d'honneur : cela n'arrivera plus.

Le coin de la bouche de l'enfant tressaillit. Calypso crut qu'elle avait visé juste et qu'elle faisait face à une enfant traumatisée. Pour avoir vécu trop longtemps dans cet univers rongé par des pourritures humaines, elle savait à quel point les esprits tordus pullulaient. Des histoires de servantes réduites au rôle d'esclaves sexuelles dans l'impunité la plus totale, il en existait des dizaines. Certains jeunes seigneurs utilisaient ces femmes de basses conditions, les utilisaient ni plus ni moins, afin d'épancher leurs propres désirs. Parmi ces hommes, les vices de quelques-uns allaient plus loin encore et visaient des enfants, ou des jeunes femmes à peine sorties de l'enfance. Bien entendu, personne ne dénonçait personne et il était bien aisé de convenir d'un chantage aux termes variables, souvent odieux, avec les victimes de ces actes. On négociait leur silence contre une somme d'argent ou on leur riait au nez. Après tout, personne ne donnerait du crédit à leur version des faits lorsque, de l'autre côté, les dires d'un puissant les contredisaient.

Si Calypso avait déjà organisé le retour à leur misérable château, sinon la déchéance, de ces nobles répugnants, elle n'ignorait pas que des histoires comme celles qu'elle connaissait n'étaient pas des cas isolés et que cela se poursuivait dans l'ombre.

— Je ne sais pas ce que tu comptais faire, mais cela ne résoudra rien, je t'assure.

— Vous vous trompez, rétorqua la fillette. Cela réglera tout. Absolument tout.

— Donne-la-moi.

— Non.

La main ouverte devant elle, Calypso ne céda pas. Elle planta son regard dans celui de la servante et ne la quitta plus des yeux.

— J'ai vu le poignard. Je ne sais pas où tu l'as volé, mais peu m'importe. Donne-le-moi et nous verrons ensemble ce qu'il convient de faire. Si quelqu'un t'a fait du mal, je te promets qu'il payera le juste prix de sa faute.

Le silence était revenu.

Calypso émit un soupir bref. Elle avait baissé sa garde lorsqu'elle approcha sa main de celle armée de la fillette. Elle se préparait à lui retirer sa lame d'elle-même, avec une douceur qu'elle ne se connaissait que très peu. Un éclat s'alluma soudain dans les yeux de la servante et ses doigts se resserrèrent sur le manche de la dague sans qu'elle n'ait le temps d'exécuter le moindre geste.

Une voix masculine s'éleva derrière son dos :

— Assez !

Le mot claqua dans l'étroitesse du conduit et arracha un sursaut de peur à Calypso.

— Je te défends de la tuer.

La bouche de la dame s'entrouvrit. Elle avait reconnu l'identité de l'homme avant qu'il n'entre dans la lumière, avant que les ombres ne reculent pour dévoiler son identité.

Amaury posa pour la première fois en plus d'une décennie le regard sur sa petite sœur.

— Eh bien, chère sœur, cela faisait longtemps.

— Immonde petit...

— Voyons, pas de vulgarité dans la bouche d'une princesse. Tu es en présence d'oreilles chastes et innocentes, alors garde pour toi ces grossièretés, elles sont indignes de toi.

Calypso referma la bouche et se garda d'ajouter une remarque cinglante au sujet des chastes oreilles. Elles appartenaient à une enfant qui s'était armée d'un poignard et, la dame voyait les doutes se volatiliser, pas dans l'espoir de se protéger d'un agresseur.

— Je crois que tu as fait la connaissance de Dhelia. Dois-je réellement faire les présentations ?

— Je parie que tu en meures d'envie.

— Ma chère sœur, voici Dhelia de Loajess. Ma fille, précisa-t-il.

Le visage de Calypso s'était empourpré. La honte et la colère s'entremêlaient. Son regard naviguait entre le visage de son frère et celui de cette fille. Elle la voyait, désormais, la ressemblance flagrante qui existait entre Dhelia et Priam. Il lui fallut nourrir cette pensée pour parvenir à une première conclusion basique : son protégé avait une sœur. Amaury avait donné à son fils une petite sœur qui n'avait rien en commun avec la grandeur d'âme de Priam.

— Je vois.

— Dhelia s'est infiltrée sans se heurter à la moindre suspicion.

— Tu l'as utilisée comme on se sert d'un objet.

Le nez de Calypso se retroussa. Non pas de surprise, de confusion, mais de dégoût. Elle avait enterré son frère seize ans auparavant, lorsque celui-ci avait fui le palais royal sans lui donner de nouvelles.

— Déguiser ta propre fille en servante, comme ce qu'a été sa mère... J'espérais que la perversité qu'on prêtait à ton personnage était erronée, je réalise qu'il n'en est rien.

— Mesure tes paroles, rétorqua Amaury, d'une voix calme, quoi qu'empreinte d'une tension de mauvais augure.

— Où est Priam ?

Cette fois, l'homme fut sur la défensive. Ce sujet, parmi tous ceux qui méritaient d'être abordés, était sans doute l'un des plus épineux.

— Il est en sûreté, c'est tout ce que tu as besoin de savoir.

— Et tu n'as pas honte ? Tu as abandonné ton fils et tu le récupères maintenant qu'il pourrait t'être utile ?

— De quel droit juges-tu des choix dont tu n'as pas la plus petite idée ?

— De quel droit... De quel droit ?! rugit Calypso.

Le calme lui échappait. Elle avait toujours été plus volcanique que son aîné et, lorsqu'ils étaient enfants et même bien plus tard, Amaury avait toujours calmé les colères de sa sœur lorsque celle-ci tempêtait trop fort aux yeux de la Cour.

— J'ai protégé ton fils, je l'ai aimé comme s'il était le mien, et tu me l'arraches comme s'il t'appartenait. Priam n'est pas un objet sur lequel tu as tous les droits parce que tu en as décidé ainsi. Il ne devrait pas avoir à souffrir de ces enjeux politiques, de tes désirs révolutionnaires et de ton évidence... instabilité.

— Je te remercie d'avoir pris soin de lui, mais je suis son père et il a besoin de...

— Il avait besoin de toi avant, pauvre loque ! Il avait besoin d'un père quand on le raillait à la Cour, lorsqu'on murmurait des injures odieuses à son égard, lorsqu'il se questionnait au sujet de la couleur de sa peau et de la raison pour laquelle on le traitait comme une erreur de la nature au sein de la famille royale. Que sais-tu de tout cela ? Tu ne sais rien, Amaury, et tu te permets de débarquer dans sa vie pour y détruire son maigre équilibre. Tu as perdu la raison en ce qui concerne le pouvoir, c'est entendu, mais ton fils... Ton fils ne mérite pas cela.

Une veine battait contre la tempe d'Amaury. Les yeux grands ouverts, il paraissait hors de lui, mais détenait trop de contrôle sur ses propres faits et gestes pour se laisser aller à un coup de sang.

— Prouve-moi qu'il reste encore un peu en toi du frère que j'adorais.

— J'ai changé, Calypso. J'ai changé et ce palais est resté le même. La pourriture qui la ronge, tu as été en contact avec elle trop longtemps pour comprendre pourquoi j'agis ainsi.

— Tu as changé, effectivement. L'homme que j'ai connu avait des valeurs, des idées, pas un ramassis de projets fous et autant de sang sur les mains.

— Soann en avait bien plus que moi et tu ne t'aies jamais opposé à son règne que je sache.

— Est-ce que tu entends ce que tu dis ? Je ne suis pas mon frère et tu le sais ! Soann était un homme dangereux, un homme prêt aux pires extrémités pour parvenir à lisser son image et pour être obéi. Tu as eu le malheur de ne pas correspondre à la représentation qu'il avait de toi et tu as dû fuir. Je t'ai cru mort, toutes ces années ! J'avais enterré mon frère, j'avais enterré l'idée même qu'il puisse être vivant quelque part ! Est-ce que tu as la plus petite idée de ce que cela a pu être, pour moi ? Est-ce que tu as, ne serait-ce qu'une seule seconde, pensé à cela ?

Amaury n'avait pas fait part à sa sœur de ses plans. Il n'avait qu'à peine évoqué l'amour interdit qui le liait à une servante. Il avait disparu un beau jour et n'était plus jamais revenu. Ce qui était apparu comme une fugue de prime abord avait choqué le Royaume tout entier, malgré les efforts de Soann pour étouffer l'affaire. Bien entendu, la chasse à l'homme que le roi avait mené était restée secrète.

— J'aurais aimé que nous nous retrouvions dans un tout autre contexte, crois-moi.

Calypso eut un petit rire méprisant, suivi d'un reniflement dédaigneux. Elle avait envie de le croire, envie de laisser l'illusion s'emparer d'elle et croire qu'il puisse rester quelque chose à sauver de son frère. Elle éprouvait presque une once de pitié pour cet homme et en particulier pour ce qu'il était devenu.

— Tu es venu reprendre le palais.

— C'est exact, et je t'offre de me rejoindre. Je te propose de t'allier à moi, si tu le souhaites. Tu as été une victime de ce monde dont j'entends changer la face et je ne tiens pas à t'écarter de mon chemin.

— Même si je deviens un obstacle ?

— On ne peut pas s'opposer aux changements qui s'annoncent, ma chère sœur. Tu es une femme intelligente et tu l'as toujours été. Lyssandre mène le Royaume dans l'abîme, il n'est pas à la hauteur du trône qu'il occupe, tout comme il n'est qu'une pâle reproduction de Soann.

— Si tu le penses réellement, alors tu n'as rien compris. Lyssandre n'est pas son père, tout comme je ne suis pas notre frère.

— Il est son fils, sa chair, il tient de lui. Cette tyrannie, ce système corrompu, tout cela est dans son sang. Cette famille doit périr et si Lyssandre n'est pas encore le monstre qu'était Soann, il le deviendra. C'est pourquoi il doit disparaître.

Calypso prit une profonde inspiration. Ses poings tremblaient le long de son corps et elle était en colère. Véritablement en colère. Elle n'aurait pas dû s'étonner de découvrir son frère sous ce visage, mais cela la blessait. Il avait été un pilier pour elle, presque une part d'elle-même dans l'adolescence, lorsqu'elle ne trouvait pas sa place. Elle avait beau chercher, elle ne trouvait plus rien de l'homme bon qu'il avait été, de ce bon-vivant séducteur et optimiste, de celui qui savait tempérer le courroux de sa sœur et les positions rigides de son frère. Un parfait entre-deux qui avait gagné la sympathie de tous.

Ce prince-là n'existait plus.

— J'espérais pouvoir te ramener à la raison, mais je crois que j'ai sous-estimé celui que tu es devenu. Le monstre qui se présente à moi, qui expose sa fille comme un trophée et qui reprend son fils comme un bien vaguement précieux, ce monstre-là est... Il ne reste plus rien à sauver de lui.

— Je présume que c'est un refus.

Amaury parut presque navré. Il y avait du regret dans l'onde bleue de son regard et Calypso n'eut que plus envie de se jeter sur lui pour lui arracher cette expression désolée. La femme bloqua le passage de son corps.

— Calypso, laisse-moi passer.

— Il n'en est pas question, Amaury.

— Laisse-moi passer.

Elle ne bougerait pas d'un pouce, même sous le poids de la menace, et articula, sur le ton du défi :

— Si tu veux ce palais, mon frère, il faudra me passer sur le corps.

Amaury soutint son regard, y retrouva une touche de bleu qu'il remarquait il y avait bien des années, et Calypso plongea dans l'enfer désolé de ses yeux. Ils s'observèrent durant de longues secondes avant que le plus âgé ne cède. Ils avaient tant à se dire et bien eu de temps. Seize ans d'absence et quelques minutes de retrouvaille qu'Amaury s'empressa d'achever. Le terme qu'il mit à cet échange ne saurait être plus brutal.

— Bien. Je suis désolé, Calypso.

Amaury jeta, à l'attention de Dhelia qui était restée silencieuse jusqu'alors, aussi neutre et immobile qu'une poupée inerte, un ordre. Un ordre qui lui érafla les lèvres.

— Tue-la.

Calypso vit les rouages se remettre en place. Les yeux de Dhelia s'animèrent, ses doigts se refermèrent sur le poignard, son bras se déplia dans un geste souple et la lame fendit l'air.

Elle se logea dans la chair de la dame, en pleine poitrine. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top