Chapitre 46

Calypso était agitée.

Depuis qu'elle avait englouti son dîner sans s'attarder sur les quelques divertissements du soir, qui ne semblaient pas prendre à cœur la disparition du roi, elle était enfermée dans ses quartiers. Ceux-ci, bien que vastes, ne suffisaient pas à contenir son énergie.

La dame avait usé le parquet à force de faire les cent pas dans son petit salon. Elle avait bu un verre de vin, avait poursuivi sa lecture du moment, un recueil de poèmes du meilleur goût, avait tenté de s'assoupir sur le fauteuil confortable qu'elle avait installé tout près de la fenêtre, et avait bu une tisane servie bouillante par une servante. Rien n'y faisait. Il fallait dire que le soleil se couchait seulement et qu'elle n'avait pas sommeil.

En désespoir de cause, elle avait pris l'air sur son petit balcon. La chaleur presque douloureuse de l'été commençait à devenir plus supportable avec la nuit qui tombait. Lorsque les températures cessaient de les épargner, Calypso préférait rester à l'abri et ne profiter de l'extérieur qu'aux moments les plus frais de la journée.

Ce soir seulement, rien, pas même l'ambiance vespérale qui la touchait toujours, n'arrivait à l'apaiser. Son corps bouillonnait d'une énergie inépuisable et elle n'arrivait pas à s'asseoir plus de quelques minutes. Son cerveau n'était pas en reste et fourmillait d'une épuisante activité. C'était comme si son être tout entier, indépendamment de sa volonté, s'alliait pour l'empêcher de demeurer passive.

Comme si c'était une affaire de vie ou de mort.

Calypso finit par céder. Elle avait gardé le silence toute la journée, à l'exception de quelques interventions qui lui avaient paru indispensables, et s'était tenue aussi éloignée que possible de l'effervescence dans laquelle le palais était tombé.

On s'agitait, on craignait déjà le pire, on imaginait déjà les pires possibilités et les envisageait avec un mélange de crainte et de curiosité. De soulagement et de confusion. Car cette fois, et Calypso avait tout le temps d'y songer, ce n'était pas seulement Lyssandre qui était menacé, mais bien tout Loajess. Ce qui la représentait, son système politique et ses instances les plus prestigieuses. Les assemblées étaient tombées, ce ne pouvait être qu'annonciateur de la fin. Si seulement il n'y avait eu qu'Amaury à la tête de sa révolution sordide, peut-être le Royaume aurait-il pu faire face, mais les puissants désertaient eux aussi et leur soutien ne revenait plus directement au roi. Ils étaient trop occupés à se quereller, à blâmer l'un et l'autre de ne pas prendre parti de manière plus explicite, et à soupçonner le premier venu, jusqu'au voisin, pour se ranger du côté de Lyssandre.

Amaury avait désarmé Loajess de ses alliés internes pour mieux renverser le pouvoir.

Calypso avait disséqué les actes qu'il avait commis, les uns après les autres. Son frère s'était attaqué à des symboles, à des lieux importants, et n'avait pas choisi ses victimes au hasard.

Le premier attentat s'était déroulé dans un petit village et avait insufflé l'idée que la menace qui se profilait ne concernerait pas uniquement les villes, mais aussi les campagnes. Il avait aussi servi à prévenir Lyssandre de ce qui l'attendait. Cela avait été une introduction, une présentation presque. Il y avait ensuite eu Halev, une première fois, et la cérémonie organisée en l'honneur d'un héritier décédé n'avait pas été un choix dénué de préméditation. On s'était attaqué au joyau de la capitale, à la pépite de Loajess. Venaient ensuite les tentatives de railler de toute considération la possibilité d'une trêve avec Déalym et Amaury avait tout mis en œuvre pour détruire les chances qu'une paix soit signée. Le prince ne l'avait certes pas prévu, mais le passage de son neveu à Balm lui avait permis de réaliser un tour de force et d'impressionner ses récents alliés. Il avait rassemblé ces seigneurs grâce à cette démonstration et avait achevé en piétinant les rapports déjà hostiles que vouaient la vieille noblesse à la seconde faction. Amaury n'aurait pas pu imaginer mieux qu'un différend aussi profond, qui menait à la violence, pour achever de réduire à néant les possibilités dont jouissaient encore son neveu pour s'en sortir.

Grâce à ses coups précis et à une dose modérée de chance, Amaury avait affaibli profondément, durablement, la Couronne. Il n'aurait plus qu'à s'en emparer.

Calypso serra les dents. Il lui fallait reconnaître que son frère ne manquait pas d'audace, ni même de jugeote. Il avait fait preuve d'une maîtrise digne d'un virtuose et elle le reconnaissait bien là. Amaury s'était contenté de prouver toute son intelligence en ne laissant pas le plus menu détail au hasard.

La dame pénétra dans l'un des plus vastes salons du château. Elle l'évitait le plus souvent, peu enthousiaste à l'idée d'assister à des scènes banales de séduction éhontée et de discours pompeux prononcés de la bouche de vantards chevronnés. Cette soirée ne faisait pas exception et plutôt que la retenue qu'une femme se devait d'observer lorsqu'elle pénétrait dans une pièce, Calypso y entra franchement. Son pas était celui d'un conquérant.

Elle repéra une tablée entière constituée de hauts-conseillers et de courtisans qui jouaient aux cartes. L'une ou l'autre demoiselle, ou femme mariée qui n'avait pas froid aux yeux, les distrayaient, mais ils saluèrent malgré tout l'arrivée de Calypso.

— Madame, cela faisait longtemps que nous ne vous avions pas vu ici. Voudriez-vous un verre ? Vous semblez un peu pâle.

— Qu'on lui ramène une chaise, s'enthousiasma un homme de grande taille, manifestement d'heureuse humeur. Vous accepterez de jouer en notre compagnie, n'est-ce pas ?

— Je préfère les échecs, refusa Calypso, avec une certaine raideur. Si cela ne vous dérange pas, je souhaiterais vous parler d'un sujet plus important que les cartes et le vin.

Quelques-uns s'étaient déjà refrognés et la dame savait que ce n'était que le début.

— Faites !

Calypso n'attendait aucune autorisation de la part de personne, mais plutôt que de le signaler, elle opta pour une approche frontale, mais dénuée de provocation. Cela lui coûta un sérieux effort.

— C'est au sujet du roi et d'Amaury. J'ai de sérieuses raisons de penser que la disparition de Lyssandre lui revient et qu'elle n'est que la première étape d'un plan dans lequel nous avons été embarqués sans le vouloir.

— Vous pensez qu'il s'agit d'une diversion...

— C'est probable, mais je ne pense pas qu'il ne s'agisse que de cela. Nous devons avant tout nous méfier et nous tenir sur nos gardes. Le palais est désarmé et...

— C'est ridicule, clama le marquis de Laval, en levant son verre de vin comme s'il le prenait à parti. Aucune puissance interne à Loajess peut espérer renverser le pouvoir. Et puis, quand bien même cet Amaury le souhaiterait, il se heurterait à nos défenses. Je doute qu'il traverse le Royaume en compagnie d'une armée sans être remarqué de personne.

Calypso prit une inspiration heurtée. Elle eut envie de sauter à la gorge de ce malappris et lui faire ravaler sa condescendance. Depuis des semaines, il courtisait Nausicaa et il méprisait désormais Calypso après qu'elle ait intervenu pour éloigner la baronne de l'indécrottable séducteur. S'il s'agissait seulement d'avances, elle aurait laissé la courtisane se charger de ses propres affaires, mais l'insistance avec laquelle Eugène approchait la jeune femme lui déplaisait. Il semblait désormais à Calypso qu'il pouvait se montrer détestable de plus d'une manière.

— Il serait temps de prendre conscience d'une chose, messieurs ! La menace qui pèse sur le pouvoir ne concerne pas seulement Lyssandre. Elle pèse sur l'ensemble du système dans lequel nous évoluons depuis cinq siècles, sur la royauté et sur les pouvoirs qui

— Que voulez-vous que nous fassions de plus ? fulmina un homme, après avoir recraché la fumée opaque de son cigare presque au visage de Calypso.

— Que vous cessiez de sous-estimer la situation et que vous commenciez à envisager la crise que nous vivons en tant que telle, sans minimiser ses risques et en ayant conscience de ce qu'elle pourrait détruire. Ne croyez pas que vous serez épargnés si Amaury prend le pouvoir par la force.

Le marquis de Laval émit un petit rire sec et échangea, avec son comparse, courtisan à la moustache lustrée, un regard complice. Ils ne la croyaient pas et s'il n'y avait pas urgence en aucune façon, Calypso s'en irait sans perdre davantage de son temps.

Ces sots imbus de leur personne ne méritaient pas son attention.

— Et que risquerait-on ?

— Votre place, votre fortune, sans oublie le mépris dont vous semblez tous à l'unisson dotés. Réfléchissez avant de sous-estimer une menace et de décider qu'elle ne vous concerne pas. Il arrive que le vent tourne, même pour les arrogants aux coffres pleins et à l'imposant amour-propre !

***

Lyssandre avait ouvert les yeux au beau milieu de l'après-midi. Il avait rapidement compris que quelque chose clochait et que cette sensation désagréable, qu'il ne parvenait pas à déterminer, n'appartenait pas à la douleur lancinante qui irradiait de son épaule.

Ainsi, ce fut dans un enchaînement de gestes dont il avait à peine conscience qu'il quitta Halev. Il n'avait même pas hésité, ne s'était même pas questionné outre mesure. Il avait approché le centre de la ville avant d'y déceler un trouble qui lui donna la nausée. Il ne possédait pas les ressources nécessaires à affronter ce que la capitale avait à lui offrir.

Lyssandre avait enfourché une monture après avoir enfilé des habits plus discrets, à la corde usée et à la coupe grossière, et s'était laissé porter par le galop régulier de sa jument. Loin des chevaux alertes des écuries royales, celui-ci avait renâclé, avait eu quelques caprices, avant de

Lorsque Lyssandre parvint aux portes du palais, il préféra contourner sa structure imposante plutôt que d'entrer par l'entrée principale. Un mauvais pressentiment veillait sur lui et les rares pensées cohérentes qui l'effleuraient concernaient Amaury. Ce qu'il lui avait tendu ressemblait trop vraisemblablement à un piège pour qu'il ne prenne pas certaines précautions. La tête lui tournait lorsqu'il descendit de cheval et lorsqu'il pénétra dans une petite cour qui bordait l'accès aux écuries.

— Qu'est-ce que c'est que cette carne ?

Lyssandre sursauta. Un homme l'observait d'un œil suspicieux et il n'était pas le seul. Si Lyssandre avait pris soin de s'offrir un déguisement grossier, en camouflant à moitié son visage sous une capuche, il évitait les regards pour ne pas dévoiler une figure qui, ici, n'était pas inconnue. Le cuisinier qui profitait d'une pause bien méritée se montrait méfiant et la voix de Lyssandre resta bloquée dans sa gorge. Les secondes s'écoulèrent et à mesure qu'elles défilaient, le roi fut tenté de céder et abandonner l'idée de passer inaperçu dans son propre palais. Les regards convergeaient autour de lui et lui rappelaient aussi la nécessité de se montrer prudent avant d'avoir la certitude qu'Amaury n'ait pas encore atteint le palais.

— Allez, enlève ta capuche. On aime pas trop ça, les gars qui atterrissent ici on ne sait comment.

— Il est avec moi ! Laissez-le tranquille, c'est mon nouvel assistant. Je l'ai envoyé chercher quelques courses, vous n'allez quand même pas l'interroger. Il est un peu simplet, vous savez, il ne faut pas trop lui en demander...

La nourrice de Miriild s'avança. Elle parlait fort, ennuyait ceux qui se trouvaient aux alentours, et finit par capter la majeure partie de l'attention de ceux qui avaient observé Lyssandre sans le reconnaître sous son capuchon. De sa petite taille, la vieille femme parvint à ses fins sans plus d'effort.

Le solide gaillard croisa les bras et, pressé de se débarrasser du bavardage de la vieille femme, s'écarta pour laisser Lyssandre entrer. Celui-ci

La nourrice l'attrapa par le coude avec une précision qui surprit Lyssandre autant que le fait qu'elle ait pu le reconnaître malgré sa presque cécité. Elle l'entraîna ensuite dans les entrailles du château dans lesquelles les servants s'activaient encore.

Avant de le pousser à l'intérieur du château à proprement parler, désormais qu'il avait passé l'enceinte palatiale, la nourrice lui glissa :

— Soyez prudent.

Avant que Lyssandre n'ait pu crier gare, il fut englouti par la part du château dont les nobles avaient à peine conscience.

Celle des invisibles et, l'espace d'un instant, Lyssandre s'intégra à leur masse avec un tel succès qu'il crut être devenu l'un des leurs.

Ce fut agréable, de n'être plus qu'un parmi les autres.

De n'être qu'un homme parmi les hommes.

***

Calypso bouillonnait de rage.

Les hommes n'avaient prêté que peu de crédit à son discours et avaient, pour la plupart, préféré la faire passer pour ce qu'il qualifiait vertement de bonne femme ayant une légère tendance à l'exagération. L'un ou l'autre avaient fini par céder, plus afin d'avoir la paix que par réelle conviction, et avait promis qu'ils se pencheraient sur les solutions immédiates qui s'offraient à eux dès le lendemain.

Calypso les avait quittés sans plus de paroles aimables. Elle avait vidé son stock de politesse pour la soirée et ce fut hors d'elle que la dame prit le chemin de ses appartements. Décidée à de ne plus croiser personne, elle s'était glissée dans un passage dérobé qu'elle empruntait souvent, enfant, afin d'échapper aux réprimandes de ses gouvernantes et précepteurs. Adulte, Calypso n'avait pas abandonné cette habitude et aimait disparaître entre ces murs étroits qui suintaient d'humidité.

Elle aimait l'idée de n'être vue de personne et de se déplacer sous la peau du palais. C'était l'impression qu'elle avait lorsqu'elle disparaissait dans ces conduits. Elle se rappelait alors les désirs d'aventure qu'elle avait eus, plus jeune, et qu'il lui avait fallu abandonner à regrets.

Armée d'une petite lanterne décorée de motifs vieillots ayant appartenu à sa mère, Calypso pila soudain. La lumière produite par la lanterne en rencontrait une autre et les deux lumières mouvantes s'étreignaient à deux pas.

Quelqu'un arrivait dans le sens inverse.

La dame n'eut pas le loisir de faire demi-tour et de se cacher dans un renfoncement du mur. Elle déglutit et tomba nez-à-nez avec une fillette. Une gamine qui devait être âgée d'une dizaine, peut-être d'une douzaine d'années, toute fluette, d'apparence inoffensive. La surprise estompa l'élan de peur, mais ne dura pas. Avant qu'elle n'ait eu le loisir d'articuler la moindre parole, le doute s'immisça en elle. Il y avait quelque chose qui sonnait faux dans l'étonnement faussement innocent de l'enfant, dans cette insignifiante qui ressemblait à un leurre.

Son instinct hurla à Calypso que cette fillette n'avait rien d'une enfant normale et, sans qu'elle ne parvienne à mettre le doigt sur la raison exacte, ce que dégageait l'inconnue la dérangea. Celle-ci ne recula pas, ne tenta pas immédiatement de se justifier comme d'autres l'auraient fait à sa place, et resta plantée devant les yeux de la dame sans bouger.

Ou plutôt eut-elle un geste infime qui la trahit. Son bras bougea de quelques centimètres et attira le regard de Calypso. La lumière des deux lanternes capta un éclat vif à hauteur de la main de la fillette.

Celle-ci essayait de cacher, derrière son dos, la pointe méchante d'un couteau. 


Je vous souhaite une belle semaine et, quant à moi, en plus de survivre à ma semaine, je vais tacher d'oublier que nous touchons à la fin de ce deuxième tome...

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