Chapitre 45
Cassien observait la place envahie par une demi-douzaine d'hommes. Deux autres déjà été mis hors d'état de nuire et la panique s'immisçait parmi les apprentis soldats. Des amateurs, le chevalier l'avait constaté au premier coup d'œil.
Olorn avait envoyé le menu fretin. À moins qu'il ne s'agisse d'Amaury, mais le commanditaire n'espérait de toute évidence pas retenir Cassien éternellement. Tout juste espérait-il le retenir assez longtemps pour éloigner un pion qui, même isolé, représentait un danger de mort.
Amaury avait achevé son jeu d'énigmes, ou presque, et il avait séparé le chevalier de son roi. C'était en cela que Cassien craignait réellement la situation. Il n'était pas certain que Lyssandre soit en mesure de rejoindre le lieu de rendez-vous en un seul morceau, surtout dans son état.
— Vous deux, vous m'encerclez l'autre bâtiment. Les autres, vous vous postez aux embouchures de cette foutue place !
Cassien plissa les yeux. Il avait du mal à croire que le commanditaire de cette attaque sordide ait pu envoyer que des amateurs. Quelqu'un dirigeait les opérations et s'il n'était pas un meneur d'hommes hors pair, il était forcément un soldat. Un adversaire digne de ce nom.
Le chevalier avait dégagé la route dehors afin de donner à Lyssandre l'opportunité de fuir. Le nombre avait ensuite afflué dans cette ouverte et Cassien, afin de ne pas prendre de risques inconsidérés, s'était retranché à l'intérieure d'une haute bâtisse voisine. Le sol y était jonché de débris variés. Des cadavres de bouteilles vides aux tables éventrées en passant par des planches de bois. Un meuble, qui tenait un peu près debout, servi à bloquer l'accès. Cela ne tiendrait sans doute pas longtemps, mais cela suffirait à Cassien. Il lui suffisait de trouver une autre issue.
Sans s'attarder sur l'anatomie fade de la pièce, sur cet endroit qui semblait avoir subi les dommages du temps et de la violence, Cassien se pencha à la fenêtre la plus proche, avant de gravir les marches menant à l'étage. Un spectacle tout aussi pitoyable l'y attendait et il renonça à comprendre les raisons de cette vision désolante. Des lits défraîchis avaient été saccagés et Cassien les dépassa avant de jeter un œil à travers la vitre. Une ruelle étroite séparait ce bâtiment d'un autre, construit à l'identité dans un souci du détail presque effroyable.
Non loin, une porte était abattue et une floppée d'ordres brefs, d'ordinaire dispensés d'un soldat à un autre, grimpa jusqu'au chevalier. Son répit avait suffisamment duré et il se devait de ne pas perdre davantage de temps. Lorsque les bruits de pas s'approchèrent, Cassien prit sa décision. Il passa un pied au-dessus du rebord de la fenêtre à moitié brisée et vida l'air de ses poumons. Il mobilisa toute son attention, appela tous ses muscles à coopérer et à ne pas le trahir.
Une seconde s'écoula, puis une deuxième.
Avant que la troisième ne s'achève, Cassien se jeta dans le vide. Une chute brève qui s'acheva sur un impact violent. Ses mains amortirent le choc et s'éraflèrent sur la surface irrégulière du sol. Il avait atterri sur une sorte de balcon aménagé en bois. Le bois grinça, gémit, puis ploya sous le poids de Cassien. Le cœur de celui-ci s'emballa à peine, et il attrapa le rebord de justesse avant que les planches abîmées ne tombent dans le vide. L'homme eut un regard pour celui-ci. Si la chute ne lui aurait pas été fatale, elle l'aurait suffisamment affaibli pour sonner son arrêt de mort.
Cassien ne s'attarda pas davantage. Il dévala les escaliers dans le sens inverse et découvrit les mêmes dégâts. Les marches étaient mêmes enfoncées à un endroit et, un peu plus bas, le pied du chevalier faillit s'enfoncer dans une bouche de bois arraché. Dans l'entrée, et sans avoir une idée précise de ce qui s'y passait, la porte cédait à nouveau. Le chevalier, à la manière d'un animal traqué, pivota une fois de plus pour revenir sur ses pas. Il récupéra son poignard pour en armer son poing et gravit les dernières marches qui le séparaient du dernier étage. Un toit plat s'offrit à sa vue et Cassien sut qu'il ne s'en sortirait pas aussi aisément cette fois.
Lorsqu'une voix posée, presque moqueuse, mais à l'accent coupant s'éleva quelques instants plus tard, après que le chevalier ait eu le temps de s'éloigner, il en eut l'intime certitude :
— C'est un honneur, chevalier de Loajess.
Le toit était parsemé par des draps blancs qu'on avait suspendus. Les draps flottaient à chaque fois que le vent s'annoncer. L'aube se levait doucement, un peu paresseuse ce matin, et Cassien fut saisie par la vision qui s'offrait à lui. Il s'était glissé au milieu des linges propres, un peu hébété par le nombre incalculable de draps immaculés qui cueillaient les lueurs délicates de l'aurore.
— J'ai beaucoup entendu parler de vous, vous savez. Je suis le soldat Ior, troisième régiment, j'ai combattu à Arkal quelques mois, non loin de l'endroit que vous occupiez avec votre garnison d'élite. Vous teniez lieu d'exemple absolu. Les parfaits soldats, les héros de Loajess, l'espoir du Royaume. On vous enviait, on vous haïssait pour vos exploits. Vous ne le méritiez pas, mais il semblerait que la célébrité ne fasse pas tout. La plupart de vos frères d'arme sont morts, n'est-ce pas ? La rumeur court, mais vous vous imaginez bien que personne n'a jamais accepté de partager avec nous cette réalité. Vous comprenez bien que ça aurait détruit un mythe...
— Vous avez intégré la garde, intervint soudain Cassien.
Il se déplaça immédiatement, dissipa les indices quant à l'endroit où il se situait sur le toit immense. Cette conversation était utilitaire et les deux hommes le savaient, aussi bien l'un que l'autre. Ils discutaient, mais l'animosité sommeillait au détour de chaque phrase. Cassien cherchait à savoir où son adversaire cherchait à venir, Ior se contentait de poursuivre sa traque minutieuse. Figé en haut des marches, il avisait le linge qui ondulait dans un claquement et qui se colorait, qui rougissait.
Il aimait la manière dont le jeu se présentait.
Il brûlait d'impatience de reconnaître l'instant où celui-ci tournerait à son avantage.
— Oui. C'est un emploi facile, moins violent. Je ne crois pas que le retour à la vie civile soit possible, pour nous autre, mais ce n'est pas vous qui allez me dire le contraire. Si la plupart de vos frères d'armes ont été tués, un à un, vous êtes figure d'exception. Le survivant...
Cassien voyait rouge, littéralement rouge. Entre ces drapés qui virevoltaient entre quelques pans de ciel voilé par la nuit, sa vision se peignait d'un vermeil évocateur. Il se fit violence pour ne pas céder à la violence inspirée par ce que sous-entendait ces paroles.
Cassien vivait toujours, il respirait à chaque minute et chaque inspiration lui rappelait que tant d'autres s'étaient vus arracher cette chance. Il revoyait leurs visages ensanglantés, parfois méconnaissables lorsque l'ennemi s'était acharné à détruire la figure de ces légendes vivantes. Les plus pervers étaient allés jusqu'à inciser la chair pour y graver des injures, pour y dessiner des symboles obscènes et répugnants. Lorsque leurs adversaires n'arrivaient pas à se contenter de ce sacrilège, ils amputaient des membres, coupaient une main, mutilaient le corps à l'agonie ou déjà mort, sciait les tendons, les muscles, les os. Cassien avait déjà retrouvé un cadavre auquel il manquait les yeux, la langue. On lui avait retiré plusieurs organes et on avait tranché son sexe qui reposait dans sa bouche détruite.
La guerre était le lieu de toutes les cruautés, mais au sein de son théâtre, les plus dérangés trouvaient un terrain de jeu.
— Certains possèdent un attrait tout particulier pour la violence et ne peuvent plus s'en passer, prononça Cassien, dans un grondement.
— Vous savez de quoi vous parlez.
— Vous n'êtes pas le seul à avoir choisi la garde pour apaiser votre soif de sang.
Cassien l'avait humé, cette soif de sang, dans le sourire contagieux qui marquait le visage de son adversaire. Il était là, l'homme qu'on avait envoyé se mesurer à lui, et il n'avait pas été choisi au hasard. Il ne reculerait devant rien, devant nulle bassesse, devant nulle cruauté.
— Vous avez trouve une place digne de vous.
— La place de l'assassiné, j'ai tout de suite aimé cette idée. C'est ingénieux.
Cassien tâcha de ne pas se laisser corrompre par ces paroles. Il resta concentré, le front barré par un pli de colère brute.
— La place est un lieu malfamé, soldat. Si vous aviez servi dans la garde, vous auriez conscience que celle-ci ne s'y aventure qu'à de rares occasions. Le reste du temps, des règlements de compte s'y déroulent dans l'impunité la plus totale et vous voulez savoir le plus amusant ? La garde y consent presque. Pas officiellement, bien sûr, vous vous doutez qu'elle n'en aurait pas le droit, mais officieusement... Ces meurtres passés sous silence nous épargnent le déplaisant effort de nous salir les mains nous-mêmes.
Cassien aurait préféré se tromper, mais alors qu'il cheminait entre les linges, l'un d'eux s'envola et faillit révéler l'endroit où il se cachait. Le chevalier dut reculer encore, se heurta aux silhouettes mouvantes des draps, avant que son ennemi ne se découpe entre deux pans de tissus. Cassien para le coup au dernier instant et repoussa violemment son assaillant avant de s'éloigner.
Les narines frémissantes, il avisait l'environnement singulier dans lequel il se devait de riposter. Si Ior disposait d'un avantage, c'était bien celui-ci, et il était de taille.
— Allons, un petit effort, chevalier ! Montrez-vous donc dignes de votre prestige, de votre réputation, de votre célébrité !
Un second coup. Cette fois, la lame du garde découpa un linge et manqua le visage de Cassien de quelques centimètres. Son adversaire profitait de cet agencement particulier, inattendu, pour le forcer à se retrancher, pour le pousser à demeurer sur ses défenses. Il attaquait à droite, puis à gauche, et révélait une impressionnante habilité.
— Soyez digne d'avoir survécu alors qu'eux sont morts !
Cassien ne perdit pas son sang-froid, mais ses coups redoublèrent d'ardeur. Les lames qui s'entrechoquaient glissèrent l'une contre l'autre dans un tintement affreux. Ior perdit l'équilibre un court instant, mais se déroba alors que le chevalier abattait son épée sur lui. Il n'était pas question de le désarmer, de chercher le corps à corps. Pourtant, ils s'approchèrent jusqu'à ce que les visages se confrontent, manquent de se heurter. Jusqu'à ce que l'épaule de Cassien s'enfonce dans le menton d'Ior qui tituba. Sonné, il recula à nouveau et disparut entre les draps.
Cela ressemblait presque à une danse. Une danse au cours de laquelle la douceur des draps rencontrait la violence.
Les accrochages qui s'enchaînèrent, dans un jeu de cache-cache qui ne semblait pas destiné à connaître un jour un terme, n'amusaient plus Cassien. Il esquissa un net écart et tenta de se soustraire aux coups imprévisibles de son ennemi. Ils n'obéissaient à aucune logique et ce schéma anarchique faillit causer la perte du chevalier. Son talon heurta le rebord du toit et, comme appelé par le destin, Ior surgit de nulle part. Pour la première fois, Cassien distingua davantage qu'une silhouette meurtrière et avide.
Il découvrit le visage de son agresseur, de l'épaisse cicatrice qui barrait sa joue, des hideuses traces que les combats avaient laissées, en passant par ses yeux brillants.
Cassien prit conscience du vide qui s'ouvrait derrière ses pieds.
Il fit glisser sa lame contre la tranche de sa main pour l'abattre sur Ior, qui para le coup, riposta à hauteur du visage à gauche, et laissa à Cassien l'opportunité de couper court au combat. Celui-ci envoya sa jambe au niveau de l'épaule de son assaillant et crocheta sa nuque en pliant le genou avant d'envoyer Ior glisser à terre en une roulade maîtrisée. Avant de se redresser, ce dernier envoya le plat de son pied dans le genou de Cassien qui ploya à peine. Il ne laissa rien suggérer d'une quelconque douleur et pivota, tourna momentanément le dos à son adversaire pour loger son coude juste sous le menton. Lorsque le garde recula d'un pas en titubant, Cassien sut qu'il venait de marquer un point décisif.
Il n'eut pas pitié de cet inconnu. Il vit qu'il ouvrait la bouche pour répliquer et ne lui en laissa pas le temps. Il ne voulait plus jamais entendre ses paroles. Un deuxième coup dans la mâchoire, et un troisième au niveau de la tempe, dissuadèrent Ior de prendre la parole. L'écume aux lèvres, il se révélait infatigable et rusé, forçant Cassien se retrancher sur ses acquis et à surveiller sa garde. Cette vigilance lui permit de voir venir le coup de poignard que le garde lui réservait.
Cassien empoigna le manche de son épée à deux mains pour l'enfoncer en direction d'Ior. Celui-ci se déporta en un grand bond sur le côté, puis en arrière, les bras ouverts en une provocation silencieuse. Cette parade l'amusait, se mesurer à un adversaire de la trempe de Cassien aussi. Le sourire qui errait sur ses lèvres se figea jusqu'à disparaître. Aux yeux de celui qu'il combattait, les démonstrations de force avait assez duré.
Les linges immaculés se souillèrent de sang.
L'homme, qui avait pris goût toute cette violence au point de lui trouver des attraits, ne laissa échapper aucune plainte. Une bourrasque fraîche se prit entre les draps et Ior disparut une seconde seulement, avant de se rematérialiser, tout proche. La pointe de son épée siffla vers Cassien avant que, dans un réflexe prodigieux, celui-ci n'envoie son coude dévier le coup et le second s'abattit entre le coude et l'épaule pour lui arracher son arme. Celle-ci se contenta de l'érafler, mais l'élan de son opposant entraîna le poids de leurs corps vers le vide. Ior s'était effondré sur le chevalier pour le suivre dans sa chute en une embrassade mortelle. Les épaules de l'homme basculèrent en premier, puis son dos, et ses hanches. Il sentit précisément chaque élément de son anatomie céder face au vide et la peur explosa.
Le cœur de Cassien lui remonta jusque dans la gorge.
Il ne dut son salut qu'à un réflexe prodigieux qui l'amena à attrapa les épaules d'Ior pour le projeter devant lui, dans le vide. Il donna un coup de bassin et se rattrapa à la force qui attirait Ior dans les bras du vide. Plutôt que d'être entraîné par le mouvement, Cassien parvint à rétablir son équilibre, à s'agripper au rebord du toit et à s'y accrocher de toutes ses forces. Il ne fallut qu'une seconde au chevalier pour parvenir à se remettre en sûreté et à se hisser en lieu sûr.
À demi allongé, il avait pourtant pris une inspiration heurtée avant de jeter un coup d'œil derrière son épaule.
Plusieurs mètres plus bas, Ior gisait, inerte, baignant dans son propre sang, dans des débris d'os fracassés comme du verre. Les membres adoptaient des angles improbables et Cassien avisa la chute à laquelle il avait échappée. Ior s'était écrasé comme un oiseau tombe de son nid, comme les légendes s'écrasent toujours.
Presque par erreur.
***
— Pouvez-vous répéter ?
— Majesté, nous avons conscience que la question est délicate et pour le moins épineuse, mais...
Miriild avait été prise de court, alors que la matinée s'éternisait, à son grand malheur, et que la disparition de Lyssandre ébranlait les hautes instances du palais royal. Pour des raisons de sécurité publique et pour éviter que la population de Loajess ne cède à la panique, il avait été décidé que la nouvelle ne serait annoncée que plus tard, lorsque les autorités seraient bien certaines de ne plus voir la situation leur échapper.
Bien entendu... Car une mauvaise nouvelle n'arrivait jamais seule.
— Les assemblées sont hors de contrôle depuis hier, mais nous pouvons annoncer désormais que leur existence n'est plus qu'un souvenir. Les tensions ont éclaté et les membres des deux assemblés ont décidé de ne plus exercer tant que les membres des deux noblesses seraient forcées de cohabiter. Ils refusent de poursuivre ainsi plus longtemps.
Une manière de faire pression sur le roi que Miriild considéra avec retenue. Elle fut tentée d'haïr son époux pour décider de disparaître à un pareil instant. Loajess s'apprêtait à sombrer dans le chaos et la reine ne mesurait pas avec exactitude la gravité de la situation.
Le pouvoir de ces institutions s'était étiolé et menaçait désormais de disparaître. La crise militaire de Loajess avait précédé une crise qui couvait depuis bien des années, à savoir une crise politique majeure. Il semblait que l'une n'existe pas indépendamment de l'autre.
Les hauts-conseillers qui avaient jugé bon de la tenir informée de l'évolution de la situation à Halev s'inclinèrent et s'en allèrent sans demander leur reste. Ils ne lui demandaient nulle décision, nulle opinion, et il y avait forte à parier qu'ils ne considéraient pas celle d'une femme comme digne d'intérêt.
Calypso posa sa main sur l'épaule de la jeune femme et la serra entre ses doigts pour lui apporter une touche de réconfort. Miriild lui offrit un sourire un peu triste et se leva. Avant qu'elle ne lui fausse compagnie, la dame lui lança :
— Vous ne devriez pas rester trop seule.
— Au contraire, rétorqua Miriild, tout bas. J'ai grand besoin de solitude.
Elle conserva son sourire et sa douceur délicate. Pourtant, elle trahissait une force qui forçait le respect et que son apparence candide rendait difficile à envisager. Elle était à la fois juvénile et grave, douce et déterminée.
Miriild était un roc dans une enveloppe de cristal.
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