Chapitre 43

[Le crayonné d'un dessin réalisé à l'occasion de la gaypride, nos deux amoureux réunis. Encore une fois, c'est une première, je ne les avais jamais dessinés ensemble]

Lyssandre se décomposa.

Une fois de plus, Amaury avait eu un temps d'avance sur la manœuvre et ce détail, son neveu n'aurait pas pu le deviner.

Sur la langue de Lyssandre fondit un goût âcre.

— Très bien.

Cassien releva le menton et soutint le regard d'Olorn. Le roi lui accorda un regard pitoyable, un regard qui l'implorait de se taire, de ne pas rentrer dans le jeu d'Amaury. Il n'attendait que leur approbation pour lancer la suite de son plan.

— Si c'est moi que vous voulez, je vous donne ce que vous êtes venu chercher.

— Vos conditions, exigea le négociant, d'un ton intransigeant. Vous êtes un soldat et aussi habitué que vous l'êtes sans doute aux sacrifices, je doute que vous vous rendiez sans rien demander en échange.

Le chevalier fuyait le regard de son souverain avec une application douloureuse. Lyssandre cherchait à établir un accord entre eux, une conduite qu'ils suivraient ensemble, d'un commun accord, mais Cassien semblait déterminé à faire cavalier seul.

Une manière peut-être de le punir pour l'avoir doublé dans un instant où il se dévoilait sous son jour le plus vulnérable.

L'ancien soldat lui en voulait d'avoir manqué à sa parole, de l'avoir dupé en invoquant leurs rôles, leurs faiblesses, leur humanité. Cela revêtait l'allure d'une trahison aux yeux d'un homme qui ne connaissait que les ordres et qui avait pour habitude de les suivre scrupuleusement.

Dorénavant, les deux hommes ne s'accorderaient plus et Cassien tâcherait seul de sauver ce qui pouvait l'être.

— J'exige que vous laissiez Lyssandre repartir sans dommages.

Marwan ricana. Cette pique lui était destinée et il s'en amusait. Ainsi, le chevalier considérait sa présence comme une menace directe... Il avait bien raison !

— Vous n'êtes pas en position de négocier, chevalier, cingla-t-il.

— Ne me sous-estimez pas.

— Faites vos calculs. Vous êtes seul, nous sommes trois, aussi doué que...

— Je suis l'une des meilleures lames de Loajess. Des hommes comme vous, j'en ai abattu des centaines.

Il n'y avait, dans ces paroles, nulle trace de modestie de mauvais goût. Cassien avait prononcé ce fait comme un constat pur et simple. Olorn et Marwan se consultèrent et le plus âgé, avant d'avoir obtenu l'accord du jeune seigneur qui se rembrunit, accorda la faveur :

— Très bien. Lyssandre de Loajess est autorisé à quitter la place, mais sans un regard en arrière.

— Je refuse, s'écria le roi.

— Il accepte, rétorqua Cassien.

Une rage impérieuse rugit au creux de l'estomac du souverain. Un cri du cœur, une envie de tempêter contre cet homme buté, le saisit. Si la situation n'était pas si désespérée, il se serait jeté sur le soldat pour marteler sa poitrine de ses poings, pour briser le masque qu'il avait enfilé. Masque qui le révulsait d'autant plus qu'il se découvrait incapable de recomposer une expression qui soit plus digne de son rang.

Tout l'inverse de celui qui, une fois de plus, semblait être destiné à former son parfait contraire.

Marwan plissa les yeux et ses mains tremblaient autour de la méduse. Il lui était impensable que Lyssandre lui échappe parce qu'un misérable laquais en avait décidé ainsi. Nonobstant cette infériorité de rang, Cassien était chargé de la protection du roi et, à ce titre, il était libre d'agir comme bon lui semblait à compter de l'instant où son acte allait dans le sens du serment qui le liait à sa Majesté.

— Vous n'avez pas le droit...

— Qu'on en finisse ! s'impatienta Olorn.

Son homme de main avança et entraîna Lyssandre à sa suite tandis que son employeur ajoutait :

— Sans un regard en arrière !

Les doigts de la brute malmenaient le roi qui freina d'abord des quatre fers, avant d'obtempérer de mauvaise grâce. Il songeait à rejoindre les postes de gardes implantés dans des rues plus fréquentées d'Halev. S'il y parvenait à temps, peut-être parviendraient-ils à arrêter ces hommes et à rejoindre le palais avant que la nouvelle de la disparition du roi ne se répande...

Les résistances de Lyssandre retombèrent. Il en voulait à Cassien de ne pas avoir su comprendre son geste. Il lui jeta une dernière œillade et pensa, de toutes ses forces : « je ne voulais pas, chevalier. Rappelez-vous le billet, rappelez-vous comment... »

Cassien avait-il seulement compris que Lyssandre avait essayé tant bien que mal de déjouer les arcanes de cette machination ? Le billet à demi consumé n'était pas seulement une négligence. Il avait été abandonné là à dessein, pour que si les choses tournaient mal, Cassien ait une chance de le retrouver. Ainsi, le souverain espérait avoir un coup d'avance sur son ennemi, car la possibilité d'un piège ne l'avait pas seulement effleuré. Lyssandre l'avait considéré jusqu'à comprendre que pour la sécurité de tous, il ne pouvait pas se permettre d'alerter le plus grand nombre. La venue d'une part de l'armée royale aurait fait grand bruit dans une capitale déjà divisée et personne, surtout pas Lyssandre, ne pouvait se le permettre. Il s'était donc rendu seul au rendez-vous, comme une brebis se jette dans la gueule du loup.

Le roi avait à peine esquissé quelques pas lorsque la voix de Marwan s'éleva pour abattre une ultime carte :

— Prenez garde à la tempête, roi de Loajess. Après Halev, le bruit court qu'elle attend aux portes du château !

Lyssandre se retourna juste à temps pour voir le charme se briser. Le visage de Cassien s'anima et il bondit en avant. Il extirpa de son étui l'un des poignards attachés à sa ceinture et, avant que les deux hommes ne songent à réagir, le tranchant de la lame fendit l'air. En amateurs, ils avaient omis un détail primordial, celui de prendre la peine de désarmer l'ennemi.

Le cœur de Lyssandre eut un raté lorsqu'il devina la trajectoire de l'arme blanche. Elle fonçait droit sur lui dans un sifflement d'agonie. Il vit la mort se profiler devant lui, mais le poignard le manqua de peu. Cassien n'avait pas manqué son coup pour autant. L'homme de main porta ses mains à sa gorge. La lame s'était enfoncée dans la chair comme dans du beurre et le manche en ressortait largement. Incapable de déloger la dague, le sang fusa à gros bouillons dans un râle bref et définitif.

Et de un.

Cassien ne s'était pas attardé sur le spectacle de la mort de sa cible. Il profita du choc de Marwan, trop jeune pour ne pas s'émouvoir d'un décès aussi violent. Redéfinissant l'ordre de ses priorités, l'ancien soldat abattit son genou dans le ventre du garçon. Ce premier coup expulsa l'air de ses poumons et le second, qui l'atteignit à hauteur des tempes, le jeta à terre sans que Cassien n'ait besoin de chasser les jambes. Le seigneur s'effondra en laissant son présent rouler à terre.

Et de deux.

Olorn comprit qu'il venait de perdre un avantage sérieux, mais plutôt que de prendre ses jambes à son coup, il organisa une riposte courue d'avance. Il commença par tirer un couteau court, à la pointe aiguë, de sa ceinture et fit face à son adversaire. Cassien était plus jeune, bien mieux entraîné en plus de jouir d'une condition physique irréprochable. Tout jouait en sa faveur, absolument tout.

Alors, le négociant opta pour la ruse. Il tourna le dos à son assaillant et se jeta sur Lyssandre. Celui-ci n'émit aucune résistance, immobile devant le cadavre de la brute, jusqu'à ce que les mains épaisses d'Olorn ne cherchent à le tirer vers lui et à faire de son corps la plus solide des protections.

Jamais le chevalier n'oserait risquer la vie de son roi.

Son pari s'avéra gagnant, puisque Cassien pila dès lors que Lyssandre fut à sa merci. Olorn n'eut qu'à raffermir sa prise sur le roi pour voir la situation s'inverser à nouveau. Marwan, cloué au sol par une quinte de toux, voyait en cet échange deux joueurs qui avançaient leurs pions au même moment. Loin de la grâce dont Amaury était doté lorsqu'il jouait pour remporter la partie, il s'agissait cette nuit d'un sacrilège.

— Vous ne me... tuerez... pas, articula le roi, entre deux inspirations qui contredisaient largement son affirmation.

Il devina le sourire d'Olorn tout proche de lui. Il se débattit un peu, mais l'éclat de son couteau le dissuada de continuer.

— Pourquoi ? haleta-t-il. Parce qu'Amaury vous veut en vie ?

Il n'attendit pas de réponse pour reprendre :

— Amaury doit remporter cette guerre intestine et je l'ai admis trop tard, mais ma loyauté ne va au-delà de ma propre vie. Si je dois la mettre en danger en son nom, alors je préfère renier ses ordres et vous tuer. Je ne fais qu'abréger vos souffrances, mettre un terme à ce jeu sournois et cruel.

Marwan s'étrangla en exhalant un mot :

— Traître !

Olorn eut un geste agacé de la tête, comme s'il chassait un insecte gênant. Il perdait son temps et ne le supportait pas. Paradoxalement, il se surprit à justifier son geste à la manière de celui qui essayait de le rendre un peu moins méprisable.

— Amaury n'a pas entamé une partie d'échecs. Il joue au jeu du chat et de la souris avec vous. Le dénouement ne peut être que la mort et...

Le coude de Lyssandre s'enfonça dans le gras de son ventre et lui coupa le souffle. La poigne qui immobilisait le roi se desserra juste assez pour que celui-ci ne lui échappe. Cassien réagit comme s'il avait toujours attendu la participation du roi pour intervenir. Il n'eut aucun mal à clouer au sol le négociant et à l'y épingler. Les gestes d'Olorn, imprécis et incohérents n'y changèrent rien, sauf peut-être le coup de coude que Cassien ne contra qu'au dernier moment. L'impact ne l'atteignit pas au visage, mais sur le dos de la main. Il parvint néanmoins à tirer un second poignard de son étui et à attraper les cheveux rares de l'homme pour présenter sa gorge.

Celui qui avait été jusqu'à organiser la disparition de Calypso gronda sous le poids du chevalier. Le tranchant de son bras tremblait contre celui de Cassien et la lame approchait, et approchait encore.

Aux antipodes du sort réservé à son homme de main, Olorn vit la mort approcher. Sournoise, puisqu'il essayait de lui échapper, elle se glissait jusqu'à lui entre les murs immenses de la place. La sueur s'agglutina sur son front et coula jusque dans ses yeux. Cassien redoubla d'ardeur pour en finir, mais la force d'un homme qui se savait aux portes de la mort se démultipliait.

La lame approchait encore jusqu'à capter un rayon de lune. Elle se déposa contre la peau tendre de la gorge. Cette manière de mettre à mort ne défiait aucune originalité. Méthodique, elle était presque immédiate et la précision chirurgicale d'un professionnel comme Cassien promettait une incision propre, nette, mortelle.

— N-Non.

Les forces d'Olorn l'abandonnèrent et son bras céda. Celui du chevalier fut emporté par l'élan. La lame découpa la chair dans l'ombre de la mâchoire, sur toute la longueur, pour ouvrir une seconde bouche béante.

Sanglante.

Le bras de l'homme retomba mollement sur les dalles inondées par une flaque d'hémoglobine.

Cassien n'accorda pas un regard à Olorn, pas plus qu'il avait considéré le premier cadavre de cette interminable nuit.

Et de trois.

Aucun frisson ne parcourut son épiderme. À aucun moment il ne flancha et Lyssandre reconnut en lui le soldat qu'il avait été. Lorsque le danger se déclarait, les principes fondaient jusqu'à ne laisser que la détermination brute et les réflexes implantées jusque dans la chair. Ceux qui savaient donner la mort, l'honorer, et la distribuer.

Cassien n'en avait pas encore fini. Il rejoignit le premier cadavre et arracha le poignard de la gorge mutilée. Il ne s'étonnait plus des visages que la mort pouvait emprunter, mais ne pouvait que jeter un regard désabusé sur ce dont il était capable. Sur le facilité des gestes qu'il reproduisait toujours.

Une fois de plus, il avait remis cela.

Ainsi murmuraient les voix des défunts, de ceux qu'il lui avait jadis fallu abattre pour survivre.

— Chevalier, l'appela Lyssandre.

Celui-ci s'avançait en direction de Marwan, toujours à demi allongé sur le sol. Sa volonté ne fléchit pas, pas même lorsque l'appel se répéta. Une fois, puis une autre.

Cassien se pencha sur le seigneur de Balm qui lui adressa un regard dégoulinant de haine. Qui croyait-il émouvoir, avec des yeux pareils ? Lyssandre, peut-être, mais certainement pas un soldat qui en avait vu bien d'autres. Des agonisants qui imploraient la grâce de l'ennemi à celui qui le maudissait jusqu'à ce que les mots ne se figent dans sa bouche.

— Ne le tuez pas, s'il vous plaît.

Le roi avait rejoint Cassien et le secondait désormais, assez pour croiser le regard de Marwan.

Assez pour être confronté à la vision d'un homme qui le haïssait au point de désirer sa mort. Lyssandre eut pitié de cet homme aveuglé par la douleur qu'il avait maquillé en haine, aveuglé par la peine qu'il drapait de rage. Il ouvrit la bouche pour enfin se justifier auprès de celui qu'il considérait comme une victime au même titre que ceux qui avaient péri depuis qu'il avait été couronné roi.

Marwan coupa nette toute volonté pacifique. Il avait refermé ses doigts sur le paquet flasque qui avait glissé non loin. Cassien le remarqua une seconde trop tard, une seconde qui ne lui laissa pas assez de temps pour projeter Lyssandre hors de portée. Il le poussa de toutes ses forces, mais le seigneur de Balm envoya son présent, la méduse encore poisseuse de venin, sur le roi.

Lyssandre hurla comme jamais il n'avait hurlé. 


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