Chapitre 42
Lyssandre s'enfonçait dans la nuit.
Il s'étonnait des mille visages qu'Halev était en mesure d'enfiler et d'ôter à sa guise. Comme un masque sur le visage d'une créature qui n'en posséderait aucun.
Un malaise s'intensifiait au creux de son ventre à chaque pas. Il n'était pas uniquement dû à la culpabilité qui le rongeait. L'essence de la capitale le rendait fébrile et il éprouvait à son contact un mélange de peur et de répulsion.
Il s'était perdu une première fois au détour d'une ruelle, puis avait pressé le pas. L'ombre qui dévorait Halev le poursuivait. Elle s'immisçait entre les places, entre les bâtisses tantôt misérables, tantôt démesurées, et le coursait. Elle cherchait à le rattraper. Lyssandre s'était alors rappelé l'urgence de la situation et s'était élancé, à perdre haleine, dans l'immensité labyrinthique de la ville.
C'était ironique, la vision de ce roi qui se perdait, encore et encore, dans les rues de sa propre capitale.
Lyssandre finit par retrouver son chemin, ou plutôt une ombre le mena à destination. Une silhouette l'attendait toujours, à chaque coin de rue, puis se dématérialisait, comme par magie. Il faillit en devenir fou, jusqu'à ce qu'il réalise où ses pas l'avaient finalement mené.
La place de l'assassiné.
Un lieu de mauvais augure.
Le sang se glaça dans les veines de Lyssandre avant même qu'il ne détaille la mise en scène. Il y avait un homme encapuchonné au milieu de la place, aussi immobile qu'une statue de marbre.
Au premier coup d'œil, le roi comprit qu'il avait été dupé et qu'on s'était joué de lui.
Il pivota et se jeta vers l'embouchure de la rue, cette gorge étroite et brute qui se referma sur lui. Un homme lui barrait le passage. Une brute au visage méchant l'empêcha de prendre ses jambes à son cou et un deuxième homme apparut aux côtés de ce qui devait être son homme de main. D'instinct, sans que les présentations aient besoin d'être faites, Lyssandre sut à qui il avait affaire.
— Bien le bonsoir, roi de Loajess.
— Où est-il ? Où est Priam ?
Olorn gloussa. Un rire étouffé d'abord, puis incontrôlable, tonitruant. Un rire qui résonna dans les rues vides d'Halev et au silence qui y régnait, Lyssandre établit une conclusion qui l'épouvanta : ses ennemis avaient pris soin d'éloigner la population des rues alentour. Amaury en avait sans doute les moyens.
— Priam, c'est bien le nom du bâtard noir de la Couronne, n'est-ce pas ?
— Le fils d'Amaury, articula Lyssandre, aussi intelligiblement que s'il épelait chaque lettre. Celui pour lequel vous avez trahi la Couronne.
— Il y a méprise, Majesté. Je ne suis fidèle à personne, moi, je ne fais que suivre la direction du vent et il m'a mené jusqu'ici. C'est curieux, non ?
Tout ce que Lyssandre comprenait, c'était que l'opportuniste d'Olorn l'avait mené à adhérer à un camp auquel il ne croyait même pas. Il n'avait pas été séduit par leurs idées, par leurs belles promesses comme les insulaires de l'Ouest, mais par l'appât du gain. Il avait été attiré par le plus ambitieux, par celui qui avait le plus de chance de remporter cette guerre.
Et ce n'étaient pas les deux noblesses, ce n'était pas Lyssandre non plus.
— Amaury vous a promis son fils, c'est bien...
— Pas Amaury, mais Äzmelan !
Cette fois, la confusion traversa le visage gras du négociant. Son front dégarni luisait aux lueurs blafardes de la lune et Lyssandre sentit un vil sentiment d'injustice le saisir. Plus sournois que la peur qui le rongeait, plus impérieux que le désir de s'enfouir, il ressentait l'injustice. Il lui fallait rétablir la vérité et prouver à cet homme, cet ingrat, qu'Amaury se jouait d'eux. Qu'il jouait de la perception de chacun à son profit et qu'il ne dévoilait jamais ses intentions à une seule personne.
Il préférait diviser son plan et répartir les rôles. Il tirait son pouvoir de cette division et de l'ignorance de ceux qui adhéraient à ses idées. Il obtenait gain de cause en ficelant un plan cohérent, logique, en se reposant sur de minuscules morcèlements. Le prince était imprévisible parce que personne, sinon lui, ne disposait de chaque carte, de chaque pion. Personne ne jouissait de sa vue dégagée sur l'horizon, sur le plateau du jeu.
Il tirait tout son génie de cette capacité de manipulation. Ainsi, il détenait toujours un coup d'avance, que ce soit auprès de ses alliés ou auprès de ses ennemis.
— J'ai reçu un billet du roi Äzmelan, le tampon royal y figurait, et le mot indiquait un lieu de rendez-vous. Äzmelan prétendait avoir retrouvé Priam, de l'avoir arraché aux mains d'Amaury et de me confier mon cousin avant de quitter Loajess avant que mon oncle ne le prenne pour cible.
Äzmelan avait, dans un rapport succinct, sous-entendu un désir de ne pas se mêler des affaires de Loajess. Amaury le surveillerait depuis son arrivée à Loajess, ce qui justifiait la discrétion du tyran à l'égard de Lyssandre et du billet qu'il lui avait adressé. Si le jeune roi se rendait au lieu de rendez-vous accompagné par une garde entière, Amaury n'aurait qu'à suivre les traces pour débusquer à la fois l'un et l'autre roi.
— Un piège grossier, traduisit Olorn. Vous auriez pu
Lyssandre serra les dents. La condescendance de ses aînés ne lui avait pas manqué, tout comme ce plaisir qu'ils éprouvaient à souligner ses erreurs.
— Vous avez été manipulé autant que moi, s'entendit-il murmurer, avec tout le calme qu'il put réunir. J'aurais pu venir accompagné par une armée, vous auriez été aux premières lignes. Mon oncle vous a jeté en pâtures, parce que vous feriez n'importe quoi pour obtenir une place de choix à ses côtés, y compris assassiner ma tante.
— Je regrette d'avoir eu à m'en prendre à elle. Votre tante était quelqu'un de bien, mais il est rare que les personnes comme elle vivent bien longtemps.
Lyssandre se mordit l'intérieur de la bouche, partagé entre le désir de le contredire dans une impulsion naturelle et celui de se taire. Pour la sûreté de Calypso, il était peut-être préférable qu'Olorn la pense morte.
Alors que le roi se penchait sur une solution miracle destinée à le tirer de ce guêpier, une voix s'éleva :
— Vous avez vu juste, nous sommes des pions.
L'homme encapuchonné approcha et Olorn consentit à s'écarter, à céder sa place. Le visage apparut lorsque l'inconnu releva les bords de sa capuche.
— Je ne pensais pas que vous joueriez le jeu.
— Je n'ai pas eu le choix.
Marwan de Balm ricana. Quelques semaines s'étaient écoulés depuis la réception organisée par Amaury, mais il semblait avoir vieilli de plusieurs années. L'homme qui se dressait au milieu de la place vierge n'avait plus rien du garçon à peine plus âgé que Lyssandre, aux traits encore marqués par l'adolescence.
C'était le visage d'un homme qui se découvrit sous les yeux du roi. Et, aux paroles qui furent ensuite prononcées, il devint évident qu'il s'agissait là d'un homme qui ne demandait qu'à se venger.
— Vous me remettez ?
— Vous étiez présent, ce soir-là, à Balm.
— Je suis Marwan, fils du seigneur de Balm, et j'ai reçu l'héritage de mon père le soir de sa mort.
Lyssandre eut presque pitié de ce jeune héritier. Il retrouvait un peu de sa propre expérience, de sa propre errance, dans la feinte assurance de son interlocuteur. Celui-ci approcha encore jusqu'à ce que sa présence constitue une véritable menace pour le roi. Il le considéra longuement, soutint son regard, et Lyssandre eut conscience du silence autour de lui, de la nuit noire qui les enveloppait.
— Pourquoi m'avoir mené jusqu'ici ? Pour me tuer ?
— Pour qu'Amaury remporte la partie, il fallait que plusieurs pions se déplacent. Vous compris.
Lyssandre ouvrit la bouche, mais se ravisa. Il médita ces paroles, mais il lui manquait trop d'éléments pour qu'il puisse espérer saisir le sens de ces paroles. Marwan en jouait, il y avait une forme de triomphe qui filtrait, au-delà de la haine vive et douloureuse. Si Lyssandre n'avait pas tant craint pour sa propre vie, il aurait tenté de se justifier, d'assurer au jeune seigneur qu'il lui était possible de survivre sans basculer comme il tendait à le faire.
Que le deuil ne façonnait pas toujours des monstres.
— Vous pensiez réellement que nous jouerions avec les mêmes règles ? Rien ne nous y oblige.
— Vous voulez me tuer, finit par admettre Lyssandre, et ce constat fut presque un soulagement.
— J'en meure d'envie. J'en rêve depuis que mon père a expiré entre mes bras.
Le roi se surprenait. Il avait peur, mais le calme qu'il présentait ne laissait suggérer aucun effroi. L'assurance qu'il observait en était presque offensante et il tâcha de faire s'éterniser les silences, de mener la conversation là où il le souhaitait. Il n'avait pas affaire à Amaury, son adversaire n'était pas de la trempe de son oncle, et Lyssandre doutait que celui-ci permette qu'on assassine son rival en ces lieux.
— Nous sommes place de l'assassiné, énonça Lyssandre. Compte tenu du sens du détail dont mon oncle fait preuve, je présume que le lieu n'a pas été choisi au hasard.
Immobile dans un coin de la place, Olorn observait. Il préférait cette place et il fallait admettre que cela lui correspondait mieux. Il avait fait honneur à Calypso en se rendant en personne au rendez-vous, quitte à se salir les mains. D'ordinaire, il préférait la place passive du spectateur, celle qui lui permettait d'aviser, de réfléchir aux manœuvres à adopter, de la manière dont il lui faudrait fuir si les choses tournaient mal. Il prit cependant la parole pour exposer :
— La légende raconte qu'un roi est mort, ici-même, assassiné sous les yeux du peuple. Les versions des faits diffèrent, mais on qualifie la mise à mort d'affreuse et d'originale. Le nom de ce roi est moins célèbre que la manière dont il est mort.
— Il en va de même pour vous, ajouta Marwan. Le peuple de Loajess ne se rappellera pas votre avènement, mais uniquement de votre chute.
Le cœur de Lyssandre s'emballa. Il sentait venir la condamnation et la malédiction se rappelait à lui, comme s'il avait pu l'oublier, ne serait-ce qu'une heure. Les symboles, ceux de la chute, de la mort, de la tempête, se mêlaient, et Amaury était au cœur de chacun d'eux au même titre que son neveu. Ces images qualifiaient leur lignée mourante et opposaient deux manières de considérer le monde.
Marwan faisait preuve d'un sang-froid bien plus limité et Lyssandre essayait de se servir de cet empressement contre lui. Le roi comprit qu'il l'avait sous-estimé lorsqu'il sortit, de sa poche, un petit paquet protégé par plusieurs couches de tissu. Avec précaution, le seigneur découvrit le présent qui baignait dans un peu de liquide. Lyssandre remarqua les gants que Marwan avait enfilés et sourcilla.
— À force de survivre à tout, vous avez commencé par croire que vous le méritiez, peut-être même que vous le déviez à vos qualités plus qu'à votre chance quasi insultante. Il n'en est rien.
Le seigneur de Balm admirait la chose inerte entre ses mains gantées. Translucide, celle-ci exhalait une lueur irréelle, presque magique. Lyssandre céda à sa curiosité et demanda :
— Qu'est-ce ?
— Sur l'île qui m'a vu grandir, nous châtions les traîtres, les meurtriers, tous ceux qui nous prêtent offensent, d'une manière qui nous est propre. L'un de ces châtiments revient à déposer une de ces créatures marines sur le corps du supplicié. Parfois, il lui arrive de mourir à la suite de ses piqûres, lorsque le traitement est répété, mais la douleur le garde le plus souvent en vie. Les méduses sont fascinantes. Celle-ci est minuscule, mais son venin n'a pas encore séché sur ses parois gélatineuses.
L'estomac de Lyssandre se retourna. Il ouvrit de grands yeux terrifiés, mais un regard derrière son épaule suffit à le dissuader de faire demi-tour. Les hommes d'Olorn étaient armés jusqu'aux dents et à quoi bon troquer une mort contre une autre ?
Marwan poursuivit comme s'il n'avait jamais été interrompu :
— Vous n'êtes en vie uniquement parce qu'Amaury espérait que vous surviviez jusque-là. Il aime les paris risqués, il aime manipuler les pions, mais leur laisser l'occasion de faire leurs propres choix. Vous aviez mille occasions de lui échapper, mille occasions aussi de le prendre à son propre jeu, sans doute, mais vous vous êtes contenté de survivre.
Le roi eut l'intime conviction que Marwan ne s'adressait plus à lui. Il s'écoutait parler, savourait le poids de ses paroles dans sa bouche et se satisfaisait de la victoire imminente d'Amaury comme si elle était sienne.
— Encore aujourd'hui, vous allez survivre, parce que le plan d'Amaury le demande. Je peux vous le dire, après tout, vous ne pouvez plus rien faire pour empêcher les autres pions d'avancer... Votre chevalier a été envoyé ici-même, mais lorsqu'il arrivera, vous aurez déjà disparu. C'est dément, la manière dont les pièges les plus simples, les plus grossiers fonctionnent le mieux !
Les pièces s'assemblaient et, presque malgré lui, Lyssandre commençait à comprendre quelle machination Amaury avait construite. Il allait de soi qu'il avait conçu les éléments pièce par pièce, sans que personne ne soit tenu informé de l'entièreté de la manœuvre. Ses alliés par procuration ignoraient les données majeures et cette approche de la réussite, de la manipulation, avoisinait le génie.
— Pourtant, je brûle d'envie de vous jeter ce cadeau à la figure, de voir disparaître votre visage, votre beauté, sous la douleur.
Les doigts de Marwan se resserrèrent sur le petit paquet entrouvert et Lyssandre recula d'un pas. Une veine battait à son front, furieusement, si fort que l'afflux de sang couvrait ses pensées. Il avait connu Amaury et savait quels dégâts la soif de vengeance pouvait engendrer. Le seigneur de Balm n'hésiterait pas à mettre sa menace à exécution.
Pire, rien ni personne ne l'empêcherait de le faire.
— Marwan, pour votre père, je...
Lyssandre fut interrompu par l'apparition d'une silhouette familière. Son interlocuteur la remarqua avant lui, et le roi dut se retourner pour en avoir le cœur net. Celui qu'il avait abandonné au palais, après qu'ils aient fait l'amour, observait la scène à la façon d'un spectateur indésirable.
S'il n'avait pas eu le souffle court, si la sueur ne collait pas ses cheveux bruns à sa peau hâlée, Lyssandre aurait pu croire qu'il les avait retrouvés par pur hasard. Cassien articula :
— J'interromps quelque chose ?
L'expression de Marwan s'était durcie. Il ne jubilait plus, ne transpirait plus de rage, mais la venue de Cassien dérangeait ses plans. Le chevalier n'aurait pas dû arriver si vite. En fait, et Lyssandre établit le lien trop tardivement, le plan d'Amaury ne prévoyait pas une telle rencontre. Le chevalier et le roi n'étaient pas supposés se croiser.
Pourtant, Cassien était là, comme pour prouver que même le prince n'était pas en mesure de fomenter des plans infaillibles.
— Vous pensiez être la cible d'Amaury ? Ce soir, la véritable personne qu'il cherchait à piéger, c'est votre chevalier.
Ledit chevalier ne bougea pas d'un cil. Olorn l'avait laissé approcher, mais ne le laisserait pas revenir sur ses pas, et le moindre geste suspect de sa part condamnerait Lyssandre.
Olorn prit le relais une fois de plus. Plus familier aux usages, il imitait l'assurance solennelle de Marwan, que celui-ci tirait lui-même d'Amaury. Le négociant détacha chaque syllabe avec soin :
— Il sera bientôt cinq heures du matin, roi de Loajess, et d'ici à ce que le soleil soit levé, votre absence sera remarquée. Le temps que l'effroi gagne le palais et que l'alerte soit donnée, il faudra attendre dix heures, peut-être un peu moins, en étant ambitieux. Vous connaissez les protocoles, vous savez ce qui va se passer.
— Oui.
— Dites-le.
— Des hommes seront envoyés à ma recherche, un nombre considérable et...
— Et le palais sera sans défense, acheva Olorn.
Cela ne pouvait signifier qu'une chose : Amaury en avait assez d'attendre et ce jeu, ces énigmes grossières et ces confrontations seraient les dernières.
Le prince oublié entamait l'acte final.
Celui de la disparition de l'ordre établi durant des siècles.
Celui qui verrait s'achever la chute de Lyssandre.
— Et le palais sera sans défense, répéta sombrement l'intéressé.
Mine de rien, je réalise qu'on s'approche à grand pas de la fin de ce deuxième tome. Eh bah, ça file à une vitesse ! Tout le monde est encore là ?
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