Chapitre 4

— Très bien, messieurs. Vous pouvez disposer.

Les poings de Lyssandre, qu'il cachait avec soin sous la table, étaient serrés. Les jointures avaient blanchi et les doigts s'engourdissaient. Le roi évacuait la tension, sans que cela ne contamine la neutralité de son attitude. Aux yeux de tous, il apparaissait d'un détachement presque inhumain, mais il valait mieux entretenir cette illusion plutôt que de donner aux conseillers l'image d'un roi instable. D'un homme dominé par ses émotions. Ni plus ni moins que ce que Lyssandre avait toujours été.

— Quelle décision avez-vous prise, Sire ? insista l'un de ces hommes, sans manifester l'intention d'obtempérer.

— Aucune pour l'heure. Je vous tiendrai informé de celle-ci lorsque mon choix sera arrêté.

— Sa Majesté a sans doute raison. Précipiter une décision ne ferait que compromettre nos positions et Loajess se trouve dans une situation suffisamment périlleuse pour ne pas risquer la crise politique.

Lyssandre adressa à l'homme, sans doute muni des meilleures intentions, un sourire crispé. Il n'avait guère besoin qu'on lui rappelle la position désastreuse du Royaume. Il se sentait surtout à fleur de peau, plus susceptible que jamais et pas disposé à répondre aux monologues de conseillers trop volubiles.

Peu à peu, et au soulagement du roi, la pièce se vida. Lyssandre put retirer progressivement l'emprise qu'il maintenait sur ses émotions. La migraine s'était installée aux portes de son esprit, vestige de l'alcool ingurgitée au cours de la soirée. Il regrettait déjà ces excès. Il enfouit son visage entre ses mains et massa ses tempes. Les idées s'y amoncelaient et lui rappelaient le moment pas si lointain où il n'avait plus été en mesure de les traiter. Il se rappelait la sensation que procurait la perte de contrôle, l'impression de voir les événements lui filer entre les doigts. Il n'était pas coupable de leur cours, d'autres se chargeaient de le piéger, de manipuler le fil de son destin et, pire encore, de celui de Loajess.

Lyssandre recouvrait cette sensation terrifiante.

Il bondit sur ses pieds, si violemment que ses jambes refusèrent d'obtempérer. Il tituba un instant, une main pressée contre son front, le souffle court. Il n'arrivait pas à croire que la fête, l'Esta, et cette réunion d'urgence du Haut-Conseil avait eu lieu le même soir. Il avait été porté à son attention que des émissaires de Déalym avaient été envoyés à Loajess dans le but d'initier des négociations. Il avait appris, dans un même temps, que ceux-ci n'étaient jamais arrivés à destination et qu'ils avaient purement et simplement disparu.

Sauf que des êtres humains ne pouvaient pas disparaître. Il s'agissait d'un geste prémédité, d'un geste qui, sans même se pencher sur le coupable, risquait de réduire à néanmoins les efforts des deux Royaumes pour parvenir à une paix. D'un geste à la portée politique gravissime.

Lyssandre s'approcha de la fenêtre et en décala le rideau. Dehors, la nuit régnait toujours. Les nuages effaçaient les astres et la lune, si bien que l'obscurité était totale. Une flaque d'ombres avait été renversée sur le palais et le roi le ressentait avec une précision vertigineuse. Il se frictionna les bras et ne remarqua qu'alors les tremblements qui le traversaient. Était-ce la peur ou l'épuisement ?

Un hoquet lui échappa. Une main pressée contre ses lèvres, il reconnut son reflet dans la fenêtre. Il lut le désespoir imprimé sur son visage. La peur fendait la peau et la neutralité factice qu'il avait affichée. Face à lui-même, face à cette représentation qui disparaîtrait s'il se décalait, il gémit.

Si la porte ne s'était pas ouverte en fracas derrière lui, sans doute aurait-il laissé la peine l'abattre. Calypso entra sans y être invitée et Lyssandre entrevit son reflet avant de se retourner.

— Ma tante !

Celle-ci se planta à quelques pas de son neveu et vissa ses poings à ses hanches. Échevelée, le souffle court, elle darda un regard dur sur le roi qui déclara, armé de ce qu'il lui restait de courage :

— Vous semblez... nerveuse. Vous serait-il arrivé quelque chose ?

— Nerveuse ? répéta Calypso, la mâchoire serrée. Ce serait plutôt à toi, de l'être, si j'en crois la situation.

Les épaules de Lyssandre retombèrent. Il avait joué le jeu, il avait arboré une indifférence feinte et une neutralité qui ne lui ressemblait pas. Sa tante y aurait-elle vu que du feu ? Il la savait observatrice, trop pour tomber dans un piège aussi grossier, mais peut-être était-il devenu insoupçonnable en termes de mensonges ?

— C'est bien ce que je pensais, souffla la dame, balayant d'un revers de la main tout espoir. Tu n'es pas seulement nerveux, tu es à rien de sombrer dans l'angoisse. C'est toujours ainsi, lorsqu'on renie ses émotions, mon petit... On finit par ce les prendre en plein visage.

Lyssandre déglutit avant d'émettre, d'une petite voix :

— Je ne pensais pas être si transparent.

— Tu l'es, mais rassure-toi, le monde est aveugle. Si cela te plaît de leur servir un mensonge sur un plateau d'argent et qu'ils continuent de le manger, continue !

Bourrue, elle jetait les mots comme si elle cherchait à s'en débarrasser. Elle était tout aussi prompte au bavardage qu'à l'ordinaire, mais n'épargnait pas son neveu. Lyssandre avait eu tort d'imaginer qu'elle le maternerait. Il n'était plus un enfant, il était d'ailleurs à peine un homme. On ne mouchait pas le nez d'un roi et une bonne leçon ne s'accusait pas sans inconfort. Dans un sens, Calypso le ménageait presque, malgré son ton sec et son agacement manifeste.

— Qu'aviez-vous à me dire ? demanda Lyssandre, conscient que ces réprimandes ne pouvaient que s'éterniser s'il n'y coupait pas court.

Sa tante haussa un sourcil. Elle portait toujours sa toilette de bal, d'un mauve qui flattait son teint rosé et dont la coupe mettait en valeur ses formes généreuses. Tout comme Lyssandre, les tissus s'étaient froissés, les cheveux n'étaient plus peignés comme ils l'avaient été au moment de leur arrivée. Pourtant, et malgré sa respiration toujours courte, elle paraissait calme. Pas sereine, sans doute préoccupée, mais elle gardait la tête froide.

— J'ose espérer que tu ne comptais pas aller te coucher.

— Je ne pense pas que je trouverai le sommeil, admit Lyssandre.

— Mais ?

Le roi ouvrit la bouche, la referma, et émit un soupir. L'intervention de sa tante avait le mérite de l'arracher à ses émotions. Elles reviendraient, ce n'était que partie remise. En être soulagé quelques minutes supplémentaires revenait à obtenir un répit.

— Mais l'envie ne manque pas. Il... Il semblerait que les abus de ce soir m'empêchent de raisonner comme je le devrais.

Calypso ricana. Le souvenir de son altercation avec Nausicaa lui revint à l'esprit. Elle commenta, sans se départir de son sourire narquois :

— Il semblerait que ton corps d'inculque une petite leçon.

— Il semblerait, marmonna Lyssandre, après avoir à nouveau porté sa main à son visage pour frictionner ses yeux fatigués.

— Tu apprendras que ce genre d'abus ne mènent à rien, pas même à l'oubli.

S'il n'évitait pas à tout prix les colères de Calypso, sans doute le roi aurait-il eu le culot de lever les yeux au ciel, ou lui jeter un regard noir. Il avait beau détenir les principaux pouvoirs de Loajess, cela ne le dispensait pas de la crainte que lui inspirait sa tante. Elle savait se montrer sévère, intouchable, d'un aplomb qui forçait l'admiration. Si elle avait envie de le sermonner comme un enfant, elle le ferait, roi ou non. Lyssandre se demanda si elle se permettait de tes remontrances lorsque son père était souverain. Il n'imaginait pas les choses autrement.

Lyssandre se laissa choir sur le siège qu'il occupait et qui lui offrait une vue imprenable sur le reste de la pièce. Les sièges qui s'alignaient autour de la table étaient inoccupés et l'absence de regards pour le scruter, pour l'abîmer, permit au roi de se détendre.

— Déalym nous a envoyés des hommes, des ambassadeurs, pour initier des négociations. C'aurait pu être les prémices d'une paix durable. Je l'espérais, mais...

Lyssandre déglutit. Ses doigts pianotaient sur la surface de la table, comme si ce geste l'aidait à s'ancrer et à ne pas se détacher de la réalité. Il cligna des yeux avant de compléter, d'une voix chargée d'émotions brutes :

— Ils ne sont jamais arrivés à destination. On a perdu leurs traces, mais il semblerait qu'ils étaient enlevés. Rien ne permet de déterminer s'ils ont été mis à mort ou s'ils feront l'objet de chantage.

— L'œuvre de la noblesse ?

Lyssandre sourcilla. Il braqua un regard surpris sur sa tante. Elle venait d'accuser l'élite du Royaume, celle qui soutenait leur lignée depuis des décennies, et ce, sans la moindre hésitation.

— La guerre est une institution, pour eux plus que pour quiconque, ils...

— Pas davantage que pour le roi, fit remarquer Lyssandre.

Calypso eut pour lui un regard plus indulgeant. Devinait-elle ce que son neveu avançait ? Sans aucun doute. Le jeune homme n'avait rien du souverain guerrier, de cette représentation de la force militaire et du commandant invincible. Cet être belliqueux avait été son père.

— Ils la considèrent comme indispensable. Certains vont jusqu'à penser que si elle venait à prendre fin, ils seraient évincés de la Cour et que leurs familles tomberaient dans l'oubli.

Pensif, Lyssandre étudia cette affirmation. Il savait que la majeure partie des héritiers nobles combattaient. Il s'agissait d'un passage presque obligatoire dans leur éducation. Revenir couverts de gloire leur assurait un certain statut en plus de renforcer l'honneur familial. Ce n'était pas seulement un loisir cruel, cela représentait une tradition profondément ancrée. Y renoncer s'avérait plus difficile qu'escompté.

— Seraient-ils prêts à aller à l'encontre du roi après l'échec d'Elénaure ?

— Qu'en dit le Haut-Conseil ? demanda plutôt Calypso.

— La majeure partie pense préférable d'attendre plutôt qu'agir.

— Äzmelan n'attendra pas, lui.

Ils étaient parvenus à la même conclusion et Lyssandre l'admit d'un hochement de tête. Il y avait, d'un côté, la retenue des conseillers, inhabituelle, et de l'autre, la menace que Déalym représentait. Il était évident que le tyran du Sud verrait en cette disparition une provocation. Pire, un parjure. La politique excluait la mise à mort d'émissaires, cela revenait à déclarer la guerre. Äzmelan n'irait pas s'imaginer que le véritable coupable ne se trouvait pas en la personne du roi.

Les pensées de Lyssandre se tournèrent vers Arkal. Si une attaque devait survenir, les forces armées de Déalym se concentreraient en ce lieu. Théâtre principal des hostilités, il représentait également un point stratégique à faire tomber. Cassien s'y trouvait et, sans le vouloir, le roi le confrontait à une menace de guerre imminente. La crainte qu'il ne soit anéanti si la situation se dégradait pour de bon heurta son amant.

— Pour les nobles-sangs, cela ne ressemblerait pas à une trahison, mais à un geste de survie, souffla Lyssandre.

Ses pensées, ralenties par les relents d'alcool ingurgitée, lui indiquaient des réponses plus affolantes les unes que les autres. Ils imaginaient déjà ses conseillers, triés sur le volet grâce à l'efficacité de Calypso, complices de ce geste.

— Ne vois pas uniquement ce que tu désires voir, Lyssandre. Parfois, la vérité est déplaisante.

— Ces mois écoulés me l'ont appris.

— Il en a toujours été ainsi, tu as seulement refusé de le voir.

— On ne me l'a pas inculqué, rétorqua le roi.

Le regard de Calypso s'adoucit encore. Il y avait presque de la pitié dans son regard et cela ne ressemblait pas à sa rudesse habituelle. Elle chassa une mèche rousse échappée de son chignon bas sans la moindre coquetterie et dit :

— Tu as longtemps refusé d'affronter la réalité. Tu t'es enfermé dans ton monde, volontairement ou parce qu'on t'y a poussé.

— Vous ne...

— Tu t'es épargné la douleur, tu as vu ce qu'il te plaisait, qu'il s'agisse de notre famille ou du reste...

— J'étais suffisamment occupé à apprivoiser ma douleur pour ne pas m'encombrer avec celle des autres, articula vertement Lyssandre.

Il s'était détourné. La tournure de la conversation était devenue trop personnelle. Jamais il n'avait évoqué cette tendance à l'enfermement, à l'introspection. Il avait cultivé ses émotions, ce monde intérieur qui était devenu petit à petit trop étroit et qui avait explosé le jour de la mort de son frère. Durant un an, il se rappelait avoir essayé de recoller les morceaux, de reformer l'illusion de son enfance, cette douceur factice qui le réconfortait. Il était trop tard pour cela, l'adolescence privait l'humain de son insouciance et Lyssandre ne l'avait pas supporté. Se remémorer ce désespoir, se rappeler l'agonie de son père, fut insupportable aux yeux du roi.

— Ton père a refusé de concevoir sa propre mort, mais tu n'as pas été plus lucide que lui. Tu as refusé d'admettre qu'en l'absence d'Hélios, il te serait tenu de succéder à Soann.

Lyssandre se mordit la langue. Il n'avait pas envie d'entendre ces mots. Sa tante ne s'arrêtait pas, intarissable, elle lui imposait la vérité aussi rude que celle qu'il avait fuie avec tant de soin.

L'enfant qu'il avait été se dessinait. Il avait toujours été d'une banalité sans nom en comparaison avec ses aînés. Il n'était pas Willow, il n'avait pas son étrangeté unique et son essence que tous oubliaient, comme une malédiction. Il n'était pas Hélios, et sa grandeur royale, son charisme certain et sa bravoure qui faisait déjà de lui un brillant chef militaire. Lyssandre avait été l'exact entre-deux : rêveur, naïf, sensible, idéaliste. Il se réfugiait dans son monde et imitait sa sœur avec moins de talent. Il n'avait pas le courage d'Hélios, ni même sa perfection notable, il s'était contenté d'incarner le prince particulier. Une poupée à la beauté de petite fille et que personne n'imaginait voir devenir un homme un jour.

— Arrêtez, murmura Lyssandre. S'il vous plaît.

Calypso avança pour poser une main sur l'épaule de son neveu. Elle la pressa entre ses doigts et incita le roi à relever la tête, inclinée résolument vers le bas.

— La vérité n'est jamais agréable à entendre, mon petit. Jamais. Tu la fuis toute ta vie, tu n'en souffres que davantage aujourd'hui. Ne nie pas ce que tu ressens, mais cesse de fuir. La vraie bravoure, ce n'est pas refuser d'admettre ses failles, c'est d'en avoir conscience et de survivre en les sachant présentes.

Lyssandre déglutit. Le geste de Calypso était presque maternel et ses paroles avaient perdu de leur empreinte moralisatrice. Cela ressemblait presque aux paroles d'une mère pour son fils. Mélissandre lui aurait appris cette leçon si elle avait survécu assez longtemps pour en avoir la chance et Calypso s'en voulait de ne pas lui avoir tenu ce discours plus tôt. Elle se savait plus coupable encore que Lyssandre. Elle aussi avait été lâche.

Le silence s'éternisa de longues secondes, avant que la dame ne s'éloigne d'un pas. Son neveu lui sembla moins fragile et elle s'en voulut de le fragiliser encore un peu. Nonobstant ses remords, les réponses ne pouvaient pas attendre.

— Les responsables des attentats... commença-t-elle.

— J'y ai pensé, admit prudemment Lyssandre.

— Sais-tu qui ils sont ?

— Ils sont morts sur l'échafaud, ma tante, tout Halev en a été témoin.

Les épaules de Calypso se raidirent. Un bien pieu mensonge... Elle n'en croyait rien. Le secret qui avait entouré cette affaire lui avait toujours semblé louche. Décidée à éclaircir une part de ce mystère, elle songeait à faire appel à ses propres moyens. Elle avait espéré obtenir de Lyssandre des aveux. Après tout, une attaque de l'ampleur de celle d'Halev ne s'organisait pas entre quelques archers rebelles et suicidaires. Naïfs étaient ceux qui s'étaient contentés d'une pareille explication.

— En es-tu certain ? Cette stratégie ressemble à celle observée par ces hommes.

Cette manière d'opérer était fourbe, mais réfléchie. Calypso y songeait depuis des semaines et son instinct lui hurlait de se méfier, de ne pas s'arrêter aux apparences. Ces actes d'apparence isolés évoquaient en elle une sensation étrange, presque du déjà-vu.

Lyssandre soutint le regard de sa tante. Il faillit tout admettre, ne serait-ce que pour se soulager de ce secret qui pesait sur sa conscience. Si Calypso n'avait pas été la propre sœur d'Amaury, si ce constat n'avait pas plongé Lyssandre dans l'embarras, peut-être aurait-il cessé de fuir. Il aurait suivi les conseils de la dame et aurait affronté la vérité, aussi hideuse soit-elle.

Il songea à Priam et au moment où il lui faudrait lui annoncer que son père vivait toujours. Cela lui parut insupportable. Insupportable au point où il balaya purement et simplement cette possibilité.

— J'en suis certain, affirma-t-il, après avoir glissé une mèche blonde derrière son oreille.

Calypso esquissa un sourire qui disparut sitôt eut-elle tourné les talons. De toute évidence, Lyssandre fuyait toujours. 



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