Chapitre 39

[On passe à l'encrage du dessin, les traits sont plus visibles et j'espère que cette première vous plaît !]

Calypso revint à elle dans une inspiration humide.

Elle recracha une gerbe d'eau sale, se recroquevilla pour hoqueter entre deux quintes de toux, puis vida tout le liquide qu'elle avait ingurgité. Ses poumons étaient au supplice et la dame était aveuglée par des larmes de douleur.

L'espace d'un bref instant, la souffrance qui lui rappelait qu'elle vivait toujours l'indisposa au point où elle souhaita la voir disparaître, peu importait le moyen.

Puis elle recouvra ses esprits et parvint à prendre des inspirations plus calmes, moins précipitées. Une main pressée contre sa poitrine, elle sentait son cœur rugir, incapable d'adopter un rythme moins alarmant. Si l'Anoma n'était pas venue à bout de ses résistances, ce serait son cœur qui abandonnerait la lutte.

À genoux sur les rives, Calypso versa une floppée de jurons à l'égard de ces eaux sombres, de la nuit qui tombait, de la douleur qui irradiait. Elle se diffusait à présent partout sans qu'elle ne prenne toutefois conscience d'à quel point le fleuve l'avait abîmée.

À quel point elle n'était pas sortie indemne de son étreinte.

Calypso toussa encore une fois ou deux, les doigts serrés contre ses côtes pour en apaiser le pénible tiraillement. Elle ne se souciait même plus de porter ses mains à sa bouche pour préserver les éventuels spectateurs de ce spectacle peu ragoutant.

Lorsqu'enfin elle se redressa, elle parut étonnée de trouver une présence à ses côtés. Le sauveur qui l'avait arrachée aux bras du fleuve n'avait pas filé. En fait, il s'agissait d'une sauveuse au visage bien familier et elle reprenait péniblement son souffle.

Miriild adressa un sourire maladroit à Calypso et celle-ci ne pensa pas tout de suite à la remercier. Trop surprise de la croiser ici, méfiante à juste titre devant une coïncidence si arrangeante, elle s'enquit :

— Que... Qu'est-ce que vous faites ici ?

La reine, elle aussi à genoux sur la pierre froide et irrégulière, se laissa choir sur son postérieur avant de répondre :

— Je... J'ai faussé compagnie à mes demoiselles de compagnie. Je ne supportais plus d'être enfermée dans le palais et...

— Et vous vous êtes dit qu'une promenade à Halev, après ce qu'il s'y est passé, serait une séduisante possibilité, acheva Calypso, les yeux plissés.

— Non.

— Qui plus est dans les plus bas quartiers de la capitale, compléta encore la dame, après avoir jeté un coup d'œil circulaire autour d'elle. N'allez pas me...

Elle hoqueta et se tordit en deux pour cracher un peu d'eau vicié sur le sol. Miriild la soutint, une main posée sur son épaule. Calypso avait, dans la bouche, un goût ignoble et elle prenait petit à petit conscience de la saleté que le fleuve déchargeait et qui la souillait désormais des pieds à la tête. De la peau aux cheveux dont la couleur disparaissait sous un voile boueux et malodorant.

Lorsqu'elle se redressa à nouveau, elle fut impérieuse :

— Racontez-moi tout, sans omettre de détails embarrassants, et soyez convaincante.

Miriild ressemblait à une enfant prise la main dans le bocal de confiseries. Elle grelottait sous la fine pluie qui tombait sur Halev et entama son récit :

— Je sais que cela vous paraît invraisemblable, mais j'avais pour habitude de fausser compagnie à mes gouvernantes pour rendre visite aux pauvres gens de Déalym. Je leur ramenais de la nourriture, je passais des heures en leur compagnie, et j'avais envie de faire de même ici. Après tout, je suis leur reine et je ne connais rien de ces gens. Je voulais simplement connaître de Loajess un autre visage. Son vrai visage, non celui que sa noblesse me présente. Je suis plus à l'aise avec la simplicité du peuple qu'à la Cour.

Calypso pinça les lèvres. Elle n'avait aucune envie de jouer la carte de la méfiance éternellement, d'autant plus que Miriild semblait sincère. Les soupçons de la dame reflétaient ce qu'elle venait d'endurer ainsi que des années d'expérience dans un milieu où l'hypocrisie régnait en maîtresse incontestée.

— Je n'ai pas vu le temps passer et j'espérais être rentrée avant qu'on ne remarque mon absence. Ma nourrice me couvre au palais et j'allais quitter Halev lorsque j'ai aperçu des remous étranges dans l'eau. Je me suis approchée et j'ai cru apercevoir un corps malmené par le courant.

— Et vous avez sauté.

— J'ai sauté.

— Vous êtes folle, ma pauvre fille. Sauter dans l'eau avec vos jupons, avec un courant pareil, vous auriez pu vous tuer ! Vous tremblez, vous allez attraper...

— Je n'ai pas réfléchi, admit Miriild. Je ne sais pas comment j'ai réussi à vous sortir de l'eau. J'ai bien cru que le courant allait m'emporter et lorsque j'ai réussi à vous hisser sur la berge, je vous ai pensé morte. J'ai dû vous... vous asséner quelques gifles lorsque j'ai vu que vous respiriez.

Calypso imagina ses mains gracieuses s'abattre sur son visage pour la réanimer. Elle eut un rire sec, nerveux, qui vida à nouveau l'air de ses poumons. Ses soupçons se dissipaient et elle fut saisie par une bouffée de reconnaissance. Elle avait eu pitié de cette fille, mariée contre son gré et échangée comme un objet rare contre l'assurance d'une paix durable. Ce n'était ni un honneur ni un privilège, mais une honte et une intolérable humiliation.

Calypso se pencha pour écarter une mèche de cheveux échappée du chignon flasque de Miriild. Elle lui adressa un sourire :

— Vous vous êtes comportée avec bravoure, ou peut-être avec inconscience, mais je vous remercie du fond du cœur.

La moue penaude de la reine s'estompa et ses joues s'empourprèrent. Elle n'était pas familière des compliments, surtout ceux prononcés avec tant de sincérité. Calypso avait saisi sa main et la serrait dans la sienne avec gratitude.

Le regard de cette dernière se riva sur ses propres doigts qu'elle étudia avec stupeur. Elle remarqua les phalanges meurtries, les ongles brisées ou retournées, et la peau esquintée jusqu'au sang. Ses yeux poursuivirent leur route et elle découvrit chacune de ses plaies comme si elle n'avait pas eu conscience de l'instant où la blessure avait ouvert l'épiderme. La robe de Calypso était entamée à plusieurs endroits, déchirée à d'autres, et ce qui en restait évoquait davantage des haillons. Elle pendait lamentablement sur les jambes tremblantes et la femme imaginait les mêmes plaies sur ses genoux, le long de ses tibias. Plus haut, le tissu avait été à moitié arraché, de ses côtes à sa cuisse, là où elle s'était heurtée aux pierres qui délimitaient les bords de l'Anoma.

Son inspection s'éternisa ainsi un long moment. Aucun membre n'était épargné et Calypso tâta même son cuir chevelu à la recherche d'une plaie cachée. Une solide migraine lui broyait le crâne et elle se rappelait avoir été sonnée par un choc à cet endroit.

— Vous êtes pâle, avança Miriild. Je peux aller chercher un médecin ici, il doit bien en avoir quelque part.

— Non ! Si vous êtes en mesure de rentrer à Halev, nous ferons le trajet immédiatement. Il n'y a pas un instant à perdre.

— Madame, vous êtes blessée.

— On a tenté de m'assassiner, murmura Calypso, en détachant chaque syllabe de ce constat comme pour s'en convaincre.

Miriild observa un silence catastrophé. Elle avait refusé d'entrevoir cette possibilité et avait imaginé une glissade, une chute malencontreuse.

— Vous êtes sûre de vous ? s'entendit-elle murmurer.

— Oui.

— Qui ? Qui a pu tenter de vous tuer ?

— Quelqu'un à qui ma mort aurait profité, pesta Calypso, une lueur noire planant dans son regard.

Elle se remit sur ses pieds. Ses jambes ployèrent d'abord sous son poids avant qu'elle ne réussisse à rétablir son équilibre. Elle vacillait et un vertige lui donna presque la nausée. La proposition de Miriild revint à l'esprit de la dame et elle fut tentée d'accepter. Après tout, pourquoi quitter Halev dans ces conditions et courir le risque d'être ralenties par les forces déclinantes de Calypso ? Miriild ne semblait pas être au meilleur de sa forme non plus. Elle claquait des dents et ses lèvres bleuissaient à vue d'œil.

— La situation à Halev est bien pire que ce que j'avais imaginé, articula Calypso après avoir balayé ces alléchants contre-arguments. Venez, je vous raconterai tout en route.

Elle tendit la main à Miriild qui s'y accrocha. Ses pas chancelants lui permirent de s'éloigner du bord de l'Anoma. Ensemble, les deux femmes s'enfoncèrent dans les rues étroites d'Halev et prirent la direction de la porte ouest. Calypso dit encore :

— Il est vital que Lyssandre ait vent de la révolution qui se prépare.

***

Calypso se laissa glisser de la selle de sa monture plus qu'elle n'en descendit. Elle avait emprunté le cheval de la garde royale présente à Halev et un de ces hommes avait insisté pour les escorter.

— Madame ?

L'intéressée tomba aux pieds de son hongre. Elle ignorait comment elle avait résisté au voyage et Miriild paraissait nourrir la même réflexion. On l'avait forcée à enfiler un gilet en laine sec, mais le froid pénétrait entre les mains et la jeune femme était frigorifiée.

La nuit était tombée depuis longtemps et la pluie avait cessé de tomber. La cour était déserte lorsqu'ils y pénétrèrent. Tandis que le garde soutenait tant bien que mal Calypso, laquelle titubait comme sous l'emprise de l'ivresse, Miriild se précipita à l'intérieur du palais. Elle héla un des hommes qui surveillaient les abords du château et celui-ci poursuivit sa route comme s'il ne l'avait pas entendue. Un autre vint à sa rencontre et s'excuse de l'attitude grossière de son camarade, avant que la reine ne lui ordonne d'aller quérir l'un des médecins royaux.

Lorsqu'elle rejoignit à nouveau Calypso, celle-ci s'était assise sur les marches. Ses mains enserraient son crâne et tremblait de fatigue. Ou peut-être encore de froid.

— Quelqu'un va venir, lui souffla Miriild.

Des pas résonnèrent à travers le couloir et une silhouette féminine apparut. Nausicaa, encore bien réveillée, sourcilla lorsqu'elle découvrit le piètre état dans lequel se trouvait les deux femmes. Elle avisa d'abord les habits déchirés de Calypso, puis sa posture avachie et ses mains esquintées. Son regard se fixa ensuite sur Miriild qu'elle dévisagea avec bien moins d'indulgence.

— Que s'est-il donc passé ?

Miriild entreprit de conter son récit une seconde fois. Sa bouche pâteuse ne s'attarda pas sur les détails et elle ne chercha pas à se justifier outre mesure. Nausicaa blêmit avant de s'agenouiller aux côtés de Calypso. Sa main effleura son front comme elle aurait pu le faire en compagnie d'un enfant.

— Vous n'avez pas encore de fièvre.

Le médecin arriva peu après et ordonna aux gardes situés non loin de l'aider à déplacer la dame. Celle-ci protesta avec autant de virulence dont elle était encore capable. Il lui fallait s'entretenir d'urgence avec le roi. Cette fois, et cela ne pouvait se justifier que part l'extraordinaire faiblesse de Calypso, le médecin se révéla plus buté qu'elle. Miriild lui promit, avant qu'elle ne cède pour de bon :

— J'irai voir le roi et je lui raconterai ce que vous m'avez dit. Vous avez ma parole.

Enfin, elle consentit à être prise en charge. Nausicaa semblait affectée de la voir ainsi, sa combattivité ordinaire entamée par l'épuisement, la douleur et le choc. Elle semblait plus vieille, plus proche de son véritable âge, elle qui faisait bien plus jeune. Lorsqu'ils disparurent à l'angle du couloir, Nausicaa se tourna sans attendre vers Miriild pour épingler son regard au sien.

— Vous n'irez pas voir le roi.

— Je vous demande pardon ?

— J'ai dit que vous n'irez pas voir le roi.

La reine inclina le visage. Serait-ce la fatigue qui lui jouait des tours ? La dureté des traits de Nausicaa ne la blessait pas, puisqu'elle ne saisissait pas la nature de cette rage brûlante. La baronne n'avait jamais feint l'ombre d'une sympathie à son égard, elle n'avait pas maquillé son animosité en une amitié opportuniste, mais cette haine était nouvelle.

Aussi fraîche qu'une blessure non pansée.

— Que vous arrive-t-il ?

— Vous vous moquez de moi ? Dois-je réellement vous dire ce que vous savez déjà ? Vous êtes fourbe et mesquine, c'est entendu, vous êtes aussi une manipulatrice et une menteuse, mais ayez au moins le courage d'assumer votre traîtrise maintenant que je vous ai percé à jour.

Le silence désemparé de Miriild ressemblait presque comme un aveu de culpabilité. Nausicaa secoua la tête avec dépit. Ainsi, il lui fallait en plus présenter ses arguments et son énervement réduisait à néant sa patience. Aussi éleva-t-elle le ton, cinglante, lorsqu'elle exposa :

— Je sais que votre père est mêlé à l'attentat d'Halev et je suis persuadée qu'il est venu à Loajess avec la ferme intention de nous trahir. Avouez-le donc, qu'il n'y a jamais eu, aux yeux de Déalym, la plus petite intention de paix. Vous n'attendiez que cela, l'opportunité de nous planter ce couteau dans le dos ! Vous me faites vomir, avec votre gentillesse et votre douceur hypocrite. Pendant que vous séduisiez Lyssandre, votre père s'alliait aux ennemis de Loajess pour nous détruire.

— Mon père n'est pas mêlé à ces actes criminels, nia Miriild.

— Oh, vous croyez ? Comment expliquez-vous que ses hommes ont miraculeusement quitté la ville quelques heures avant le début de la prise d'otage ? Sous ordre express de votre père, ils se sont retirés alors qu'une réunion importante devant avoir lieu dans l'après-midi. Äzmelan est doué de sacrés talents de divination. Il savait le lieu de l'attaque ainsi que le jour, peut-être même l'heure. Ses hommes n'ont pas reçu d'explications supplémentaires, si ce n'est qu'un danger imminent menaçait leur sécurité. Qu'avez-vous à répondre à cela ?

— Mon père... Il...

Les pièces s'assemblaient. La reine était d'une pâleur effroyable, une pâleur qui ne saurait être feinte et qui alarma soudain Nausicaa. Sa certitude vacilla une première fois et elle crut que Miriild allait suivre l'exemple de Calypso en s'effondrant à son tour.

Des détails se jetaient à présent au visage de la jeune mariée. Des morceaux de conversation se rappelaient à elle et l'ambigüité des paroles d'Äzmelan faisait sens. Elle se souvenir d'un soir où son paternel était rentré d'une journée à Halev particulièrement agité. Il avait demandé à réunir les quelques personnes de confiance qu'il avait amené avec lui à Loajess, prétextant un contre-temps, un élément susceptible de changer la donne.

— Vous... ne saviez pas, articula Nausicaa, les narines frémissantes.

Elle hésitait. Miriild se cachait derrière une fausse douceur, une gentillesse qui déguisait un esprit bien plus calculateur. De cela, la baronne de Meauvoir était certaine et refusait de se laisser attendrir par ce minois déconfit.

— Je refuse de vous croire.

— Je doute que vous soyez la seule. Vous aviez décidé que j'étais coupable avant même d'en recueillir la plus petite preuve. Vous n'en aviez pas besoin. N'importe quel prétexte aurait été le bon pour vous convaincre que j'étais indigne de confiance. N'est-ce pas à cela que vous avez occupé votre temps depuis mon arrivée ?

Les joues de Nausicaa s'empourprèrent. Avait-elle été si peu discrète ? Les bras croisés sur sa poitrine, elle oscillait entre la colère et la honte. Prise sur le fait, elle n'était pas bien fière de son comportement, là où rien ne justifiait une telle quantité de méfiance. Elle n'ignorait pas l'étrangeté de son attitude. Contre son gré, elle passait pour une jalouse, une courtisane enamourée

— Vous n'êtes pas la seule, rassurez-vous. J'ai retrouvé tour à tour des cafards dans mon lit, du poisson cru à la table de mon déjeuner, et du fumier sur mes draps propres. La méchanceté n'est pas une denrée rare, par ici.

Nausicaa enrageait tant qu'elle crut gifler la reine. Elle se retint de justesse. Être comparée aux écervelées qu'elle haïssait avec tant d'application lui fit horreur. Aveuglée par l'injure qui lui était faite, elle ne pensa pas à admettre que Miriild ait pu s'approcher de la réalité.

— Je vais rejoindre mon père et j'entends bien tirer au clair ce que vous m'avez présenté. Je vous laisse le soin d'informer le roi. J'ose espérer que le discours que vous lui donnerez sera à la hauteur de la promesse que j'ai faite à Calypso.

La lèvre de Nausicaa tremblait lorsqu'elle ouvrit la bouche. Miriild tournait déjà les talons, aussi subtile qu'une nymphe. Elle n'avait pas élevé le ton, elle n'avait pas tempêté. Digne, drapée dans un calme plein de sagesse, elle s'en fut. À aucun moment elle n'avait trahi son éternelle douceur, cette suave manière de prononcer les mots, de se comporter. Cette suave manière d'exister qui insupportait tant la tempétueuse courtisane.

Incapable de se taire et de laisser cette victoire à Miriild, Nausicaa balaya la raison pour lancer, au mépris de tout semblant de maturité :

— Je n'y manquerai pas ! 


Il semblerait que les deux femmes (emblématiques, en tout cas, à mes yeux) de cette trilogie ne puissent pas se voir en peinture. Du moins, Nausicaa ne supporte pas Miriild, l'inverse est sans doute un peu moins vrai. Il y a une sorte de rivalité entre les deux-là et ce n'est pas pour les beaux yeux d'un certain roi... 

Passez un bon week-end et profitez, tous ceux qui reprennent très bientôt les cours ~

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top