Chapitre 38

Calypso sentit la bouche hideuse des eaux sombres l'avaler toute entière.

Les flots qu'elle avait admirés et redoutés quelques minutes plus tôt, qu'elle avait contemplé avec la terreur passagère de ceux qui se pensent à l'abri de tout, s'étaient écartés pour l'accueillir.

Deux bras glacés pour l'enserrer.

Deux bras, ou peut-être mille.

Plutôt mille.

Ils l'enlacèrent, possessifs comme un amant jaloux, des bras d'effroi.

Le choc arracha à Calypso la plus sensée de ses réflexions et sa raison s'évanouit au contact de l'eau. Elle réalise à quel point l'être humain pouvait être dominé par ses instincts, à quel point il redevenait une bête lorsqu'on s'en prenait à sa vie.

Calypso n'était guère plus qu'une bête tétanisée entre les yeux impitoyables de l'Anoma.

Et le fleuve semblait s'être juré sa mort.

Durant de longues secondes, la dame restée immergée. Elle expulsa tout l'air de ses poumons, comme si sa cage thoracique avait été broyée par la force du fleuve devenu torrent.

Vint ensuite le désir impérieux d'oxygène. Pas simplement une vague envie à remplir lorsqu'il serait temps de le faire, mais un besoin immédiat. Elle ouvrit la bouche et une eau noire s'y engouffra. Ses membres s'agitèrent soudain et un sursaut de vie l'anima. Il n'était pas question de laisser l'Anoma l'emporter, pas sans avoir épuisé jusqu'à la dernière goutte de son énergie.

Ce fut avec l'énergie du désespoir que Calypso battit des pieds, des mains, dans un sens anarchique. Elle savait nagée. La princesse de Loajess, l'honorable dame qui avait gagné le respect de ses semblables au terme de longues, de très longues années, avait appris à nager à l'instar de toutes les demoiselles respectables de bonne naissance.

La bête qui bataillait contre l'étreinte féroce des flots ne savaient plus.

Eller redoubla d'effort et, au terme de ce qui aurait pu être une éternité, elle creva la surface des flots. Elle toussa, emplit ses poumons d'air frais, et recracha l'eau noirâtre qu'elle avait avalé. Au-dessus d'elle, le ciel opiniâtre l'observait et lui offrait le visage des mauvais jours. Une pluie légère tombait et commençait à laver la peau souillée de Calypso qui luttait pour garder la tête hors de l'eau.

— Là ! Voyez, messieurs !

Olorn était penché à une centaine de mètres en amont, à l'endroit même où Calypso avait basculé dans le vide. Le malheur avait voulu que la rambarde ait été arrachée sur plusieurs mètres à cet endroit. La sensation de son poids qui bascule en arrière, du vide qui l'étreint, saisit à nouveau la dame. Elle aurait voulu hurler à cette ordure, vociférer à son encontre des injures qu'elle n'avait jamais prononcées à l'égard de personne. Des injures qui macéraient en elle depuis bien des années.

Cette enflure méritait chacune d'elle.

Au nom de quelle alléchante opportunité avait-il marchandé sa mort ? Ou peut-être la désirait-elle pour lui, parce qu'elle arrangeait ses plans futurs et que Loajess n'avait pas besoin de la vie d'une princesse célibataire et vaguement grossière ? Le but était sans doute d'isoler Lyssandre plus qu'il ne l'était déjà et le forcer à abdiquer. Calypso représentait tout ce qu'il lui restait de sa famille.

Du moins, la partie qui ne désirait pas sa mort, ce qui réduisait encore le nombre de personnes vivantes.

— La bougresse, elle va s'en sortir !

— Hors de question qu'elle s'en tire ! Vous autres, suivez-la, elle ne doit pas remonter

Le visage d'Olorn, même éloigné de plusieurs dizaines de mètres, arborait une rage singulière. Une veine pulsait sur son front dégarni et il tempêtait à l'égard des collaborateurs zélés qui l'avaient rejoint. Calypso n'avait jamais eu la moindre chance de leur échapper et si elle n'avait pas sombré dans l'Anoma, si d'aventure elle avait tenté de fuir par tous les moyens, ces hommes l'auraient cueilli.

Il l'aurait abattue de sang-froid, comme Olorn se répugnait à le faire.

Calypso avait été naïve de ne pas distinguer la vraie nature de celui qu'elle avait considéré comme un allié. Une personnalité de l'ombre comme Olorn ne survivait pas sans se salir les mains. Un empire comme le sien ne se bâtissait pas sans marcher sans les corps de ses rivaux, sans piétiner les cadavres encore chauds. Il n'en était pas à sa première victime et Calypso ne serait que la plus éminente de celles-ci.

Le piège s'était refermé sur elle et la dame n'avait plus aucune chance d'en réchapper. Elle le comprit lorsque les collaborateurs, à moins que cela ne soit que des hommes de main, d'Olorn ne se lancèrent à sa poursuite.

Un nouvel éclat de panique liquéfia ses entrailles sous la foudre des ordres lancés à la cantonade. Calypso battit des pieds dans l'eau, fut immergée une petite seconde, avant de jaillir à nouveau des entrailles de l'Anoma. Une puanteur abjecte s'en échappait et, à quelques dizaines de mètres, alors qu'elle s'approchait des quartiers les plus défavorisés d'Halev, elle vit que les rives s'affaissaient pour lui offrir une berge artificielle. Si elle était chanceuse, si elle calculait bien son coup, elle parviendrait à s'extraire des bras de l'eau.

Elle ne ressentait même plus la morsure gelée de l'eau, ni même la violence des flots qui la ballottait et la malmenait. Les yeux rivés sur son objectif, elle réfléchissait à tout allure. Des injonctions simples, des ordres qui lui étaient destinés et qui la poussaient à ne pas fléchir.

Nage ! Plus vite !

Sors la tête de l'eau !

Ne ferme surtout pas les yeux !

Approche-toi du bord ! Non, pas aussi proche ! Attends encore un petit peu que le bord soit à ta hauteur. Allez ! Un effort, encore un petit effort !

Respire, ne te laisser pas submerger ! Jamais ! Respire, encore !

La violence inattendue d'un remous la projeter contre les bords du fleuve. Une mousse poisseuse caressa sa peau, puis la pierre érafla son côté. Une aspérité dans la roche lui entailla plus profondément la cuisse et elle dut fermer la bouche pour étouffer une plainte.

Ta concentration ! Surtout, reste concentrée !

Calypso fixa son regard sur la berge. Elle se situait à quelques mètres seulement. Elle n'avait plus qu'à tendre la main pour s'arrimer à la surface dure. Elle serait sauvée des flots. L'Anoma n'aurait pas raison d'elle !

Les ongles de Calypso crissèrent contre la surface humide. La pluie tombait toujours et sa prise fut manquée de peu.

Encore ! Essaie encore ! C'est ta dernière chance.

Les cheveux de la dame coulaient dans son cou, sur son visage, jusque dans ses yeux. Elle voyait à peine ses mains qui attrapaient le vide en espérant s'y retenir. La rive se dérobait sous ses doigts et la violence du torrent ne lui permettait pas d'y rester accrochée. Un gémissement de terreur s'échappa d'entre ses lèvres.

C'était terminé, elle n'y parviendrait pas.

Plutôt qu'anéantir ses résistances, cette pensée lui fit l'effet d'une gifle en plein visage. Elle lutta avec la férocité d'une bête, puisqu'elle en détenait désormais les réflexes. Un ongle se brisa contre les aspérités de la pierre, contre ses méchantes fissures, et un second se retourna. Enfin, une main trouva une prise plus solide, dans l'enchevêtrement de ces énormes dalles recouvertes par endroit par la mousse grimpante, elle parvint à ralentir sa course. Son corps fut emporté, avant de se heurter contre le bord. Ses genoux rencontrèrent celui-ci et s'y abîmèrent en raclant contre la surface rugueuse et impropre.

Elle tint bon.

De la force de son bras, elle entreprit de se hisser hors de l'eau. Comme si l'Anoma refusait de la laisser lui survivre, il sembla à Calypso que ses flots se déchaînaient contre son corps et l'attirait en leur sein.

Ses bras tremblaient lorsqu'elle souleva à grand-peine son corps des eaux sombres. Elle s'extirpa centimètre par centimètre, et apparurent ses épaules, sa poitrine, jusqu'à la moitié de son ventre. Laborieusement, elle y parvint et se crut sauver avant que des voix ne la surprennent. Elle n'avait pas entendu les pas approcher, mais les paroles, elles, la surprirent :

— Où est-ce qu'elle est passée ? Merde, on peut quand même pas revenir les mains vides.

— Elle a dû se noyer, va ! Une bonne femme, ça survit pas à ça ! Tu as vu la gueule des remous, elle a dû couler à pique. Comme une pierre, et elle doit nourrir la poiscaille qu'il y a là-dessous ! Viens, ça commence à rincer sérieusement. On rejoint le patron, on aura qu'à lui dire qu'elle a coulé !

Calypso s'était tassée contre la rive. Ses pieds ballottés par le fleuve, elle respirait à peine. Elle priait pour qu'ils passent sans la voir. La vue était obstruée par un pont une dizaine de mètres plus haut et elle se trouvait dans l'ombre de celui-ci.

La dame avait la joue écrasée contre la pierre lorsqu'elle vit, assis non loin, un petit garçon accompagné par sa grande sœur. Les yeux de Calypso s'agrandirent et son cœur s'emballa à nouveau. Elle détacha une main du bord, au risque d'être emportée à nouveau, et pressa un doigt contre ses lèvres, intimant ainsi le silence aux deux enfants.

Déjà, les pas des deux hommes approchaient. Calypso ferma les yeux et implora les yeux pour qu'ils ne la remarquent pas, qu'ils n'aient pas la curieuse idée de se pencher dans le vide pour la remarquer, quelques mètres plus bas. Elle pria pour que les enfants aient compris son signe et qu'ils tiennent leur langue.

— Hé, les mômes, vous auriez pas vu une dame, par hasard ?

— Si, pourquoi ?

— Pour vrai ? Où est-ce qu'elle est passée ?

Le garçon parut hésiter alors que la jeune fille jetait des coups d'œil affolés autour d'elle. Partout, sauf dans le recoin dans lequel Calypso se terrait.

— De l'autre côté, maintint l'enfant, en indiquant une rue adjacente.

— Une impasse, se réjouit l'autre.

— Elle vient de passer, précisa la fillette.

Le premier homme s'éloignait déjà, satisfait, après avoir tendu une piécette à la gamine. Celle-ci s'empressa de filer sans demander son reste. L'autre, plus méfiant, inspecta les alentours et alla jusqu'à humer l'air. Il ne lui restait qu'un pas à esquisser et il découvrirait le mensonge. Il avança, puis se pencha juste assez pour apercevoir la tête de Calypso écrasée contre la pierre comme pour s'y fondre.

— Hé ! Elle est pas noyée ! Viens, dépêche-toi !

La dame battit des pieds pour les extraire enfin de l'eau, en vain. Elle était trop lente et sa robe collait à son corps comme une seconde peau trop encombrante. Dans un glapissement étouffé, elle comprit qu'elle n'y arriverait pas, et se laissa entraîner dans les bras de l'Anoma. La chance qu'elle avait laissé filer, ne se représenterait sans doute plus, et lorsque l'eau la glaça à nouveau jusqu'à l'os, cette pensée ternit l'espoir de Calypso.

— Sale...

Elle n'entendit pas l'insulte. Une vague immergea son visage et la force des courants la cueillit avec autant de violence que la première fois. Le fleuve l'entraîna sous terre comme une bouche immense et édentée. Lorsque Calypso perça à nouveau la surface de l'eau, le noir régnait. Un noir brut, qui vibrait des échos des flots déchaînés.

Soudain, son visage heurta quelque chose d'extraordinairement dur. Le choc la sonna assez longtemps pour qu'elle cesse de se débattre.

Assez longtemps pour que l'Anoma la dévore à nouveau et l'entraîne par le fond.

L'eau envahit sa bouche, s'engouffra dans son nez tandis qu'elle hurlait sous l'eau à s'en briser les cordes vocales.

Le temps se suspendit entre une seconde et l'éternité.

Calypso se sentit abandonner. La force du désespoir ne suffisait plus. Ses muscles ne répondaient plus. Elle avait vidé ses dernières forces et, à moitié inconsciente, elle sentait à peine les eaux la malmener.

Alors qu'elle sombrait pour de bon, la douleur s'évanouit. Celle qui embrasait ses poumons, celle qui irradiait de ses blessures, s'éteignirent.

Un éclat pur, qui ne pouvait appartenir qu'à un souvenir, lui fut jeté en plein visage à l'instant où l'inconscience lui ouvrait ses bras.

— Calypso...

La princesse croisa les bras sur sa poitrine. Le ton doux laissa apparaître une touche de reproche presque attendrissant.

— Tes taches de rousseur, qu'est-ce que tu leur as donc fait ?

— Elles ont disparu dans la nuit.

— Voyons...

— Je t'assure ! Je me suis réveillée, et elles n'étaient plus là. Si jamais tu les trouves quelque part, tu leur diras de ne jamais revenir.

Mélissandre de Loajess la retint par la main et lui offrit son plus éclatant sourire. Les deux jeunes femmes avaient le même âge, mais la reine était de loin la plus sage des deux. Aux côtés de sa pétillante amie, dont elle aimait la fraîcheur et l'authenticité autant que ses nombreux défauts, Mélissandre semblait presque effacée. D'une discrétion pleine de grâce.

— Tu es incorrigible. Qu'est-ce que tu comptes faire ensuite ? Te teindre les cheveux en blond, cesser de manger pour...

— Pourquoi pas !

— Pour être comme toutes les autres ? Tes cheveux roux, tes taches de rousseur, tes belles rondeurs, c'est tout toi, Calypso. Sans cela, ce serait comme imaginer une princesse modèle qui accepte de se taire lorsqu'un homme élève la voix. Ce ne serait pas toi.

Calypso ne luttait jamais bien longtemps. Mélissandre était persuasive, elle savait l'être, et c'était aussi naturel que respirer pour elle. Aussi naturelle que sa beauté à couper le souffle. La jeune princesse pouvait l'observer broder des heures durant, cela ne l'ennuyait pas. Chaque geste de la reine était imprégné par une exquise douceur, une tendre beauté.

Mélissandre passa une main sur le visage de Calypso pour en retirer le maquillage. Ses taches de rousseur, mutines, apparurent et rendirent à son visage juvénile tout son caractère. La main fraîche de Mélissandre s'attarda sur la joue de son amie et y déposa une caresse.

— Ce palais a besoin d'une Calypso, voyons, alors tâche de ne pas disparaître sous ces poudres, sous ces teintures, sous ces diètes.

Puis, elle ajouta :

— Que ferais-je sans toi ?

Calypso sourit : que ferait-elle sans son amie ?

Le souvenir s'imprima contre sa conscience vacillante et des bras l'enveloppèrent. Moins doux, leur chaleur, semblable au souvenir qui l'avait caressé, fut la dernière chose dont Calypso se souvint avant que la conscience ne lui soit arrachée.

Les bras glacés de l'Anoma auraient eu raison d'elle.

 

Il semblerait que Calypso ne soit pas épargnée par les malheurs qui s'abattent sur la famille royale et qu'un nom aussi respecté que le sien puisse tombé dans l'oubli...

Oh, et il reste une douzaine de chapitres avant la fin, si ça peut en inspirer (ou effrayer, qui sait) certains :3

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