Chapitre 37
[Un dessin assez... explicite (sans l'être trop, je ne voudrais pas tomber dans le vulgaire) de Lyssandre en train d'effectuer des activités moins... professionnelles ? Royales ? (extraconjugales aussi). C'est mon premier de ce genre, j'espère qu'il vous plaira.]
Des torrents d'eau s'étaient abattus sur Loajess.
Comme si toute la tension accumulée ces derniers jours, ces dernières semaines, ruisselait sur les villes, sur les campagnes. Quelques cas d'inondation dans des régions isolées avaient même retenu l'attention du roi.
Un problème de se présentait jamais seul et les événements tendaient à le prouver à Lyssandre.
La veille, soit deux jours après la fin de la prise d'otage à Halev, la rage avait atteint un paroxysme. Un point de non-retour que le roi avait appréhendé, impuissant, la gorge nouée. Des nobles s'étaient introduits dans les cellules des coupables arrêtés. Personne n'avait la plus petite idée de ce qui s'était produit à l'intérieur de ces cachots, mais le résultat était glaçant lorsqu'un garde s'y était aventuré, plus tard dans la journée : les cadavres gisaient, baignant dans leur propre sang. Sang qui avait servi à peindre des lettres vermeilles sur la surface crasseuse des murs mal-éclairés.
Il y avait écrit un mot unique, dont les syllabes bavaient jusqu'au sol : justice. Le message ne saurait être plus clair.
Justice avait été rendue.
La scène aurait été sordide si elle n'avait pas été si terrible. Les hauts-conseillers n'avaient rien caché de leurs craintes. Ils possédaient l'expérience dont Lyssandre avait été privée et sonnaient l'alarme : la situation était sur le point de leur échapper. Si la menace n'était plus aussi immédiate qu'elle l'avait été, l'heure n'était pas repos. Amaury courait toujours, bien que son visage trônait désormais aux côtés des plus grands criminels de Loajess, et Halev avait été durement ébranlée. Les rescapés du massacre avaient prestement regagné leurs châteaux et l'un ou l'autre d'entre eux avaient fait le chemin jusqu'au palais pour être reçus par le roi. Leur mécontentement représentait un mince échantillon de celui dans lequel macérait le peuple.
Ce fut cette visite qui poussa Lyssandre à prendre une décision. Il envoyait sa tante ainsi que plusieurs conseillers et diplomates à Halev pour rétablir l'échange et éviter que la haine ne se cristallise.
La nuit tombait lorsque Calypso mit les pieds dans la capitale et le ciel était encore ombrageux. Des nuages bas et grisâtre se dessinaient contre la surface du ciel pour voiler sa pureté. Leur opacité renforçait l'impression de se trouver dans une étuve, en particulier lorsqu'on s'aventurait du côté de la bordure d'Halev.
Calypso se détacha du convoi d'hommes pressés de trouver un toit. Les premiers gouttes s'abattaient et les conseillers n'insistèrent que modérément pour connaître sa destination. Aucun d'entre eux ne désirait avoir sa disparition sur le dos.
— Nous sommes attendus à l'aube, rétorqua l'un d'eux, à la parade de la femme.
— Si jamais je n'assiste pas à cette entrevue, je vous charge d'excuser mon absence.
— Notre mission est de... s'étrangla un jeune diplomate, dont les petites lunettes rondes s'agitaient sur le bout de son nez.
— Je ne suis pas ici en touriste ou pour écumer les modistes du quartier, si c'est ce que vous craignez. J'ai mes sources et mes informations.
Il y avait de la méfiance dans le regard en biais qu'on adressa à Calypso. Elle n'en démordrait pas, mais cette retenue à son égard lui hérissait le poil. Elle connaissait Halev et bien mieux qu'eux de surcroît. Elle y avait des repères et, plus que tout, elle savait où chercher pour trouver ce qu'elle voulait. Ce qu'aucun de ces hommes, aussi fortunés, aussi influents soient-ils, ne possédait.
Calypso s'enfonça dans les rues d'Halev. Elle finit par mettre pied à terre lorsque son cheval accusa un léger écart. Des enfants couraient à perdre haleine, sautaient dans les flaques avec l'insouciance de leur jeune âge. Leurs mères s'inclinèrent profondément en les séparant, rouges de honte. Elles n'avaient pas reconnu la dame de passage, mais son allure, modeste aux yeux de la noblesse, laissait peu de doute sur son extraction. Une de ces femmes s'avança même pour donner une pomme à Calypso et lui glisser, dans un souffle étouffé :
— Si votre chemin croise celui du roi, remerciez-le, faites qu'il nous protège toujours, et qu'il veille sur nous. M'dame, dites-lui, dites-lui aussi que je prie pour lui et pour la nouvelle reine.
— Je lui dirai.
Les traits de Calypso s'étaient adoucis. Elle longeait le cours gonflé de l'Amona, le fleuve qui coupait Halev de part en part. Les eaux rugissaient et se précipitaient sous les ponts, puis disparaissaient parfois sous terre, enragés et féroces. Même la capitale, qui disposait de bons moyens d'évacuation de l'eau, peinait à ne pas finir submerger sous les eaux. Quelques dizaines de centimètres supplémentaires et les flots de l'Amona submergeaient les rues les plus proches.
Calypso ralentit le pas avant d'attacher sa monture à quelques pas de celui qu'elle était venue interroger. Le négociant l'attendait. Olorn, accoudé à la rambarde, sa large carrure engoncée dans un costume bleu nuit. Il contemplait les remous de l'Anoma qui commençait, doucement, à se calmer.
— Fascinant, comme spectacle, n'est-ce pas ? l'apostropha-t-il, s'en cesser de fixer le spectacle hypnotique.
— Je le trouve plutôt terrifiant, rétorqua Calypso.
Olorn se redressa finalement pour faire face à celle qui l'avait fait venir à une heure aussi tardive. Il lui avait donné rendez-vous loin de l'Episkapal et le négociant avait joué la carte de la sécurité pour les éloigner du centre, trop houleux, d'Halev.
— Je n'ai pas retrouvé sa trace.
Calypso se rembrunit. Olorn était un homme pressé, un homme dont les affaires marchaient fort à tout moment de l'année. Il manquait de temps et se répandait jamais longtemps en discussions futiles.
— Priam est introuvable. J'ai quadrillé la zone toute la journée, il n'est nulle part. Son père l'a enlevé, si jamais vous en doutiez encore.
Calypso avait préféré en douter plutôt que de voir la vérité en face. Son cœur se serra dans sa poitrine. Amaury n'agissait jamais comme le ferait un homme normal. Il n'avait pas cherché à négocier la garde de son fils, il l'avait récupéré comme il l'aurait fait avec un objet précieux. Sans un remerciement, sans un regard en arrière, sans même demander si Priam souhaitait être arraché à ses habitudes. L'idée était insupportable à sa protectrice.
— Bien, commenta-t-elle, du bout des lèvres.
— Que voulez-vous savoir ?
Olorn ajouta, les mains enfoncées dans ses poches avec sa tranquille nonchalance habituelle :
— Vous n'avez pas fait tout ce chemin pour m'entendre dire ce que j'aurais pu vous spécifier dans une lettre.
— Je veux savoir tout ce que vous savez.
Un sourire prématurément vieilli fendit le visage d'Olorn. Les derniers mois ne l'avaient pas épargné et deviner les complots avant qu'il ne survienne, les déjouer et, parfois, en tirer parti, l'avait fatigué. Il s'occupait de toutes les affaires trop mineures pour retenir l'attention du roi et Calypso n'ignorait pas les sombres combines dans lesquelles son informateur trempait depuis des années.
Olorn avait le nez creux et avait tout du négociant, en particulier son goût immodéré pour la réussite. Il était riche, détenait les rênes d'un empire marchand, et la seule chose qui l'intéressait encore était le pouvoir. Pas un pouvoir qui le jetterait sur le devant de la scène, il n'en voulait pas, mais un pouvoir plus discret. Celui qui permettait de contrôler les hommes sans même qu'il ne le réalise.
Olorn était de ces hommes qu'il était préférable d'avoir de son côté.
— Les complots qui se murmurent à Halev, les conspirations, tout ce qui agite la ville en ce moment même. Ne me fais pas croire que tu l'ignores. Si le trouble qui secoue la capitale nous parvient, c'est que ses bruits portent assez loin. Quelque chose se prépare et je veux que tu me dises quoi.
— Il n'y a pas qu'une seule chose, avança l'autre, avec prudence.
Calypso prit une profonde inspiration. Qu'attendait-il pour brosser le tableau de la situation, sans lui épargner les détails. Si elle était venue en personne, cela signifiait qu'elle n'avait nul besoin d'être ménagée. La vérité, aussi sournoise soit-elle, ne l'effrayait pas et elle était prête à l'entendre.
— Les enjeux et les protagonistes sont nombreux, commença Olorn, d'un ton docte.
— Je n'ai pas fait tout ce trajet pour que vous veniez m'exposer ce que je sais déjà.
Le négociant plissa les yeux. Il y avait une tension qu'il était aisé de comprendre et de décrypter. Cette tension avait sommeillé durant des années et s'éveillait enfin, entre les forces qui agitaient Halev. Les oppositions ne manquaient pas et chacun avait son compte à gagner. Durant des années, entre le moment où Mélissandre de Loajess avait perdu la vie et celui où Priam lui avait été confié, Calypso avait vécu à Halev presque sans jamais revenir au château. L'éloignement qu'elle avait subi durait depuis trop longtemps pour qu'elle ait une vision précise de ce qui se passait, des réseaux qui s'établissaient entre les puissants, les relations, les querelles, les mécontentements de ces personnalités. Pour toutes ces raisons, elle avait grand besoin de quelqu'un comme Olorn.
Celui-ci capitula :
— Amaury, votre frère, s'est attaqué à un point sensible. Les nobles-sangs imaginent depuis longtemps qu'on essaie de leur voler leur place, que celle-ci leur est due, et la tendance s'est accentuée ces dernières années. La paix signée par Lyssandre a été très mal perçue, mais peut-être auraient-ils passé l'éponge s'il n'y avait pas eu la prise d'otage.
— Ils étaient certains d'être invulnérables, certains que personne n'aurait le cran de s'attaquer à eux.
C'était sans compter Amaury, qui leur avait prouvé le contraire, non sans panache. Si elle en croyait les dires de Lyssandre à son retour de Balm, son oncle vouait une haine particulière à cette noblesse conservatrice, guerrière et repliée sur elle-même. Il était évident que, tôt ou tard, et si le roi n'arrêtait pas son ennemi à temps, ces puissants seraient visés par une nouvelle attaque.
— C'est le coup de grâce, poursuivit Olorn, sans sourciller. Certains sont persuadés de l'existence d'un complot, d'autres se montrent plus mesurés, mais la majorité s'accorde à se placer en victime. Ils ont mis à mort les coupables de la prise d'otage.
— Je sais. Quelle est la suite ? Qu'est-ce qu'ils projettent de faire ? Je présume qu'ils n'entendent pas s'arrêter en si bonne voie.
Calypso ne croyait pas si bien dire. Elle était capable de tenir un discours cohérent et possédait suffisamment de recul pour ne pas se laisser submerger par ses propres positions.
— Certains soutiennent la possibilité de faire appel à Lyssandre, d'autres le pensent coupables. Une minime part d'entre eux vont jusqu'à imaginer qu'il a fomenté cette histoire
— Des fadaises tout juste bonnes à convaincre les plus crédules, les plus désespérés ! cracha Calypso, en s'approchant de la bordure de l'Anoma.
Le fleuve coulait à moins d'un mètre en dessous de ses pieds et disparaissait sous des bâtisses qui enjambaient les flots qui grondaient. L'eau était sale au point où aucun reflet ne se dessinait sur sa surface opaque et brunâtre.
— Le désespoir, c'est ce qui pousse les hommes à agir de façon irrationnelle.
Olorn poursuivit son récit. Il raconta la méfiance des nobles-sangs à l'égard du roi, à l'égard de chacun. Ils venaient à soupçonner leur voisin et la paranoïa s'accentuait lorsqu'il était question de leurs rivaux, les sangs-neufs.
— Une première assemblée s'est réunie hier, dans l'après-midi, et les tensions étaient telles que la réunion a dû être écourtée pour éviter que les deux partis n'en viennent aux mains.
Calypso s'entendit soupirer. Olorn ne s'arrêtait pas et expliqua qu'une part de l'ancienne noblesse aimait penser les membres de la seconde faction coupables de complicité dans l'affaire d'Halev. Fait nié par les principaux intéressés qui s'offensaient d'être accusés à tort et qui soutenaient que tous les prétextes étaient bons pour les déclarer au moins complices. Les plus extrêmes de leurs rivaux ne faisaient pas la distinction entre Amaury et cette nouvelle noblesse. La discussion tendait à disparaître dans ce climat d'animosité irréconciliable.
Calypso songeait que dans ce contexte, celui qui s'en sortait à plus bon compte restait encore son frère, le prince oublié.
— Et vous ? Que pensez-vous de tout cela ?
— J'ignore vers quelle extrémité Loajess se dirige, mais l'avenir n'a rien de radieux.
— J'aimerais avoir votre avis sur ce qu'il s'est passé, sur les coupables, sur le camp à soutenir.
La réponse ne fut pas immédiate, elle tarda à venir. Olorn lissa sa courte moustache entre ses doigts tandis que Calypso tâchait d'adopter une posture détachée. Un mauvais pressentiment l'étreignait. Elle était incapable de l'expliquer, mais les paroles de son allié opportuniste manquaient d'authenticité à son goût et, en la matière, elle en connaissait un rayon.
— C'est une révolution qui se prépare, pas seulement le grabuge habituel et les querelles de quelques puissants. Si Amaury n'initie pas la révolution, les noblesses s'en chargeront.
Au moins, le ton était donné. Calypso acquiesça : elle avait vu juste et Lyssandre ne serait pas ravi de l'apprendre. L'hostilité des deux camps et la tendance du troisième à profiter des différends des autres en les manipulant à sa guise offraient un casse-tête profond.
Un mal qui n'avait rien de superficiel.
—Bien, dit Calypso. Vous vouliez me dire quelque chose, vous aussi. Faites-le.
Les plis qui marquaient le front d'Olorn se renforcèrent. Serait-il pris de court par la perspicacité ou serait-il plutôt agacé d'avoir été percé à jour ?
La femme était cependant en deçà de la réalité. Elle comprit avoir sous-estimé cet homme lorsqu'il desserra le nœud de sa cravate en dardant des yeux durs sur elle. Olorn dégaina une minuscule fiole de l'intérieur de son veston et la présenta sommairement à Calypso.
— On m'a encouragé à vous faire ingurgiter cela. Je n'aurais eu aucun mal à vous le faire avaler, mais cela m'a semblé lâche.
Il ne fallut que quelques instants à Calypso pour comprendre qu'elle avait filé droit dans un piège. Olorn avait décidé de se débarrasser d'elle quoi qu'il en coûte et il n'aurait peut-être jamais partagé tout ce qu'il savait s'il avait eu l'intention de la laisser en vie. S'il avait renoncé au poison, la dame n'avait pas besoin de lui demander par quel moyen il avait décidé de la liquider. Le savoir ne l'enchantait guère.
— Parmi toutes les personnalités imminentes de la Cour, vous vous débarrassez de moi. Le défi n'est pas très haletant.
— Vous êtes proche du roi, vous symbolisez bien des choses et pour une femme, c'est tout bonnement...
— Pourquoi ?
— Cela n'a rien de personnel, vraiment. Je crois que je vous apprécie, mais les affaires sont les affaires, et...
— Ce que je vous demande, c'est ce que vous avez à y gagner. Vous êtes un négociant, vous avez bâti un empire seul et de vos propres mains, ce qui fait de vous un membre des sangs-neufs, mais vos échanges avec leurs rivaux font de vous un esprit libre.
— Ne cherchez pas à comprendre, ces affaires sont d'une complexité folle. Retenez seulement que le vent tourne et qu'il est nécessaire d'affaiblir le roi pour permettre à la situation d'évoluer comme je l'entends.
Il approchait, pas à pas, et Calypso sentit le sang battre contre ses tempes. Si elle courait, peut-être parviendrait-elle à rejoindre sa monture à temps ? Ses jupons entravaient ses gestes et la désavantageaient.
Olorn dit encore :
— Cela n'a rien de personnel.
Il approcha d'un pas supplémentaire et Calypso recula d'un pas de trop. Son talon rencontra le vide qui l'appela à lui dans une étreinte terrifiante. Avant même d'avoir le temps de se rattraper, de lutter pour rétablir son équilibre, la dame se sentit basculer.
Ses pensées s'évanouirent lorsque les tumultes des eaux sombres l'engloutirent.
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