Chapitre 34

Priam s'attendait à découvrir un géant intimidant de la trempe de celui qui lui broyait le torse. À la place de celui-ci, il découvrit un homme d'âge mûr, élégamment vêtu, et charismatique. D'apparence, l'individu ne semblait pas animé de la même folie meurtrière que tous les autres. Il était libre de ses mouvements, ce qui faisait de lui l'un des alliés des assassins.

Un ennemi.

Sans avoir la plus petite idée de son identité, Priam fut rassuré par sa présence dénuée d'une hostilité ostensible. Il fut également déstabilisé par son attitude, par cette tranquille nonchalance, quoi que contredite par une certaine solennité. Le garçon devina une certaine ambiguïté dans ce personnage, qui se traduisait dans sa manière de se déplacer, très souple, très habile, jusque dans son regard d'un bleu vif.

L'agresseur de Priam sembla respecter sa parole puisqu'il se releva sans plus d'hésitations avant de s'éloigner d'un pas. L'inconnu s'agenouilla devant l'adolescent qui haletait en silence.

— Quel est ton nom ?

L'espace d'un instant, il fut traversé par un esprit de révolte et par une envie de résister. Il n'avait rien à y gagner, si ce n'était de voir ses souffrances abrégées. Priam préféra jouer la carte de la prudence.

— Priam.

L'homme qui lui faisait face blêmit. Le garçon aurait juré qu'il ne semblait pas être impressionnable, mais sa pâleur traduisait un véritable choc. Il fallut quelques secondes à l'inconnu pour reprendre ses esprits, jeter un coup d'œil à droite et à gauche, là où le calme revenait progressivement. Ceux qui avaient tenté de profiter du grabuge pour s'échapper à leur tour avait soit été abattus et les autres tremblaient sur le sol glacé à l'idée que ce sort leur soit bientôt réservé. Priam pouvait entendre murmurer :

— Pitié... Pitié.

Certains se disaient immensément riches afin de sauver leur peau tandis que d'autres conservaient un silence fier. Le regard de l'adolescent naviguait de l'un à l'autre, un peu hagard et déboussolé, avant que l'homme ne lui ordonne :

— Suis-moi !

Priam dut tarder à obéir, puisque la brute s'approcha pour le remettre sur pieds et lui administrer une solide tape sur l'épaule, à quelques centimètres de la plaie laissée par la flèche. Le garçon vacilla dangereusement et ses jambes ployèrent sous son poids. Il parvint à rétablir un équilibre précaire et prit conscience de la faiblesse de ses membres. Incapable de l'attribuer à sa blessure ou à l'adrénaline qui quittait ses vaisseaux sanguins, il resta immobile en plein milieu de l'entrée du Temple.

— Reste pas comme ça planté comme un crétin ! gronda l'autre, avec humeur.

Il mourait d'envie d'aller à l'encontre de l'ordre qu'il avait reçu. Pour une raison qui échappait à Priam, il n'en fit rien.

Le bâtard se fit violence et parvint à faire fonctionner ses jambes maladroites. Comme un poulain dans les minutes qui suivaient sa naissance, il avança d'une démarche bancale, presque comique, jusqu'à arriver à la hauteur de celui qui se présentait comme son sauveur. Ce dernier l'entraîna un peu plus loin, jusqu'à se tenir à l'abri des oreilles indiscrètes.

Soudain, l'homme se retourna pour empoigner le col de l'uniforme de Priam. Il l'étudia longuement sans desserrer sa poigne douloureuse qui arracha au garçon une grimace marquée.

— Tu es là... Depuis deux jours, tu es là... Si j'avais su...

— J-Je... Je ne comprends pas... Monsieur, vous me faites mal.

Il relâcha le col de Priam, mais arrima sa main au visage de celui-ci avec une émotion sourde. L'homme ouvrit la bouche, puis la referma. Il avait tant de choses à dire, tant de remarques à émettre, qu'aucune ne prenait le pas sur l'autre. Aucune ne lui paraissait approprié et alors qu'il choisissait toujours ses paroles avec tant de vigilance, il avait envie de toutes les exposer, une à une, sans logique ni cohérence.

Il s'arracha à l'étreinte qu'il brûlait d'initier et se détourna un bref instant, le temps de reprendre ses esprits sous l'œil incrédule de Priam.

— Nous avons un médecin, déclara finalement l'inconnu, le plus naturellement du monde. Il va examiner ta blessure et te soigner.

L'adolescent ne protesta pas. Trop dépassé pour le faire, trop dépassé pour se débattre. Il ne comprenait pas quelle folie avait embrassé cet homme pour qu'il vienne à le traiter comme un invité. Pire, comme un intime, quelqu'un qu'il avait toujours connu et pour lequel il nourrissait une affection toute particulière.

Priam déglutit difficilement, le dos pressé contre les briques. Il désirait y disparaître, terrifié par cette attitude qu'il ne comprenait pas. Son intuition lui soufflait une réponse inimaginable. Il s'entendit articuler, d'une voix chevrotante :

— Qui êtes-vous ?

Il était de ceux que l'Histoire avait préféré oublier. Ces ombres qui, tôt ou tard, finissaient par ressurgir. Une ombre qui menaçait d'engloutir Priam tout entier.

La confusion atteignait son paroxysme lorsque l'homme se présenta enfin, sa fioriture, sans ces airs cérémonieux, doucereux, qu'il aimait se prêter :

— Je suis Amaury, fils. Amaury de Loajess, ton père.

***

On avait tiré le roi de sa retraite avant l'aube.

Les hommes qui avaient toqué à la porte du souverain avaient eu peu d'égard pour la nuit de noces qu'ils interrompaient, d'une manière ou d'une autre. Lyssandre s'était remis au sang-froid de Cassien qui l'avait invité à se rhabiller et à quitter prestement la pièce en refermant soigneusement la porte derrière lui. Personne ne s'étonnerait de voir le roi préserver la pudeur de sa reine.

Le Haut-Conseil s'était réuni en comité restreint en raison de l'heure très matinale. Ses membres se résumaient à une demi-douzaine de personnalités encore ensommeillés. L'ordre du jour avait été présenté sans plus d'avant-propos : l'affaire d'Halev avait suffisamment été repoussée. La situation avait évolué, là-bas, et requérait toute l'attention du souverain.

Lyssandre s'était efforcé de se concentrer malgré la fatigue qui écrasait la plus primaire de ses pensées. Il garda les yeux bien ouverts tandis qu'un homme, replet, mais énergique, brossa le portrait, non sans l'agrémenter de quelques détails.

L'Episkapal avait été approchée, mais ses portes étaient restées closes. Le sort des personnes prisonnières de ses murs avait formé un mystère entier, jusqu'à ce qu'on jette, purement et simplement, un cadavre de l'étage de la bâtisse. Un cadavre rapidement identifié, même à plusieurs mètres, puisque des archers perchés sur les hauteurs du Temple dissuadaient quiconque de s'en approcher. Chaque heure à partir du moment où le mariage avait été prononcé, le même rituel s'était poursuivi et un cadavre s'écrasait sur les dalles de la place. Une mise en scène monstrueuse qui avait suscité l'émoi parmi le peuple d'Halev. La population terrifiée, dont quelques téméraires hurlaient contre la garde impuissante et menaçaient de se charger de l'affaire.

— Si les civils se mêlent de cette affaire, articula l'un des hauts-conseillers, tout en lissant sa longue barbe.

— C'est impensable, nous risquerions la guerre civile si la situation dégénère un peu plus.

— Que proposez-vous ?

— Envoyez plus d'hommes, un nombre suffisant et des ordres précis afin de reprendre l'Episkapal.

Lyssandre se tortura les méninges. La situation était complexe à première vue, mais elle se révélait plus tortueuse encore lorsqu'on prenait conscience de chaque composante. De plus, s'ils tardaient trop à intervenir, et ils avaient déjà trop tardés, ce ne serait peut-être pas juste l'Episkapal qu'il faudrait reconquérir, mais la capitale toute entière. Cette réflexion alarmante guida Lyssandre vers l'ébauche d'une solution.

— La noblesse est visée, avança l'homme de petite taille, qui tressautait sur sa chaise, incapable de rester inactif. Ces hommes qui chutent du toit du Temple, ce ne sont pas des simples roturiers, ce sont des puissants et, à travers eux, ces hommes s'attaquent au roi. Ils s'attaquent à vous, Majesté.

Parmi les hauts-conseillers, la plupart savait qui se cachait derrière ce redoutable jeu de dupes. Une interdiction régnait depuis plusieurs semaines, sans que personne ne l'ait évoquée : le nom du prince oublié devait être omis, rayé des discussions, jusqu'à ce que le roi décide d'en faire la déclaration officielle. Lyssandre cherchait le jugement dans le silence exemplaire de ses conseillers, mais il ne le trouvait pas. Pas ouvertement du moins.

— J'en ai conscience, acquiesça Lyssandre, en articulant à peine.

Il savait aussi que la cible choisie et le lieu n'avaient pas fait l'objet d'un choix arbitraire. Au contraire, Amaury y avait longuement réfléchi. Il avait eu tout le temps nécessaire à cette recherche des symboliques. La noblesse était déjà affaiblie, ou du moins ébranlée, bousculée dans son ego par la venue d'Äzmelan sur les terres de Loajess et par la concurrence, de plus en plus envahissante, des sangs-neufs. S'attaquer à elle, à cet instant, à la suite du Traité de paix signé entre les deux vieux ennemis, à l'Episkapal et alors que des représentants de territoires reculés se trouvaient à Halev, cela ne ressemblait pas à un coup porté au hasard.

Pour l'heure, Lyssandre ne se projetait pas assez pour imaginer les conséquences de cet acte sur le long terme. Il avait seulement conscience que la noblesse ne pardonnerait pas ce nouvel affront.

— Quelque chose ne correspond pas, murmura soudain Lyssandre.

— Sire ?

— Cela ne ressemble pas aux méthodes de mon oncle.

Le roi était trop épuisé pour jouer sur les mots et éviter les qualificatifs les plus fâcheux.

Le fait de jeter des cadavres du haut d'un étage ne s'éloignait pas vraiment des méthodes avérées d'Amaury, mais le reste, oui. Lyssandre était certain que le prince était sur les lieux. Il n'avait pas pu se contenter d'envoyer des hommes à sa place. Il aimait voir de ses propres yeux l'accomplissement de ce qu'il avait modelé. Au château de Balm, le souverain avait eu un aperçu de combien Amaury aimait ces mises en scène, à quel point il y avait pris goût. S'il en avait eu l'occasion, Lyssandre aurait voulu retourner ce penchant contre lui et le prendre à son propre jeu.

Le jeune homme réalisait surtout à quel point lui, et ses conseillers, tombaient inlassablement dans le même piège, aussi ingénieux que grossier.

— Je crains que nous avancions tout droit dans un piège.

— Si cela devait être le cas, le piège se serait déjà refermé sur Halev depuis longtemps, fit remarquer un homme, à la gauche du roi.

— Je ne peux pas croire que mon oncle ne soit pas allé chercher plus loin. Il détient l'un des joyaux du pouvoir et il se contenterait de garder ces positions jusqu'à ce que l'armée royale soit envoyée pour l'en déloger ?

— Si je peux me permettre, Sire, je pense qu'il a obtenu ce qu'il était venu chercher. Le choc, parmi la population, des plus modestes aux plus influents, est immense et les yeux sont rivés sur le centre d'Halev.

Lyssandre ne peinait pas à s'imaginer que son oncle ait souhaité le décrédibiliser, prouver que le roi ne protégeait pas ses sujets et qu'il en était incapable, mais pour un plan aussi important, qu'Amaury n'ait pas cherché une issue de secours, voire à mener son coup d'éclat jusqu'au bout, lui paraissait peu probable. Une fois de plus, cela ne lui ressemblait pas.

Surtout qu'il n'avait plus rien à perdre depuis l'épisode de Balm...

Lyssandre plongea son visage entre ses mains et massa ses tempes avec application. Une solide migraine s'y était logée.

— Je suis persuadé que mon oncle prépare autre chose, quelque chose d'imminent. Ce n'est peut-être qu'un accès de paranoïa de ma part, mais envoyez des hommes en nombre suffisant. Qu'une part d'entre eux encerclent l'Episkapal et que l'autre vérifie les abords des points stratégiques de la ville, un à un.

— Les bâtiments les plus importants ont été fouillés de fond en comble. Aucune trace de passage suspecte et encore moins une présence indésirable dans les alentours.

D'apparence, les actions d'Amaury se concentraient à l'Episkapal et c'était à se demander comment il était parvenu à en infiltrer les murs. Si tous les monuments majeurs étaient déserts, alors quel endroit pouvait intéresser le prince oublié au point de le convaincre d'y rassembler ses hommes ? Le plan était tordu, mais Lyssandre avait l'infime certitude que son ennemi n'avait pas pu s'en tenir là.

— Les abords de la ville, murmura-t-il. Bien sûr...

Les portes d'Halev n'avaient pas été refermées. La proposition avait fait grimacer et enclaver la population posait des problèmes. Lyssandre avait surtout refusé de crainte de renvoyer une image déplaisante, celle d'un roi qui abuserait de ses pouvoirs pour empiéter sur ceux de ses sujets.

Lyssandre bondit sur ses jambes et lança, à la cantonade :

— Envoyez ces hommes, mettez-les sous le commandement du général Horyl, assurez-vous qu'une réaction rapide et efficace soit donnée aux ripostes d'Amaury, et vérifiez les remparts de la capitale, en particulier ses points les plus sensibles.

— Sire, je ne suis pas sûr de...

— Allez réveiller ma tante, nous aurons besoin d'elle dans les heures à venir. Elle connaît Halev mieux que moi et mieux que nous tous, et par-dessus tout, elle connaît mon oncle.

L'incrédulité peinte sur les visages de ses conseillers poussa Lyssandre à préciser sa pensée. Il était si fatigué qu'un rire faillit franchir le seuil de ses lèvres. Lui-même n'était pas certain de la cohérence de son raisonnement, les parts d'ombre demeuraient, mais ils manquaient de temps et ils ne pouvaient pas se permettre de s'attarder sur pareils détails. La situation à Halev était critique, bien plus que ce qu'ils le pensaient.

— Toutes les attentions sont fixées sur l'Episkapal qui est le centre d'Halev. Tout ce qui se passe hors de ce périmètre n'est pas sujet à la même vigilance et les extrémités de la capitale sont boudées.

Le haut-conseiller replet avait cessé de s'agiter. Seuls ses sourcils se fronçaient sur son regard dubitatif. Il semblait assister à un délire du roi, le premier au lendemain de son mariage, un constat qui n'était pas des plus encourageant. Lyssandre reprit la parole pour éloigner l'incompréhension :

— D'après vous, quoi de mieux pour faire diversion que deux points géographiquement opposés ? Amaury ne souhaite pas seulement tenir ses positions sur l'Episkapal, il souhaite profiter de cette diversion pour arracher Halev au contrôle royal.

Lyssandre craignait la prise d'Halev. L'idée l'avait effleuré et l'obsédait à présent. Il avait le sentiment que le premier attentat, perpétré au cours de la cérémonie organisée en la mémoire d'Hélios, n'avait été qu'un coup d'essai précédant le coup de grâce.

Un coup que le roi se devait de remporter, quel qu'en soit le prix.

— Lorsque tout ceci sera enfin fini, déclara Lyssandre, je vous donne ma parole que la vérité ne sera plus tue et que le peuple saura.

Il ajouta, d'une voix enrouée :

— Le peuple de Loajess mérite de savoir qui le mutile, qui l'abat sans distinguer les innocents des coupables.

Petite parenthèse, mais je finis le tome 2 ce soir normalement (mon sixième roman achevé ehe) ! Oui, ça va être la déprime pour moi. 

Des bisous <3

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