Chapitre 31
Un silence de mort régnait dans l'Episkapal, ou du moins dans la bâtisse qu'on surnommait le Temple.
Ses différents espaces avaient été investis par les ennemis du roi. Priam avait rapidement compris qu'il ne s'agissait pas d'une autre part de la noblesse, mécontente et révoltée, mais de la menace qui n'avait jamais cessé de planer sur le pouvoir royal. Celle-là même que le garçon avait rencontrée, à Arkal.
Ces hommes, dont l'adolescent n'identifiait ni l'origine ni les motivations, avaient pris le contrôle du centre d'Halev et, par conséquent, de l'un des deux principaux relais du pouvoir. Les puissants qui se trouvaient là, même de passage, avaient été raflés et réduits en silence dans les entrailles de cette immense bâtisse.
Priam était resté un très long moment dans un coin de l'une des pièces avant d'être traîné au milieu de celle-ci. Sauf, mais pas sauvé pour autant, il avait réfléchi à outrance, jusqu'à voir se déclarer une sévère migraine. Il s'était demandé ce que ces hommes feraient d'eux, ce qu'ils recherchaient, ce qu'ils attendaient. Parfois, la lucidité de ces interrogations voyait se succéder quelques pensées plus primitives. Des réflexions inspirées par le désir de survie brut et dur, dans tout son égoïsme.
Dans ces instants, Priam ne pensait pas aux habitants d'Halev à l'extérieur ou aux difficultés auxquelles Lyssandre pouvait se heurter. Il ne se projetait pas non plus à l'extérieur des murs de l'Episkapal et sur la situation d'Halev. Dans ces instants, il se moquait de ce qu'il se passait et qui ne le concernait pas, de ce qu'il se passait et qui ne concernait pas directement sa survie. Souvent, ces moments d'égarement ne duraient pas.
Depuis quelques heures, une nouvelle s'était ébruitée. On murmurait que le mariage avait eu lieu malgré tout, que l'alliance entre les deux Royaumes avait bel et bien été scellée. Un revers pour tout ennemi de Loajess, quel que soit sa volonté, et Priam avait considéré cette information glanée par les plus bavards comme une chance. Il l'avait pensé jusqu'à ce que leurs gardiens choisissent des proies parmi les prisonniers répartis dans les différentes pièces avec une régularité glaçante.
Dans une pièce qui comptait une cinquantaine de personnes lorsqu'il avait été jeté sans ménagement à l'intérieur, il n'en restait moins d'une quarantaine.
Priam remarqua, à sa gauche, les efforts répétés d'un homme pour se rapprocher de lui. Sa discrétion, exagérée au point d'en être grotesque, lui parut si décalée que l'adolescent ravala un rire nerveux. Ils gisaient ici depuis plus d'une journée et si un semblant d'organisation se mettait en place, leur permettant notamment d'accéder aux sanitaires, les nerfs n'en demeuraient pas moins à vif. Priam avait entendu un homme d'âge mûr supplier les criminels chargés de les surveiller pour écoper d'un méchant coup à l'arrière du crâne. Si l'énergumène qui l'approchait à grand-peine était surpris en flagrant délit, la sentence se révélerait plus dure. Cela n'empêcha pas le noble, aux habits imprégnés par la sueur, d'articuler, dans un murmure :
— Hé, tout va bien, petit ?
— Oui, et vous ?
Il acquiesça, non sans jeter autour de lui un certain nombre de regards peu rassurés.
— Dis-moi, tu es garde, c'est bien cela ?
Priam aurait parié son maigre patrimoine que cet homme ne lui aurait pas adressé la parole si les circonstances avaient été autres. Ce jour-là, rien ne semblait alerter, déranger, ni sa couleur de peau, ni son jeune âge.
— Oui.
Une conversation fut montée de toute pièce. L'inconnu ne partagea pas son nom, mais proposa plutôt une échappatoire. Un plan bancal auquel Priam adhéra faute de mieux. Il donna son accord avec la crédulité de son enfance qui polluait encore ses réflexions. Il voulait s'en aller, quitte à ne pas survivre à son audace.
Tout plutôt que de laisser la peur l'écraser, museler ses paroles, avorter ses gestes.
Le courage dont il fit preuve frôla l'inconscience, puisqu'avant même qu'ils aient mis à exécution les premiers termes de leur alliance branlante, un des gardiens les approcha.
— Pas un mot, par ici ! Silence, si vous ne voulez pas qu'on vous arrache la langue !
D'ordinaire, la menace aurait dissuadé Priam, mais il choisit cet instant pour demander à rejoindre les sanitaires. Il présenta l'inconnu comme étant son oncle et, après une dernière œillade qui balança entre eux, l'homme les accompagna jusqu'à la porte sans leur adresser la parole. Priam se releva pour de bon, vacilla, les pieds endormis d'être resté immobile des heures durant, et parvint à emboiter le pas du noble. L'odeur écoeurante de sa sueur lui monta aux narines. Il sentait la peur et Priam se consumait lui-même de terreur.
Rien ne leur confirmait que cet homme, qui s'improvisait gardien, les amène à destination. L'heure qui séparait entre deux saisies d'otages, qui ne se faisaient plus sans gémissements et supplications, ne s'était pas encore écoulée. Elle les sauverait peut-être.
L'homme qui les guidait ressemblait autant à un noble déchu qu'à un guerrier. Il s'engagea le premier dans les escaliers qui menaient au sous-sol. L'acolyte de Priam, qui portait sur ses épaules tous les espoirs déraisonnés de l'adolescent, lui fit payer son erreur. Emporté par la force du désespoir, il poussa des deux mains leur ennemi dans les escaliers. Celui-ci trébucha, mais parvint à se raccrocher à la rampe. La panique submergea le noble qui pivota pour détaler dans le sens inverse en bousculant le garçon sur son passage.
— Cours !
Priam obéit sans réfléchir. L'autre lui avait assuré qu'il savait ce qu'il faisait. Mieux, qu'il connaissait le Temple comme sa poche et qu'il connaissait une issue dissimulée. L'aide qu'il apportait à son prochain apparaissait comme un geste presque touchant.
En d'autres termes : trop beau pour être vrai.
Priam en eut la confirmation lorsque leur course les précipita vers l'une des principales salles de la bâtisse. Les otages arrachés aux différentes pièces du Temple se trouvaient juste sous ses yeux.
La vue de ces hommes alignés frappa Priam. Il comprit que le symbole de l'Episkapal n'était pas le seul visé. Les hommes qui dirigeaient Loajess à l'intérieur, ceux qui avaient le malheur de s'y trouver au mauvais moment, représentaient des cibles de choix pour ce qu'ils incarnaient, à savoir les piliers d'une noblesse vieille de plusieurs siècles. Ce pouvoir poussiéreux, ses instances et ceux qui y obéissaient, par désir ou par devoir, était pris pour cible.
Cette prise de conscience interrompit la course de Priam une seconde de trop. Il sentit la brûlure d'un regard posé sur lui, celui d'un de ces terrifiants guerriers, et sut qu'il était perdu. Son acolyte dut le sentir aussi puisqu'il bifurqua sur la gauche, entre les colonnes qui bordaient l'entrée de la bâtisse et détala à toute allure. Dans leur dos, l'ennemi gronda des ordres qui ne faisaient que confirmer l'évidence : ils étaient repérés.
Le sang de Priam pulsait à ses oreilles lorsqu'il reprit sa course. L'estomac vide, l'adrénaline prenait le relai pour le pousser à suivre le noble. Ce dernier trébucha dans les escaliers qui les menaient à l'extérieur, une issue discrète, car davantage utilisée par les employés de l'Episkapal. Lorsque les premières flèches furent décochées dans leur direction, l'homme plaqua son dos contre le mur, Priam à sa suite. Ils venaient de gagner un maigre répit. La respiration haletante, le plus âgé s'adressa à son allié de la dernière chance :
— É-Écoute, tu vas te pencher pour... regarder où ils sont... combien ils sont... Il... Il ne faut pas tarder, sinon les renforts vont arriver, ils vont... bloquer l'entrée... Compris, le môme ?
Priam acquiesça avec vigueur. Lorsqu'il approcha de l'extrémité du mur, il s'efforça aussi de taire les tremblements nerveux de ses bras. Son cœur martelait sa poitrine si durement que ses côtes le faisaient souffrir. Le souffle court, les yeux exorbités par la peur, l'adolescent se pencha pour entrevoir une maigre portion de l'entrée. Les nobles rassemblés devant la porte n'avaient pas été écartés, mais l'un ou l'autre avait saisi cette chance pour tenter l'escapade à leur tour. Leur audace avait été tristement récompensée, puisqu'il gisait sur les dalles immaculées. Alors qu'une flèche le manquait de quelques centimètres à peine, Priam s'écarta à nouveau pour articuler, faiblement :
— Ils... Ils ont abattu ceux qui se sont révoltés...
— Combien sont-ils ? le pressa son acolyte.
Priam savait que ces criminels n'hésiteraient pas à les abattre à leur tour. Pire, qu'ils étaient les prochains sur la liste. Après une journée confinés dans un espace clos, sans nouvelles de l'extérieur et au cœur d'une mission dont l'objectif précis échappait aux victimes, les bourreaux eux-mêmes perdaient patience.
— T-Trois, peut-être quatre. Je ne sais plus...
Le garçon sentit sa joue s'enflammer avant de comprendre qu'il avait été giflé. Le noble fulminait, l'écume aux lèvres :
— Tu es un garde royal, oui ou non ? Un peu de nerf, tu es censé me sortir de là, pas pleurnicher en attendant qu'on te descende ! Je suis riche, tu entends, plus riche que tu ne pourrais l'imaginer, alors sors-moi d'ici vivant et tu auras ton compte en or, en bijoux, en filles, en ce que tu veux !
Les mots perdaient de leur sens. La fatigue, la nervosité, la faim rendaient Priam fébrile. Le noble, qui avait profité de sa naïveté pour se servir de lui, pensait avoir affaire à un roturier, à un garçon qu'on avait arraché à sa misérable condition. Le jeune garde entendit un homme hurler de douleur à s'en briser les cordes vocales. Ce cri pétrifia Priam d'effroi.
— C'est ce qui nous attend si tu n'y mets pas un peu du tien, le môme !
L'adolescent se pencha à nouveau. L'ennemi gagnait du terrain et les flèches n'étaient que dissuasives. Elles leur permettraient d'atteindre sans dommages les deux otages qui auraient pu voler une arme à l'un des leurs. Il fallut quelques interminables secondes à Priam pour le comprendre et une seule supplémentaire pour mobiliser les réflexes acquis au terme de son entraînement.
— Ils sont cinq, à quinze mètres.
L'homme jura et, avant que Priam ne puisse réagir, il le poussa à découvert et bondit sur ses pieds pour fuir. Six enjambées, peut-être sept, lui suffiraient à atteindre la porte, à la repousser de toutes ses forces et à quitter cet enfer. Le noble ne pensait plus au jeune garde qu'il avait projeté devant lui en guise d'appât. Il n'y songea pas davantage lorsqu'une douleur aiguë traversa le haut de son dos. La souffrance aurait pu le paralyser, mais l'homme esquissa encore quelques enjambées maladroites pour finalement s'effondrer le long de l'issue. Avant qu'il ne s'écroule au sol, sa main avait tout juste effleuré la poignée de la porte. Une flèche l'avait cueillie entre la naissance de la nuque et le haut du dos.
Derrière lui, Priam se précipitait à son tour. Les flèches l'avaient manqué, mais si elles pleuvaient toujours, la course de plusieurs de leurs bourreaux résonnait à ses oreilles. Il comptait les mètres qui restaient à parcourir, les enjambées. Il ne voyait même plus le corps du noble qui s'était joué de lui, traversé par des spasmes incontrôlables. Main tendue vers la porte encore close, vers la promesse qu'elle délivrait, Priam ne respirait plus. Une flèche le cueillit dans son élan. La force de l'impact le jeta au sol où il étouffa une plainte. Face contre terre, il n'essaya même plus de se redresser, de poursuivre sa course, même en rampant. L'espoir venait de voler en éclats.
Un premier homme le rejoignit et, avant même de le retourner, empoigna le carreau à sa base. Enfoncé dans la chair de l'épaule, seule la pointe était profondément enfoncée. Sans délicatesse, il délogea la flèche de la peau et arracha à Priam un cri de douleur brut. Le sang affluait, il devinait sa brûlure tout autour de la plaie. L'adolescent se débattit, redoubla d'ardeur, comme si la souffrance lui avait rappelé l'importance de sa survie. Son agresseur l'immobilisa en s'emparant de son visage juvénile, la main serrée sur la mâchoire du garçon. La poigne était si dure que l'os menaçait de céder sous la pression. Les yeux de Priam roulèrent dans leur orbite. Une supplique au bord des lèvres, il aurait imploré la clémence de son bourreau, un géant aux allures de vagabond, s'il avait pu articuler quoi que ce soit.
— C'est un gamin, qu'est-ce que j'en fais ?
Un bref silence succéda à l'interrogation noyée par une voix rauque. Un deuxième homme, bien moins massif, le rejoignit. Loin de prendre en pitié le jeune garde, il lui jeta un regard noir, le nez froncé par le dégoût. Priam chercha à se redresser, avant que le premier appuie un genou sur son torse. Son poids lui coupa le souffle et envoya, dans les membres épuisés de l'adolescent, une décharge de douleur.
— Tue-le.
Puis, le second ajouta, un ton plus bas :
— Pour l'exemple qu'il a donné aux autres.
Le géant acquiesça et extirpa une dague de son étui. Il épargnerait au garçon une mort trop lente, trop bruyante, trop douloureuse. Pour l'exemple, comme l'avait mentionné son camarade plus précieux que lui, il aurait pu lui faire endurer une fin atroce. De celles qui s'éternisent si longtemps que le supplicié en vient à implorer la merci de son bourreau, qu'il en vient à supplier la mort de le prendre enfin. Des mises à mort aussi sanglantes marquaient les esprits et c'était tout juste ce que ces hommes souhaitaient. Priam était chanceux, car sa jeunesse lui épargnait le pire.
La pointe de la dague s'enfonça dans la peau, juste assez pour voir ruisseler un filet de sang. L'adolescent ferma les yeux assez fort pour ne pas avoir à contempler la mort. Son esprit se vida. La lame s'apprêtait à trancher la gorge en une seule incision, propre et bien faite, presque chirurgicale. Elle appliqua une première pression.
— Assez !
La voix souveraine qui avait aboyé l'ordre ajouta :
— Celui-ci vient avec moi.
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