Chapitre 30
Lyssandre était silencieux.
Le messager en face de lui, immobile sur le pas de la porte, dansait d'un pied à l'autre. Un haut-conseiller l'accompagnait et se permit de commenter :
— Cela ne pourrait pas plus mal tomber.
— La mort d'hommes ne survient jamais au bon moment.
Lyssandre avait tenté de tempérer le timbre de sa voix, mais un net agacement y perçait. Quelque part, une voix ténue dans sa tête tenait un discours fort déplaisant.
Voilà l'occasion rêvée de repousser le mariage.
— Une idée du coupable ?
Le silence qui s'éternisa fut évocateur. Le haut-conseiller précisa tout de même, au terme d'un long moment :
— Ce ne peut-être que lui.
— Je me souviens d'un temps pas si lointain où il n'était pas le seul à souhaiter ma mort, commenta Lyssandre.
Pourtant, il savait que cette manière d'opérer, cette attaque qui paraissait arbitraire et qui se révélait brillamment réfléchie, ne pouvait appartenir qu'à Amaury. Lyssandre réfléchit longuement, il imagina cette attaque du point de vue de son oncle. Pourquoi Halev ? Pourquoi maintenant ? Les réponses, d'apparences évidentes, se révélaient bien plus nuancées. Comme à son habitude, Amaury ne laissait rien au hasard.
— Il semblerait que ses hommes se soient retranchés dans le bâtiment principal de la façade nord de l'Episkapal. Nous pensons qu'ils tiennent en otage des hommes. La noblesse y était rassemblée pour signer les derniers documents du Traité et pour s'accorder sur ses clauses.
Les personnalités les plus éminentes de Loajess rassemblées en un même lieu. Cette fois, les courtisans n'étaient pas attaqués comme certains avaient été atteints lors de la dernière attaque sur Halev. La noblesse dispersée sur tout le territoire du Royaume était visée par cette menace dont personne ne connaissait le nom.
Dont le roi avait volontairement tu le nom.
Amaury en jouait, il se servait de cet anonymat désormais que l'île de Balm avait échappé à son contrôle. Il y avait fort à parier qu'il vagabondait depuis lors et qu'il n'avait plus rien à perdre. Certains de ses alliés avaient trouvé refuge dans les îles voisines, d'autres avaient clamé leur innocente et s'étaient réjouis de la venue d'Äzmelan. Le roi de Déalym leur offrait un répit supplémentaire. Lyssandre était trop occupé pour se concentrer sur l'arrestation de ces coupables. Seuls une demi-douzaine d'entre eux n'avaient pas réussi à s'échapper à temps du château de Balm et le double avait été compromis à la suite de cet épisode.
— Il n'y a aucune revendication jusqu'ici ? Notre ennemi ne peut pas se permettre de simplement prendre en otages les puissants de Loajess et attendre que je lui fasse une proposition.
Amaury était audacieux, pas sot.
— Pour l'heure, aucune négociation n'a débuté et les portes nous sont fermées.
Lyssandre avait mentionné une prise d'otages, mais il s'agissait en fait de la moins définitive des possibilités. La probabilité pour qu'Amaury ait simplement ordonné le massacre de ces hommes était importante. Tout dépendait de ses intentions et si Lyssandre se penchait sur la haine que son oncle vouait aux piliers du pouvoir royal, à savoir ces seigneurs sûrs de leur légitimité et de leur juste place, les chances pour qu'il les ait fait tuer s'accroissaient.
Un deuxième homme se faufila à l'intérieur du bureau du roi. Lyssandre l'avait envoyé faire le compte d'hommes mobilisés à Halev et ordonner l'envoi d'un effectif plus important. Il ne pouvait pas se permettre de désarmer le palais, pas alors que le mariage aurait lieu le lendemain et qu'une diversion aurait été une stratégie tout à fait pertinente du point de vue d'Amaury.
— L'ordre est donné, Sire, les hommes sont partis à l'instant. Il me faut cependant vous prévenir...
— Qu'y a-t-il ? le pressa Lyssandre.
— Votre cousin, le prince Priam, était à Halev aujourd'hui.
Le roi porta une main à ses lèvres. Il pressa ses doigts contre sa bouche pour taire une exclamation. Il ne fit pas immédiatement le lien entre le père et le fils, mais songea plutôt à l'adolescent. S'il n'avait pas montré de signe de vie, si personne n'avait eu le bon sens de le rapatrier, lui, un enfant, il ne pouvait être que prisonnier de l'Episkapal, lui aussi.
Le haut-conseiller prit la parole :
— Je me doute que l'instant n'est pas approprié, Sire, mais il me faut rappeler votre intention sur la cérémonie de demain. Dois-je annoncer que nous repoussons la date de votre union jusqu'à ce que la situation soit stabilisée, du moins à Halev ?
Lyssandre s'était tassé dans son fauteuil. Il porta une main à sa tempe, la deuxième à son front, et il frictionna son crâne douloureux. Une solide migraine brouillait ses pensées, toute sa lucidité. Il luttait contre une envie de se lever et d'hurler au visage du conseiller, de lui aboyer qu'il n'avait jamais été entraîné à occuper cette place, qu'il n'avait aucune idée de la conduite à adopter et qu'il ne savait pas comment agir. La situation était complexe, trop complexe pour qu'il puisse espérer la résoudre d'une seule décision. Pourtant, le temps jouait contre lui et les intervenants se multipliaient : Äzmelan, Amaury, Halev, les deux noblesses. Chacun jouait son rôle indépendamment de l'autre et il ne restait plus que le roi, au milieu de ce débâcle, pour s'acharner à sauver quelque chose de leur folie.
— Si je peux me permettre, Sire, le secret qui entoure votre oncle ne peut plus durer.
— Je le sais.
Il le savait, mais il n'avait pas eu le courage jusqu'ici. Désormais qu'il n'avait plus le choix, l'imminence du mariage lui ôtait l'occasion d'agir, d'admettre sa regrettable erreur. Le roi avait cédé à sa pire habitude, celle qui le poussait à fuir la réalité afin d'oublier jusqu'à son existence.
— Le mariage n'est pas...
— Le mariage aura lieu, le coupa Lyssandre.
Il se redressa tant bien que mal. Sa vision était trouble et étouffait, sous un épais brouillard, les voix, les visages, les intentions. Le roi choisit de les ignorer, de choisir seul, puisque ce rôle était le sien :
— Le mariage aura lieu demain comme prévu. Ne mentez à personne, taisez simplement le nom de mon oncle. Je me chargerai de le communiquer. Pour l'heure, annuler l'union de demain reviendrait à lui donner ce qu'il souhaite. C'est un ordre et j'en prends toute la responsabilité.
Lyssandre vacilla sur ces dernières paroles. Il ressentait, avec une précision glaçante, la manière dont le sol se dérobait sous ses pieds. Pierre par pierre, les remparts tombaient, l'avenir se dépouillait. Lyssandre, en baissant les yeux, ne contemplait plus que le vide.
***
Le silence de la foule d'invités glaça Lyssandre.
En dépit de la toilette somptueuse qui l'étranglait, le roi se sentait comme mis à nu. Drapé dans une sorte de solennité construite de toute pièce, il masquait la peur qui l'habitait.
Ou du moins une part suffisante de celle-ci pour ne pas ressembler à une proie traquée.
Dans un coin de la pièce, Calypso affichait un sourire encourageant. Un sourire un peu maladroit, parce que ses manières un peu bourrues étaient peu familières aux preuves d'affection. Elle était présente, comme elle l'avait été le jour du couronnement, et cela suffisait au roi. L'absence de Priam à ses côtés justifiait elle aussi les ombres qui rongeaient son visage. Nausicaa occupait une place non loin, comme pour entretenir l'illusion et pour faire barrière de son corps. Aucune ombre ne devait noircir ce tableau.
Lyssandre retint sa respiration lorsque la porte au fond de la pièce s'ouvrit. Son regard en épousa alors l'entièreté, des rangées de sièges, à l'épais tapis pourpre qui étoufferait le bruit de ses pas, en passant par les fleurs odorantes qui embaumaient l'air. La décoration était sobre, presque simple, er les invités avaient été vêtus de nuances pâles, mais jamais de blanc, couleur réservée à la future mariée. Loajess avait opté pour des ensembles très clairs, du bleu presque gris, du vert eau, en passant pour les roses les plus délavés, tandis que Déalym se distinguait grâce à ses excentricités.
Apparurent alors deux silhouettes. La première, massive, se découpa dans l'encadrement de la porte. Äzmelan guidait sa fille, Miriild, entre les sièges installés de part et d'autre de l'allée centrale. Le chemin était tout tracé et la princesse, vêtue de blanc, ressemblait plus que jamais à un agneau que le roi mènerait jusqu'à l'autel.
Jusqu'au sacrifice.
Un murmure s'éleva. Chacun y allait de son commentaire. On s'extasiait devant la beauté de l'instant, de celle de la princesse, on regrettait la précipitation dans laquelle l'union avait été organisée, on critiquait ouvertement chaque détail. Du visage de Miriild, qui se rapprochait encore de celui d'une enfant avec ses rondeurs agréables, cette tendresse cachée au creux de ses joues, de son menton rond, de ses grands yeux gris. De ses cheveux noirs, trop noirs, tout comme sa peau dont la couleur brune était soulignée par sa robe tout en dentelle blanche. Ses mèches avaient été entortillées, tirées en arrière dans un chignon compliqué, mais esthétique. Même les rondeurs de son corps, que la coupe de la robe flattait, étaient sujettes aux remarques acerbes des jaloux. Le corps était celui d'une adulte, là où le visage appartenait encore à l'adolescence, figé à un instant où il refusait de vieillir. Cette allure juvénile renforçait l'image qu'elle renvoyait, celle d'une brebis entraînée malgré elle vers l'autel du sacrifice.
La reine de Déalym était assise au premier rang, ses mains décharnées crispées sur sa robe. Elle n'avait nourri aucun effort en termes de goût et sa mine décomposée ne laissait pas suggérer qu'elle mariait sa fille. À Déalym, la tradition voulait que les deux parents accompagnent leur enfant jusqu'à l'autel. La reine avait manifestement rejeté cette coutume et refusé l'honneur de mener sa fille jusqu'au roi de Loajess. Refusait-elle ce mariage ou le seul fait que Lyssandre appartienne au Royaume voisin ? Depuis qu'ils avaient passé la frontière, la reine n'avait accepté aucune proposition, aucune offre, et n'avait pas tenté de s'intégrer aux festivités. Lorsque Miriild entra dans la salle du trône au bras d'Äzmelan, elle ne se retourna même pas. Elle enfonça ses ongles dans l'étoffe vieillie de sa robe.
En tout point identique à celle qu'elle avait porté, vingt ans plus tôt, lors de son propre mariage.
Enveloppée dans son innocence, dans la douce candeur qu'elle inspirait, Miriild gravit les quelques marches qui l'éloignaient encore de son promis. Äzmelan l'abandonna au pied des marches, comme un négociant tendrait une marchandise au plus offrant. Il la laissa poursuivre seule jusqu'à ce qu'elle s'immobilise face au roi. Elle planta ses yeux gris dans ceux du jeune homme et ce contact dénué de paroles parut plein de sens. Un sens que Lyssandre ne sut saisir.
Déjà, le prêtre s'avançait pour s'adresser à la foule plus qu'aux deux concernés. Lesdits fiancés n'étaient déjà plus que des spectateurs passifs de leur union et sans doute l'avaient-ils toujours été.
— Noblesse de Déalym, noblesse de Loajess, vous représentez aujourd'hui le peuple des deux Royaumes réunis. Vous êtes le cœur palpitant de ces deux nations, les puissants parmi les puissants, le pouvoir au service des coutumes, de l'honneur, de toutes les valeurs que vous transmettrez à votre descendance.
Le vieillard cilla, puis humidifia ses lèvres parcheminées du bout de sa langue. Il vacilla et Nausicaa, aux premières loges, s'attendait à le voir basculer en bas des marches d'un moment à un autre.
Lyssandre croisa à nouveau le regard de Miriild. Elle lui ressemblait, dans son malheur.
— Les plus prometteurs d'entre vous, jeunes, vigoureux, à même de perpétuer le poids de la tradition et de la paix, se tiennent aujourd'hui devant vous. Il leur incombe de donner à la réconciliation de nos deux Royaumes une valeur inaliénable. Cette union est la première qui s'apprête à lier Loajess et Déalym. Elle ne pourra être rompue qu'à la mort d'un des épousés, sinon les deux. Quiconque trahira l'alliance sacrée qui fera de Miriild de Déalym la reine de Loajess sera immanquablement puni de mort.
Ce n'était pas uniquement un mariage qui était célébré, ou même l'avènement d'une reine. Il y avait de cela, bien entendu, mais la cérémonie solidifiait aussi le Traité signé une semaine auparavant. La seule chose qui permit à Lyssandre de garder la tête haute fut un nom, un visage, une ambition : Amaury. En assistant à cette cérémonie, en acceptant d'être manipulé comme un pion, le jeune roi espérait piéger son oncle à son propre jeu. N'en déplaise à l'attaque lancée la veille sur Halev.
Un homme approcha, un coussin en velours entre les mains. Y reposaient deux couronnes et deux bagues. Lyssandre fut appelé à coiffer sa tête de la couronne sertie de joyaux et il obéit aux paroles prononcées par le prêtre :
— Déalym offre à Loajess une nouvelle reine. Longue vie à la reine !
Dans un écho peu unanime qui se dissipa très vite, la foule des invités reprit l'exclamation. La couronne, véritable chef-d'œuvre de joaillerie, coiffait désormais la tête de Miriild. Celle-ci avait gardé le visage incliné vers le sol, dans une posture sans doute plus résignée qu'humble.
Le sacrement du couronnement précédait celui du mariage dans un enchaînement étrange, superficiel. Pourtant, Lyssandre fit à nouveau face à Miriild pour se plier à la lettre aux directives du prêtre. Il les invita à se désaltérer d'une boisson épaisse, semblable à du miel, mais plus épais encore. Un nectar dont le sucre collait la langue de Lyssandre à son palais. Cette tradition, venue de Déalym, représentait le mélange culturel désiré par les deux Royaumes, et débattu par les mêmes protagonistes. Le sucre redonna aux joues de Miriild la couleur qu'elles avaient perdu.
Sous le silence religieux de l'assemblée, la voix du vieillard, traînante, monocorde, résonna jusque dans les fondations de la pièce. Lyssandre en ressentit les échos jusque dans ses os.
— Lyssandre Sahel Loen de Loajess, faites-vous serment d'honorer votre épouse, de la chérir, de la servir comme vous vous êtes engagé à servir Loajess, jusqu'à ce que la mort vous libère desdites promesses ?
— J'en fais le serment.
Et ces mots lui éraflèrent les lèvres.
La main de Miriild tremblait tant qu'il eut toutes les peines du monde à glisser la bague à son doigt. Sa voix ne se fêla pas lorsqu'elle prononça, à son tour, le même serment. Elle fit preuve de courage et Lyssandre le pensa lorsqu'il fit face à la foule figée dans l'attente. Il croisa le regard d'un homme plongé dans l'ombre d'une haute colonne, le dos pressé au mur comme s'il souhaitait y disparaître.
Cassien assistait à la cérémonie. C'était bête, profondément injuste aussi, mais Lyssandre avait failli l'oublier. Le chevalier n'était pas de ceux qu'il pouvait occulter comme tant de ses responsabilités. Il feignait l'indifférence avec tant de talent que le roi était tenté d'y croire. Il aurait pu se laisser convaincre s'il n'avait pas aperçu, derrière le voile des apparences, l'empreinte d'une déchirure.
Cassien recevait le coup de grâce à ce moment même.
Ou plutôt le reçut-il lorsque le prêtre officialisa l'union et que les deux époux eurent, l'un pour l'autre, le premier geste symbolique :
— Au nom des pouvoirs qui me sont octroyés, en vertu de la paix et du Traité, je vous déclare unis par les liens sacrés du mariage. Mari et femme, roi et reine, jusqu'à ce que la mort vous sépare.
Lyssandre se détourna, cessa d'observer la foule qui lui renvoyait en plein visage la vision qu'il leur imposait. Il se voyait, démuni, impuissant, dans leurs yeux, et c'était plus insupportable encore que le jugement et le mépris.
Du pouce, le roi essuya le sucre qui brillait sur la lèvre inférieure de Miriild, reste du breuvage qu'ils avaient tous les deux bu. Lyssandre lui offrit un triste sourire auquel elle ne put répondre avant qu'il ne dépose, sur ses lèvres, un baiser qui se présentait comme une excuse.
Vous l'attendiez avec impatience, ce moment, non ? Allez, vous pouvez me le dire maintenant, vous êtes tous comblés que Lyssandre trouve enfin chaussure à son pied ? Bon, d'accord, j'arrête. Mais est-ce que ce mariage entravera complètement notre jeune roi ou y trouvera-t-il son compte ? Au fait, que pensez-vous de Miriild ?
Bonne fin de journée !
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