Chapitre 3
Cassien écarta le pan humide de sa tente.
Dehors, l'aube se levait à peine. Le soleil filtrait à travers les feuillages des arbres et inondait la forêt de ses rayons. Tout paraissait paisible, ce matin.
Arkal connaissait rarement un tel silence.
Cassien retint son souffle. L'air se bloqua dans ses poumons et, avant même qu'il eut fait un pas dehors, les méandres de sa mémoire se rappelèrent à lui.
Un fragment du passé le heurta.
Le silence se rompit. La forêt mugit et les hommes hurlèrent.
Le combat pouvait commencer. De l'autre côté de la frontière, à peut-être cinq cents mètres, l'ennemi. Il n'y avait plus rien d'autres. Avec les prémices de la bataille se précisaient la peur, parfois l'excitation, la précipitation.
Puis, les premières victimes.
Les corps des deux camps se mêlaient jusqu'à ce qu'il soit impossible de les distinguer les uns des autres. Les plus empressés furent abattus et le sang se mêla à la terre, en réanima l'essence.
— Soldat !
L'intéressé, celui qui n'avait rien d'un chevalier, se tendit. Il esquiva de justesse la lame ennemie. Sa jambe se tordit, le muscle émit une plainte qu'il étouffa en mordant sa langue. Du coin de l'œil, il devina le corps d'un camarade fauché dans une gerbe de sang.
Brusquement, il recula d'un pas.
Une pluie fine humectait la terre et se mêlait au sang.
Le massacre avait commencé et il restait encore des dizaines, des centaines de soldats ivres de douleur, de vengeance, de gloire. D'un côté comme de l'autres, ils étaient encore nombreux à réclamer leur dû, à brandir leur vie comme un trophée pour espérer résister quelques secondes de plus. Pour finalement être abattu froidement quelques mètres plus loin.
Cela ne faisait que commencer. Les cris résonneraient encore longtemps, la violence se transmettait d'homme en homme, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un seul. Jusqu'à ce que les deux derniers se soient entretués et que la pluie ait effacé toute trace de sang.
Autour du soldat, ils se comptaient par dizaines encore debout. Alors d'où lui venait ce sentiment d'être seul au monde ?
Cassien gronda. Il ferma les yeux pour balayer ce souvenir. Une image quelconque, comme il en avait vue un nombre incalculable en six années de service. Une de ces images qu'un lieu tel qu'Arkal pouvait raviver.
Le chevalier serra les dents, absorba le choc. Il avait essayé d'oublier, de repousser cette réalité à la frontière de son esprit. Au palais, il avait cru y être parvenu. Peut-être était-ce la présence de Lyssandre à ses côtés, les souvenirs heureux dont il formait l'écrin, mais les cauchemars, les visions infames de son esprit, s'étaient atténués.
Un lieu gardait prisonnier les souvenirs qu'on lui laissait. En quittant Arkal, Cassien avait enterré une part des traumatismes en ce lieu. En y remettant les pieds, il embrassait ce fardeau, intact, identique à celui qu'il avait jadis déposé. Il avait presque oublié à quel point c'était insoutenable.
Cassien esquissa un pas prudent à l'extérieur. Il pouvait presque entendre les os de ses camarades tombés au combat craquer sous sa semelle.
— Chevalier.
Plongé dans ses pensées, il n'avait pas entendu son interlocuteur approcher. Il sourcilla. C'était pour le moins inhabituel. L'homme qui venait de le saluer n'était pas un simple soldat, un coup d'œil suffisait à le constater. Un uniforme parfaitement repassé, des cheveux lavés de la veille, mains propres et intactes. Cassien savait reconnaître l'un des siens et l'inconnu n'était pas de ceux-là. Il appartenait à la noblesse et devait commander les simples soldats à la mort. Une place privilégiée, qui l'éloignait des fins sordides de ses subalternes. Le chevalier le détailla un instant et le visage placide qui s'offrait à son regard, ces traits flasques, n'étaient pas congestionnés par la peur, brisés par l'effroi. Cet homme n'en connaissait rien.
— Monsieur. Vous me cherchiez ?
— Pas exactement, mais il me semble que vous êtes difficile à approcher. Un soldat parvenu à gravir les plus hauts échelons, c'est à faire verdir de jalousie n'importe lequel d'entre nous.
— Vous n'êtes pas simple soldat, rétorqua Cassien, sans élever la voix.
La majeure partie du campement dormait encore, mais la paix s'en était allée. Le chevalier se savait sur la défensive, dirigé par une émotion qu'il ne contrôlait pas. Ces nobles venus jouer à la guerre et qui repartaient en héros, comme s'ils avaient véritablement risqué leurs vies pour ramener le triomphe pour saluer leur bravoure, il les avait haïs. Il les haïssait toujours.
— C'est vrai, mais je n'en suis pas moins un guerrier.
— Quelles batailles ?
Il les cita, une à une, avec une précision glaçante. Des dates, des lieux, des régiments. Cela ne signifiait rien. Chaque bataille apportait son lot de pertes et les victoires avaient un goût de défaite. Lyssandre l'avait exprimé mieux que son amant ne le ferait jamais. Même au palais, ce triomphe significatif, historique, se payait au prix du sang. Cela n'avait rien d'un exploit à saluer.
Cassien affichait une neutralité parfaite, en dépit des cernes qui alourdissait son regard et de la fatigue qui creusait son visage. Ce n'était pas tant le poids des responsabilités qui l'accablait, mais l'âme qui hantait Arkal.
Le chevalier songea que si cet homme se révélait capable de citer les batailles, alors il n'avait pas suffisamment combattu. La plupart des soldats en étaient incapables. Cassien avait survécu à trop d'entre elles pour que son esprit les distingue les unes des autres.
Il acquiesça sèchement. Rien ne l'obligeait à faire la conversation à ce noble irréfléchi et dont le goût du risque justifiait la longévité du conflit.
— Vous avez les mains trop propres pour un soldat, articula-t-il.
Le soldat sentit la lame glisser sur sa peau et l'entailler. Cela ressemblait presque à une caresse, à une main qui effleurerait sa peau. Son sang battait dans ses veines si violemment que son fracas couvrait les cris. Il n'entendit plus rien d'autres.
Il envoya ses jambes heurter celles de son adversaire. Le solide gaillard n'avait pas de visage, rien qu'une identité malveillante qui le détruirait à la première occasion. Le soldat cueillit son visage de son poing libre. Les phalanges étaient meurtries, mais n'épargnèrent pas la mâchoire de l'ennemi.
Un coup, encore un.
Sonné, l'opposant gisait dans les flaques de boues. À un pas, un des siens gisait, la face enfoncée dans la fange. Cette vision parut réanimer les ardeurs de l'autre qui s'agita. Une giclée de crasse atteignit le soldat de Loajess en plein visage. L'éclaboussure pénétra dans sa bouche, dans ses yeux. Aveuglé, il recula. Un coup en pleine poitrine le déséquilibra et le jeta à terre à son tour. Il accusa les coups, frénétiques. Son adversaire avait égaré sa dague, lui aussi, à moins qu'il ne désire réduire sa figure en bouillie avant de l'achever.
Un hoquet coupa le souffle du soldat qui roula au sol. Du sang coulait le long de sa lèvre fendue, à moins qu'il ne s'agisse de boue. La pluie fine qui tombait lui rafraîchissait les idées. D'une torsion, il parvint à extraire de sous le cadavre une dague couverte de sang. Son adversaire venait lui aussi de s'armer d'une arme qui manqua de peu de l'épingler au sol. La lame se contenta de dessiner une entaille sanglante au niveau de l'épaule.
Quelques gouttes de sang s'écoulèrent.
Elles appartenaient à l'ennemi. L'adversaire s'était redressé de toute sa taille. Trop lourd, trop lent, il n'avait pas pu se déporter assez vite sur la gauche. La lame du soldat qu'il affrontait s'était logée en pleine poitrine. À bout de souffle, celui qui occuperait un jour le rôle de chevalier étreignait presque son opposant. Emporté par la vitesse de son coup, le ventre pressé contre celui de sa victime, il recueillit son dernier soupir.
Les sons revinrent, redoutables d'intensité. Les sensations se rappelèrent à lui. La douleur se localisa sur son visage qu'il tâta avec précautions, sur son épaule qui ruisselait de sang et qu'il n'épongerait que plus tard. Les cris résonnèrent, de même que le son des lames qui tranchent, qui fendent, qui déchirent.
L'aube se teintait d'hémoglobine. Le jour se levait sur la ruine des hommes.
Le soldat se saisit de l'arme que sa victime tenait toujours, étranglée entre ses doigts. Il la serra à son tour, si fort que ses jointures blanchirent. Ses scrupules s'en étaient allées. Il ressentait à peine la peur, il épousait à peine la douleur. Le soldat avait conscience de n'être qu'un pantin bien docile, une marionnette efficace et silencieuse.
Il n'y avait qu'ainsi que la souffrance s'éteignait.
Ne restait plus que le soldat vide, creux, absent, façonné par le son des os qu'on brise, du sang qu'on déverse, de l'agonie qui se lamente.
Le soldat se pencha pour extraire de la poitrine de sa proie sa dague et se redressa.
Déjà, un autre fendait sur lui pour l'abattre. Il envoya un poignard dans sa main et lui rendit la politesse. Son opposant s'étouffait bientôt dans son propre sang, la gorge tranchée. Son meurtrier n'admira même pas son agonie.
Il y en avait d'autres, à tuer, et il semblait être né pour cela.
Cassien pénétra dans la vaste tente qui avait été dressée au centre du campement. De la paperasse s'y amassait et il fallait s'y atteler. Le chevalier s'y plia, ne serait-ce que pour se complaire dans l'impression d'être utile autrement, sans verser de sang, sans comptabiliser les morts. Pour au moins se vider l'esprit.
Pour fuir le sentiment qui le prenait à la gorge.
Celui de mourir pour toutes les fois où il n'était pas mort.
Cassien n'avait pas tenu le palais informé des nouvelles les plus fraîches. Déalym avait promis d'envoyer quelques ambassadeurs à Loajess. Cette décision représentait une avancée majeure, puisqu'en cent-vingt ans de guerre, la frontière n'avait jamais été franchie par des civils. L'intention d'Äzmelan demeurait nébuleuse, trop honorable pour que le chevalier n'imagine pas un piège derrière cette apparente volonté de paix. Le campement attendait la venue de ces hommes avant la tombée de la nuit.
La journée qui s'annonçait promettait d'être mouvementée, mais si tout se déroulait comme l'espéraient Cassien et les autres personnalités éminentes qui surveillaient la situation de près, les deux Royaumes franchirent un nouveau cap. La progression était incertaine, les deux camps fonctionnaient à l'aveugle. Il y avait trop longtemps que la diplomatie n'était plus apparue comme une priorité que le moindre faux-pas menaçait de replonger les deux nations dans le chaos. Un sursaut et la violence se déclarait à nouveau.
Sur la plume, les doigts de Cassien se raidirent. Il ne supporterait pas que la guerre reprenne après avoir connu l'illusion de la paix. Il lui faudrait bien des années pour soigner les batailles incessantes qui faisaient rage en lui, alors il fallait que cela cesse pour de bon.
Un homme pénétra dans la tente et s'immobilisa sur le seuil. Le visage pâle et les tremblements irrépressibles de ses membres renseignèrent Cassien sur la nouvelle qu'il amenait. Il pensa à Lyssandre, à Amaury, à un nouvel attentat. Il y avait longtemps que le vieil oncle ne s'était plus manifesté et l'ancien soldat savait de source sûre que cela n'avait rien d'encourageant.
D'une voix blanche, le chevalier s'entendit demander :
— Qui ?
— Les ambassadeurs.
Cassien accueillit son soulagement sans en rougir. Lyssandre était sauf, rien ne signifiait plus que ce constat. La réalité ne tarda pas à lui prouver qu'il se méprenait.
— Ils ont disparu entre Déalym et le campement, acheva le soldat, d'une voix chevrotante.
Le soldat était toujours debout.
À ses pieds, l'amoncèlement de cadavres se dessinait avec précision. Il distinguait les expressions, figées dans l'effroi, découpées par la douleur.
Cette fois, il était bel et bien seul.
Quelques gémissements d'agonie s'élevaient encore, au milieu du silence.
La mort se traduisait sous toutes ses formes. Des gorges ouvertes, des visages réduits en bouillie, des corps calcinés par ceux qui nettoyaient déjà le champ de bataille, et du sang. Tant de sang que la pluie ne parvenait pas à rincer le sol de l'ardeur des combats. Le soldat étouffa une plainte dans son point. Il lâcha ses armes, il lâcha prise.
Ce jour-là, il se résolut à abandonner son nom.
Ce soldat se nommait Cassien.
Courage à tous pour ce nouveau mois de confinement et prenez soin de vous <3
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